dimanche 19 décembre 2021

C'était juste un tweet

 


Ce jeudi 16 décembre en fin de matinée, nous avons appris par un tweet de la MAI (Mission de l’Adoption Internationale) qu’une mission de travail allait être mise en place au premier trimestre 2022 sur les adoptions illicites à l’étranger.
Un tweet de quelques mots et un enregistrement de 45 secondes.

Il est nécessaire de remettre dans le contexte cet enregistrement issu du débat public au sénat de la loi sur la protection de l’enfance. (Protection des enfants, procédure accélérée).

Madame Michèle Meunier demande un rapport sur la pénurie des familles d’accueil et désire alerter sur le déficit d’attractivité du métier d’assistant familial, Adrien Taquet lui répond par un avis défavorable en lui disant que la DRESS mène une grande enquête et que les résultats seront publiés fin 2021, début 2022. Madame Michèle Meunier lui répond : 

— Très bien. 

Et c’est là que tout devient incroyable, Adrien Taquet reprend la parole et dit : 

— Je pensais que vous alliez défendre un amendement sur l’accès

aux origines…….

Madame Michèle Meunier répond :

— Article 45 !

Adrien Taquet continue comme suit : 

— Sachez que sur les adoptions illicites à l’étranger, nous mettrons en place, avec les ministères de la Justice et des Affaires étrangères, une mission de travail au premier trimestre 2022, sur le modèle de ce qui avait été fait pour les enfants de la Creuse, afin d’apporter des réponses à ces enfants devenus grands désormais »

C’est par l’enregistrement de cet échange ubuesque que nous avons appris la mise en place d’une enquête sous la forme d’une mission ministérielle sur les adoptions illicites.
Que s’est-il passé pour qu’Adrien Taquet aborde soudain le problème des adoptions illicites qu’il avait soigneusement contourné lors des débats sur le projet de loi sur l’adoption les 20 et 21 octobre dernier au sénat?
C’était comme s’il se tapait le front de la main en disant : «Mince ! J’oublie toujours de vous en parler, mais là, pendant que j’y pense, il faut que je vous dise, au fait, pour les adoptions illicites, on va faire quelque chose ! »
Plus je me le répète, et plus je me dis qu’on a de la chance qu’il y ait soudain repensé.

Vous imaginez qu’il soit ressorti de la séance et qu’en arrivant chez lui, soudain en se brossant les dents avant de se mettre en pyjama, il se doit dit : "Et merdouille de merdouille, ça m’est encore sorti de la tête pour l’enquête sur les adoptions illégales !!! “
Plus je regarde le tweet et plus je me dis qu’on l’a échappé belle. On a vraiment eu du bol que ça lui soit subitement revenu hier soir .
Je me demande vraiment ce qui a pu se passer pour que ça lui revienne à ce moment-là, le moment où tout le monde dort et où même en imaginant qu’on ne dorme pas, on est plutôt devant une série Netflix que devant la retransmission d’un débat public au sénat.
J’ai regardé le tweet plusieurs fois pour être certaine, pour me persuader que malgré une réponse qui ne répondait pas à la question et qui arrivait hors contexte, c’était bien la réponse que nous attendions depuis trois ans, mais qu’elle arrivait très discrètement sans se faire remarquer, juste un petit tweet, un cui-cui. 

Et après, j’ai pleuré.
Je n’ai fait que sangloter durant toute la journée et une partie de la nuit.
J’ai immédiatement compris que cette première victoire avait un goût amer.
Je n’avais jamais envisagé quelle serait ma réaction le jour où j’apprendrais qu’enfin ‘ils’ ouvraient une enquête, mais je crois que dans le fond j’étais certaine que je serais heureuse alors que jeudi, c’était exactement le contraire, tout le malheur du monde m’est tombé sur les épaules. 

La nausée de ces vies foutues que jamais rien ne pourra réparer.
L’image d’un fléau.
Nos vies sacrifiées.
Il n’y avait rien à fêter, car il n’y aura plus jamais de fêtes. 

J’ai tellement pleuré que Jno est venu me dire : 
 — Ne me laisse pas tomber maintenant.
Je lui ai dit qu’il n’y aurait jamais de victoire, seulement un espoir de reconnaissance.
Je lui ai dit :
— Crois-tu que les Arméniens ont fait la fête et lancé des cotillons le jour où la France a reconnu le génocide de leur peuple ? ‘ 
Après, je me suis souvenue avec horreur qu’entre le jour où l’ONU avait reconnu le génocide arménien ça avait encore pris seize ans pour que la France vote la loi et ça ne m’a pas calmée. 

Combien de temps encore pour pouvoir enfin entendre des excuses ?
Combien de réponses hors contexte ?
Combien de ‘Bon sang, j’allais oublier de vous dire!’ ?
Combien de sacrifices encore dans nos vies bousillées ?
Combien de tweets ?


mercredi 15 décembre 2021

Aurélien



Aurélien est venu nous voir. 

Il m’avait annoncé son intention de venir nous voir l’année dernière et puis je n’avais plus eu de nouvelles. Je ne lui avais rien demandé, j’avais attendu qu’il revienne vers moi. 

Aurélien, c’est une histoire de petits bracelets –, ceux qui ont lu Titania, le reconnaîtront –, mais c’est bien plus qu’une histoire de petits bracelets, c’est l’histoire d’un frère et d’une sœur volés à leurs parents dans la campagne sri lankaise, c’est l’histoire d’un trafic immonde qui nourrissait l’adoption internationale sous couvert de bonnes intentions et sous couvert d’autres intentions bien moins louables et bien plus criminelles. 

Aurélien ne s’appelle pas Aurélien. 

Il ne s’appelle Aurélien que dans Titania puisque j’ai choisi de rebaptiser tous les personnages qui se situent en France, mais de laisser leurs noms véritables aux crapules et aux criminels sri lankais qui ne méritent pas d’être protégés même morts et surtout encore vivants pour les rares qui le sont encore. 

Au moment où j’ai écrit le passage sur Aurélien et les petits bracelets, je lui avais mis un message pour lui demander quel nom il aimerait porter dans mon livre – je réalise que c’est le seul auquel j’ai demandé de choisir son pseudonyme –, il m’avait dit qu’il allait réfléchir puis là encore, n’avait pas donné suite. J’avais alors pris seule la décision de le baptiser Aurélien, ce prénom à l’allure impériale et romaine lui allait bien. Aragon n’était pas loin non plus. C’est ce que j’avais décidé sans jamais avoir rencontré Aurélien, mais il y avait dans ce choix des concordances qui me convenaient. 

Il y a quelques mois, Aurélien est revenu me mettre des messages. Lors de ces échanges, je lui ai appris qu’il s’appelait Aurélien dans «Titania» et cela a semblé lui convenir. J’étais tout de même inquiète à l’idée qu’il déteste ce prénom, mais il n’a rien objecté. Je me suis sentie rassurée tout en repoussant l’idée qu’il était peut-être extrêmement poli en ne commentant pas mon choix. 

Et puis, il m’a dit qu’il allait venir nous voir, que cette fois-ci, il était décidé. 

C’était au début de ce mois. 

Aurélien était devant notre porte, souriant. Un beau garçon.

Nous avons passé la journée ensemble à l’écouter se raconter, nous raconter tout ce qu’il analysait sans cesse avec justesse et délicatesse. Il parlait sans freins et sans filtres comme si nous nous connaissions et que des années de confiance nous assuraient de nous comprendre. Ce n’était pourtant que quelques heures et cela a fonctionné en années. 

Et puis il a regardé l’heure et nous a dit, il faut que j’y aille. 

Il s’est levé pour aller reprendre son manteau et c’est à ce moment-là que les consignes sanitaires m’ont sauvée d’un moment que je n’aurais pas su contrôler si je ne m’étais pas souvenu qu’il ne faut surtout pas s’embrasser ni se prendre et se serrer dans les bras. 

Les gestes barrières m’ont permis de rester à distance de mon émotion et de lui envoyer ma tendresse du bout des doigts. 

Salut, Aurélien. 

À très vite.  


 

lundi 22 novembre 2021

Les mots bleus


Les mots bleus. Huile sur toile.
Dimanche soir, 17 h 30, fin d’expo.
Les artistes pressés sortent les sacs de plastique bulle et timidement remballent leurs œuvres. 
J’ai promis de respecter l’horaire fixé à 18 h et je patiente, fatiguée, devant mes peintures quand une visiteuse se place face à moi.
— Celle que vous avez appelée «Les mots bleus», elle est magnifique. Et puis «?Les mots bleus?», c’est ma chanson préférée. 
Je ne sais pas quoi répondre comme à chaque fois que l’on vient me parler de ma peinture, j’ai l’impression de ne plus rien savoir en dire. Alors je ne réponds que, oui et je précise :
— C’est aussi ma chanson d’amour préféré. 
Et j’ajoute aussi que c’est Jean-Michel Jarre qui l’a écrite. Je le précise toujours, car même si j’aime énormément Christophe, j’aime rappeler que l’auteur de ce texte magnifique, c’est Jean-Michel Jarre. D’ailleurs ma dame en question marque un temps de surprise et me dit :
— Oui, Jean-Michel Jarre, c’est un grand compositeur. 
J’ai donc reformulé ma phrase.
— Oui, mais pour «Les mots bleus», c’est lui qui a écrit les paroles. 
Et la dame a continué à me parler debout face à moi, ses yeux plantés dans les miens. Elle m’a raconté sa vie pendant une demi-heure, sa vie de professeur de danse classique, ses amis dans le milieu du cinéma, car elle a aussi fait beaucoup de figuration. Je ne disais presque rien, j’acquiesçais et je la regardais. C’était une très jolie femme arrivée à la soixantaine de sa vie, je me suis dit qu’on devait être contemporaine. 
Je l’écoutais en la détaillant au fil de son récit, elle avait toujours une allure de danseuse et ses longs cheveux gris balayaient son dos tandis que des pendentifs d’oreille colorés tentaient de s’échapper des élastiques de son masque. 
Soudain, elle est redevenue grave et tendant le bras vers ma peinture, vers «Les mots bleus» a lâché :
— J’ai perdu mon fils l’année dernière. Il avait quarante ans, il est mort dans son sommeil d’une crise cardiaque. 
À partir de là, je me suis sentie perdue. 
J’ai continué à l’écouter me raconter son fils, me raconter sa douleur de mère, me raconter son combat pour faire reconnaître la responsabilité du corps médical dans la mort de son fils. 
Elle était calme et triste, mais elle n’était pas résignée. Dans sa douleur, elle était magnifiée. 
Elle m’interpellait.
— Si vous saviez comment on peut se retrouver seuls dans notre douleur de parents. La famille n’ose plus nous parler, ils nous laissent seuls. Ce n’est pas possible pour des parents de perdre un enfant, c’est la pire des douleurs, c’est insupportable et quand je regarde votre peinture, j’ai l’impression qu’elle dit tout cela. 
Elle s’est soudain reprise et m’a dit :
— Je ne devrais plaquer tout cela sur votre tableau, car les raisons qui vous ont poussée à le peindre vous appartiennent. 
Je ne suis rien arrivée à répondre et de toute manière elle n’attendait pas de réponse.
Elle m’a parlé de sa mère qui était artiste peintre et elle m’a de nouveau raconté son fils qui portait le nom d’un portrait dans la littérature. 
Elle m’a reparlé de son combat et m’a dit en me quittant :
— C’est la seule chose qui me tient en vie, c’est mon combat, je veux faire reconnaître les erreurs qui ont provoqué sa mort et je ne lâcherai jamais, j’irai jusqu’au bout quoiqu’il en coûte. 
Et elle m’a remercié de l’avoir écoutée. 
Elle est repartie de sa jolie démarche fière, ses longs cheveux dansaient le long de son dos.
Il était 18 h. 
C’était l’heure.
J’ai remballé «Les mots bleus» en me demandant pourquoi elle m'avait choisie pour me confier toute sa douleur. 

lundi 8 novembre 2021

Écrire

 

Philippe Besson, De là, on voit la mer, éditions Julliard, p 40

«Elle s’apprête à retourner écrire. À renouer avec la folie d’inventer des mensonges en espérant que les gens y croiront.» 

Ces deux phrases se trouvent à la page 40 du roman «De là, on voit la mer» de Philippe Besson. Et Philippe Besson fait dire à Louise, l’écrivaine de «De là, on voit la mer» qu’écrire c’est inventer des mensonges et surtout avoir la folie d’espérer que des gens y croient. Là, il ne faut pas être dupe, il écrit que c’est Louise qui le dit, mais on a tous compris que c’est Philippe Besson qui s’amuse à raconter cette folie d’inventer des mensonges et de les écrire. 

C’est cette folie que nous aimons et c’est pour vivre cette folie que nous écrivons, c’est pour ressentir ce plaisir d’aller à la frontière du mensonge, les inventer un peu, mais pas trop et se demander ensuite jusqu’où les gens vont nous suivre.
Cette folie qui consiste à mélanger plusieurs personnes dans un seul personnage de fiction pour en faire son personnage idéal, celui qu’on ne croisera jamais, celui qui ne nous a jamais fait l’amour, mais qui nous l’a fait un peu tout de même et sans doute bien mieux que dans le récit d’une vraie vie puisque grâce à l’écriture, nous avons tout maîtrisé de bout en bout, ce qui est – il faut le reconnaître –, totalement impossible dans la vraie vie, celle que nous n’écrivons pas. 

Cette merveilleuse liberté plus enivrante qu’un verre de whisky n’existe que dans l’écriture d’une fiction où tout est vrai puisque tout est faux.
Écrire une fiction, c’est la liberté de pouvoir tuer ceux que nous aimons plus que tout.
Dans un genre qui s’appelle, la science-fiction, nous pouvons même envisager de les ressusciter.
Cette liberté s’appelle la littérature.
La liberté de se réécrire et de se répéter.
La liberté d’emporter le lecteur dans un monde différent, dans des émotions déplaisantes, dans des moments répugnants et effrayants, dans des vies que personne ne voudrait vivre.
La liberté d’embarquer le lecteur ailleurs – que cet ailleurs soit rassurant ou abominable – ne fonctionne que si l’écrivain sait qu’il a le droit d’imaginer sans limites et le droit d’inventer des mensonges en espérant que les gens y croient à la manière de Louise, l’écrivaine de Philippe Besson.  


lundi 27 septembre 2021


 

Histoire de pulls.

Sur le vide atelier d’hier, qui n’était pas un vide atelier d’artiste, il y avait une table étonnante. Une table qui débordait de piles de pulls et sous la table, plein de cartons, eux-mêmes, remplis de pulls soigneusement rangés au carré, manches repliées sous eux. 

Je me suis approchée pour comprendre, très intriguée par ce déballage qui avait tout de même lieu dans un vide atelier – certes dévoyé de son appellation – mais qui ne pouvait quand même pas accueillir un lot de pulls fabriqués en Chine.

Les pulls que je découvrais les effleurant timidement de mes mains étaient hors normes, à peine portés pour certains, presque neufs pour d’autres ou alors vraiment tout neufs et vraiment jamais portés. Les pulls sentaient bon le propre, ils étaient empilés moelleusement les uns sur les autres, presque enlacés. Je les ai touchés, déployés, retournés sur l’envers et ai découvert que tous ces pulls, ces centaines de pulls avaient été tricotés à la main. Et le plus surprenant, c’est que cet amoncellement de créations n’avait rien d’un tricotage de vente de charité – je n’ai rien contre la charité et ses ventes et ne voudrais pas me les mettre à dos, mais vous voyez l’image –, c’était un entassement de talent. Il y avait des jacquards aussi parfaits à l’endroit qu’à l’envers (tous les fils étaient croisés), des torsades irlandaises, des points de dentelle, des fils brillants et lourds, des fils moelleux, des coupes audacieuses et d’autres, magnifiques, de classicisme. J’ai senti la vitesse du temps défiler sous mes mains en retrouvant des modes passées puis revenues et j’ai osé lever les yeux vers la vendeuse qui inlassablement sortait des modèles de cartons posés à ses pieds dans une sorte de ballet sans fin comme si les pulls se multipliaient. Elle devait avoir mon âge, elle était touchante et belle. Elle m’a raconté l’histoire des centaines de pulls et vraisemblablement d’un millier de pulls en une seule phrase : «C’est ma mère qui tricotait énormément, elle tricotait partout, dans le train en allant travailler (j’ai noté au passage que la mère tricoteuse travaillait durant la journée) et le soir devant la télé. Elle réalisait au minimum un pull par semaine pour moi et mes sœurs et nous en avions tellement que nous ne pouvions pas les porter tous, pour certains, on ne les a mis qu’une fois et pour d’autres jamais. Nous l’avons ensuite suppliée de tricoter pour des amies. On n’en pouvait plus ! Aujourd’hui, nous les vendons, car c’est inutile de conserver tout ce stock.»

Je lui en ai acheté cinq, c’était 15 € le pull et ça n’avait pas de prix. 

Les pulls sont absolument somptueux, et portent une histoire à laquelle je penserai chaque fois que je les enfilerai. C’est ce que je lui ai dit et lui ai demandé de répéter à sa mère, l’assurer que sa passion allait avoir une seconde vie avec toutes les acheteuses qui se sont pressées autour de sa table toute la journée et repartaient les bras chargés. 

Juste en face, depuis mon emplacement, je les voyais choisir, essayer et se décider sans hésiter.

J’ai vu aussi des mamans prendre les modèles en photo et dire : «j’envoie les photos à ma fille pour lui demander lesquels elle veut que je lui achète». C’était encore une histoire de famille et c’est là que j’ai détourné le regard.

J’aurais aimé rencontrer cette fille de tricoteuse avant, j’aurais aimé mettre en scène leur histoire de tricot de famille, la photographier et l’écrire, ce sont des rencontres et des histoires atypiques.  


vendredi 23 juillet 2021

Titania et L'instant fragile.

 


Lorsque j’ai écrit Titania, j’étais très attentive à décrire des faits exacts. J’étais concentrée sur mes souvenirs et pour ceux qui remontaient à plus de trente années en arrière, je me suis appuyée sur le petit carnet dans lequel Jno avait pris des notes. J’avais aussi en main, tout le dossier d’adoption et les témoignages d’autres parents – à qui j’adresse ici mes remerciements pour m’avoir fait confiance en me racontant leurs histoires –, j’avais mes souvenirs récents et là aussi, nos carnets de voyage qui pour 2018 et 2019-2020, étaient plus étoffés que celui de 1985. 

Je savais que je devais être précise et juste, que je n’avais pas droit à un «à peu près» qui ouvrirait la porte à tous ceux qui attendent derrière et ils se reconnaîtront. D’ailleurs, ils ont su forcer la porte et me couvrir de critiques alors qu’ils n’avaient même pas lu Titania – sans doute, ne le liront-ils jamais – et clamer sur tous les réseaux sociaux qu’il ne fallait surtout pas lire mon livre, que c’était l’œuvre du diable, allant jusqu’à partager la photo de couverture pour bien identifier le livre qu’il ne fallait surtout pas lire. C’est le moment qui m’a fait rire, je me suis dit qu’ils n’avaient pas compris qu’ils me faisaient une sacrée promotion, un peu à la manière de la censure des fesses de Michel Polnareff. Je ne leur ai pas mentionné l’histoire des fesses, ils n’auraient rien compris et surtout je n’avais pas envie de parler à des gens qui ne m’avaient trouvé comme seul défaut que celui d’être «une mère blanche». J’aurais admis que l’on critique le style de mon livre, que l’on relève les deux coquilles qui y traînaient encore le mois dernier, mais que l’auteur de Titania soit une femme blanche et donc forcément coupable m’a mis dans un état de stupéfaction totale. J’ai trouvé cela assez réducteur et décevant. Un bref instant, j’ai pensé à Marguerite Duras et son «sublime, forcément sublime», sauf que le forcément coupable de la mère blanche ne venait pas de Duras et en était même très loin.

Titania était donc l’aventure d’un récit vrai et documenté dans lequel je m’étais fixé l’objectif de mettre de l’intime et de l’émotion. J’écrivais avec ces deux visées et c’était devenu obsessionnel. Il fallait être vrai partout, je pensais à Lionel Duroy qui me dit toujours, «Écrivez vrai, Véronique, c’est ainsi que vous emporterez le lecteur au cœur de vos émotions». 

Aujourd’hui, alors que mon livre n’est encore qu’un bébé tout juste né, je sais que je suis arrivée à cet «écrire vrai» que Lionel Duroy m’a conseillé.

J’ai écrit trois cent trente-quatre pages dans le souci de la vérité, que ce soit celle des faits ou celle de ma douleur. 

Dès que Titania a été publiée, j’ai repris l’écriture sur un projet de fiction que j’avais déjà en tête pendant la réalisation de Titania. 

J’écris à la troisième personne, je crée mes personnages, je les emmène où je veux, je peux même les faire mourir. C’est une fiction et je peux donc tout me permettre. C’est ce que je pensais lorsque j’ai écrit les premières pages, j’étais lancée dans l’euphorie de l’écriture, cet état d’euphorie qui vaut toutes les drogues et presque les meilleurs whiskies, lorsque je me suis rendu compte que j’écrivais la même histoire que Titania, ou que j’écrivais la suite ou encore que j’écrivais ce que je n’avais pas pu dire dans Titania. Au bout de deux cents pages, j’ai marqué une pause, car j’ai soudain été prise par le besoin irrépressible de vérifier tout ce que j’avais écrit dans ma fiction. 

L’un des personnages possède une concession automobile, j’ai laissé Jno m’emmener dans les concessions automobiles du sud de Montauban pour aller vérifier de visu à quoi ressemblait un patron de concession et surtout s’il ressemblait au Arno de mon roman. La vérification a dépassé mes espérances puisque nous avons acheté une voiture. 

Un autre personnage se fait faire un tatouage sur l’intérieur de l’avant-bras et là aussi, pour vérifier, je suis allée me faire tatouer l’avant-bras, comme Suzanne dans ma fiction. Je n’avais jamais eu cette expérience et je voulais la ressentir pour être certaine que j’avais écrit vrai, comme dit Lionel Duroy. 

Il y a un passage où j’écris que le personnage masculin, Arno, s’achète dans une boutique de Vannes, des marinières et des sweats de marin. La semaine dernière, nous sommes allés faire les boutiques dans Vannes et Jno comme Arno a essayé des marinières et a fait des achats. Là aussi, il fallait vérifier. 

Au fil de l’écriture de cette fiction qui s’appellera très vraisemblablement «L’instant fragile d’une rencontre immobile» – il faut que je demande l’autorisation à Jean-Michel Jarre – je réalise que je l’écris à l’inverse de Titania. 

Pour Titania, j’ai écrit en vérifiant que tout s’était bien passé tel que mes mots l’exprimaient et pour «L’instant fragile», j’écris et je vérifie a posteriori que tout peut se passer tel que mes mots l’expriment. 

J’écris toujours la même chose, mais en prenant des chemins différents. 

https://www.atramenta.net/books/titania/1064

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mardi 29 juin 2021

La concession automobile 2

 

Je ne pensais pas écrire le chapitre deux du billet de «La concession automobile» et c’est comme tout dans la vie, il ne faut pas présumer, il ne faut pas penser, il ne faut pas imaginer, l’incroyable arrive tout seul quand on ne s’y attend pas. 

Nous avons donc acheté la voiture, la semaine suivante, ça c’était prévisible. Un achat que nous avons fait sans effusion, sans émotion et ma morgue affichée a provoqué chez le vendeur une espèce de déception que j’ai bien sentie lorsque nous nous sommes quittés après avoir reçu de sa part un apprentissage rapide des diverses fonctions de notre nouvelle voiture qui conduit toute seule et qu’il m’a remis tel un saint Graal, un livret à la couverture rembourrée en faux cuir qui contenait le manuel du véhicule. Il était vraiment déçu que je ne saute pas d’excitation et a remis le couvert avec une bouteille de vin dans une boîte en carton, mais ça m’a juste fait sortir un merci poli. Pauvre vendeur qui avait vendu une voiture sans faire aucun effort, sans déployer d’arguments vaseux, il avait juste dit : «?C’est une voiture qui est bourrée d’alertes sécurité : alerte angles morts, alerte sortie de route, alerte endormissement, alerte rapprochement d’obstacle, etc. Cela ajouté aux dix airbags m’avait convaincue, car je m’étais dit que mourir accidentée au milieu de dix airbags, ça pouvait adoucir la chose et c’est ainsi que Jno s’est retrouvé au volant et moi les mains pleines du manuel du conducteur et d’une bouteille de blanc. 

Samedi matin, nous sommes allés comme chaque samedi matin, au marché des producteurs de Montauban avec notre voiture flambant neuf qui dès le départ s’est mise à sonner dans tout l’habitacle. On s’est regardé et on s’est dit, ça doit être une sonnerie de bienvenue, car au bout de quelques mètres, elle ne sonnait plus et on n’y a plus pensé, le silence aurait même pu régner dans la voiture sauf qu’un bruissement incessant m’a vite agacée, surtout quand j’ai repéré qu’il provenait du volant et plus précisément des mains de jno qui frottait la courbure lorsqu’il tournait. Je lui ai fait remarquer et il m’a confirmé que le fuuuuuut fuuuuut énervant provenait bien de ses paumes de main en contact avec le volant. Il m’a dit : “C’est un volant en cuir, c’est pour ça!”. Je lui ai répondu que si c’était du cuir, ça ferait peut-être comme une paire de chaussures, que ça se patinerait et se tairait. J’ai dit ça pour me rassurer, car c’était vraiment un bruit insupportable. Jno a noté mon énervement croissant au fil de la route et m’a dit, doctoral : “C’est parce qu’il faut conduire cette voiture avec des gants”. Je l’ai regardé médusée, car il n’avait pas dit, des gants, il avait dit, des mitaines et je lui ai fait remarquer que l’on parle de mitaines uniquement si l’on évoque un marché de producteurs en plein hiver, mais que pour une voiture, on parle toujours de gants, même si y’a pas les doigts. Et je lui ai aussi fait remarquer que nous n’avions pas acheté un coupé sport et qu’il allait avoir l’air con de conduire avec des gants, même si le volant de sa voiture est en cuir. C’est à ce moment-là qu’on s’est rendu compte qu’on avait oublié de récupérer le badge autouroute Vinci dans notre voiture d’avant, celle qu’on avait laissée en reprise à la concession. Jno m’a dit, on va s’y arrêter et comme ça, on lui demandera pourquoi le volant fait ce bruit de frottement sur la paume de la main. 

Arrivés à la concession, le vendeur que l’on avait pris la précaution d’appeler pour le prévenir de notre passage, vient à notre rencontre avec le badge Vinci à la main et tout sourire en avant nous demande : “Alors tout va bien??”, je lui réponds : “Oui, sauf le bruit du volant quand on tourne” et il a blêmi, inquiet puis a dit : “Quel bruit??” et j’ai répondu : “Un genre de fuuuuuuuuut fuuuuuuuut insupportable”. Il fait une tête interloquée et nous a dit : “Faites-moi écouter”. Quand jno a frotté ses mains sur le volant et a dit : "Ecoutez ce bruit?», il s’est laissé aller sur la carrosserie de l’aile en soufflant : «Ah, ce n’est que ça!»

Jno lui a fait remarquer que c’était tout de même très très énervant de se taper un «fuuuuuuuuuut fuuuuuuuut», mais que tant pis, on allait faire un effort. Et nous sommes rentrés chez nous. Le soir, on a fait «reward» sur le film du matin à la concession en se disant que le vendeur avait dû nous prendre pour des vieux cinglés et on riait à en pleurer quand Jno m’a dit :» Et encore pire, s’il savait qu’on a acheté la voiture chez lui uniquement parce que c’était le seul vendeur qui t’avait convenu pour prendre des notes et t’inspirer pour le personnage de ton roman! S’il savait Véro!» Et on avait ri à s’en faire mal au ventre.  

Les deux jours suivants, nous avions toujours un bruit d’alerte qui se mettait en route quand on démarrait et qui se taisait ensuite. Le soir, on regardait un peu le manuel qui m’avait été remis comme une sainte Bible et hier, Jno me dit :»Regarde, ils disent que si les pictogrammes sont allumés en orange, il faut vite aller au garage voir un mécano. Mais dans notre voiture, tous les pictogrammes sont toujours en orange et défilent sans que j’y comprenne rien!» Je confirme à Jno que la seule fois où j’ai conduit la voiture, eh bien, c’était tout en orange et que je n’ai senti aucune aide à la conduite alors que j’ai choisi cette voiture, justement pour ces options-là.

Ce matin, nous sommes repassés à la concession pour avoir des explications sur ces pictogrammes allumés en orange et qui défilaient n’importe comment sur l’écran. Notre vendeur était occupé et ne semblait pas avoir envie de prendre de nos nouvelles, nous sommes donc allés directement demander à un mécano de nous donner son avis. Ce dernier est venu à notre voiture, a allumé le moteur d’une pichenette (ça fait partie du package, le démarrage magique) et a dit froidement : «Ce n’est pas normal du tout.» Et il a emmené notre voiture à l’atelier et est revenu au bout de trois minutes nous dire qu’une caméra frontale était défectueuse et qu’il fallait la changer, car les aides à la conduite ne fonctionnaient pas. Entre-temps, le vendeur était sorti de sa boîte en verre (là où j’avais failli m’assommer dans le chapitre précédent) et nous demande ce qui nous amène. Jno lui répond en quelques mots : »Tous les pictogrammes sont à l’orange  et votre mécano a diagnostiqué une défaillance de la caméra avant ». Là, le gars, celui qui me sert à prendre des notes pour le personnage de mon roman, a éclaté de rire et a dit : «Quelle bonne blague!» (il était avec un client). On a pu lui expliquer qu’on pouvait être farceurs, mais qu’en l’occurrence, on n’était pas d’humeur et son mécano est arrivé pour lui confirmer qu’on n’était pas d’humeur et que la panne était grave.

Allez, je vous passe la demi-heure de mauvaise humeur qu’on s’est faite, assis sur les fauteuils en cuir rouge de la concession. Ils ont gardé notre voiture pour changer la pièce avec la promesse que ce serait fait pour demain soir et qu’on pourrait partir en Bretagne passer les six jours de vacances qu’on a retenus et qu’on a déjà décommandés deux fois, et en échange ils nous ont prêté une voiture toute «?cacahouette?» comme a dit le mécano de mauvaise humeur. Une cacahouette en langage mécano, ça veut dire une petite voiture moche et poussive. Sur le chemin du retour à la maison, dans la petite voiture moche et poussive, je me suis dit : «Tiens, mais ça fait plus fuuuuuuuuuuuuut fuuuuuuuuuuuut quand jno tourne le volant de la voiture cacahouette! “ 


dimanche 13 juin 2021

La concession automobile




Nous appliquons maintenant à la perfection notre thérapie contre les coups durs, les coups qui mettent à terre avant de vous y mettre dessous. C’est comme toute méthode, il suffit de s’y mettre, de s’entraîner intensivement pour devenir rapidement des pros. 

Vendredi, Jno m’a dit à la manière de Jon dans Titania, pour se changer les idées, samedi on va aller voir des voitures dans les concessions de Montauban. Il m’a expliqué des histoires de moteurs thermiques et électriques, il m’a parlé de financements et je lui ai répondu que c’était une bonne idée. Je me suis dit aussi que dans l’échelle des coups durs, celui de cette semaine devait être haut sur son échelle d’appréciation, car normalement on se contente de petits achats et le pire qu’on a fait, c’est un canapé en une heure à Ikéa. Là, une voiture, il a placé le curseur très haut, on est dans un gros besoin thérapeutique. C’est ce qui m’est venu à l’idée sur le coup et qui m’a un peu fait peur. Je me suis demandé ce qu’il allait nous rester pour la suite, un avion?? Et là, j’ai dessiné virtuellement dans ma question, un smiley qui fait de gros yeux étonnés. 
Je suis revenue rapidement à : «c’est vraiment une sacrée bonne idée d’aller passer notre après-midi de samedi dans les concessions automobiles de la périphérie de Montauban» et je l’ai redit à Jno qui a semblé surpris à la fois de ne pas avoir à insister et heureux de mon empressement à lui redire, ce qui a dû renforcer chez lui le sentiment d’avoir eu une bonne idée. 
Il sait pourtant que je n’ai jamais ressenti aucun intérêt pour les voitures mis à part les Porsche Carrera – c’est donc dire que mon intérêt n’est pas dangereux et nourrit uniquement mon imaginaire – mais il ne m’a pas questionnée. 
Il est soudain tellement embarqué dans son projet que je n’ose pas lui avouer que mon intérêt se porte uniquement sur les gérants des concessions automobiles ou leurs vendeurs puisque dans le roman que j’écris actuellement, l’un des personnages est gérant d’une concession automobile. Je me dis qu’il a dû oublier, mais que ça va lui revenir, forcément. 
Hier après-midi, nous sommes donc allés dans les concessions automobiles que Jno avait sélectionnées selon les critères qu’il m’avait expliqués et qui n’étaient pas ma préoccupation première, ma seule hâte étant – je vous l’ai expliqué – de rencontrer des vendeurs pour vérifier si mon personnage était juste ou s’il fallait que je modifie mon texte. 

Dans la première concession qui était assez importante en surface, la déception a été immense, les quatre vendeurs étaient derrière leur bureau, chacun dans un coin, concentrés comme de bons élèves. Ils étaient très jeunes et ne correspondaient absolument pas à mon personnage et en plus, l’un des vendeurs était une vendeuse ce qui a contribué à me déstabiliser totalement en me faisant, en plus, honte. Nous avons fait le tour des voitures présentées, Jno m’a dit, elles sont moches ces voitures. Je lui ai dit oui, on dirait des requins et on est ressortis. 

Dans la deuxième concession, il y avait moins de vendeurs, seulement deux, mais aucun ne correspondait à mon personnage. Moi, j’ai écrit et imaginé quelqu’un qui a du charme, et ils n’en avaient pas. Ils avaient trop d’accent aussi et ça m’empêchait de les mettre dans mon personnage. Nous sommes ressortis rapidement, ils n’avaient même pas semblé s’apercevoir que nous étions entrés. Je ne me souviens pas comment étaient les voitures, si elles avaient de gueules de requins ou de dauphins.

Dans la troisième concession, il n’y a personne d’autre que le gérant qui semble nous attendre. Je sais immédiatement que c’est lui, tout correspond, l’âge, les yeux clairs et les cheveux blancs. Il nous a présenté la voiture que Jno cherche, il nous a tout expliqué. Ensuite nous nous sommes installés face à lui dans son bureau et il nous a simulé la reprise de notre véhicule, l’acquisition de la nouvelle voiture, la boîte automatique, le choix des couleurs. Je l’écoutais attentivement, je le scrutais et j’ai résisté à lui demander comment il s’appelait. Lorsqu’il s’est levé pour aller vers un véhicule, fermer une portière restée ouverte, j’ai eu le temps de me saisir de l’une de ses cartes de visite et j’ai dit en aparté à Jno, c’est dommage, il ne s’appelle pas Arno. Jno ne m’a rien répondu, j’ai compris qu’il n’avait jamais pensé au personnage de mon roman, j’ai compris qu’il avait vraiment le projet de changer de voiture. 
Le gérant de la concession qui s’appelle en réalité Jean-Paul sur sa carte de visite, a dû remarquer que je buvais ses paroles en le fixant, alors il nous dit en s’excusant un peu, je parle énormément. Je lui réponds immédiatement, mais non?! Vous savez, ça fait plutôt du bien de discuter comme cela, ça faisait longtemps que ça ne nous était pas arrivé. Il me dit en riant, vous avez raison, on vient de passer une période difficile?! et il reprend le fil de ses explications. Je saisis un prétexte pour retourner à notre voiture qui est sur le parking, j’ai besoin de prendre l’air pour revenir dans la réalité et j’ouvre la porte vitrée qui était déjà ouverte et me jette sur la paroi, vitrée elle aussi, de son bureau. Moment de stupeur pour tout le monde et retour à toute allure dans la réalité pour moi qui ai juste eu le temps de freiner avant de percuter la vitre. 

Nous nous quittons après avoir pris rendez-vous pour faire un essai de voiture mardi prochain. Je pourrai reprendre mon observation et Jno achètera peut-être une voiture. 

mardi 18 mai 2021

Les dérives du vocabulaire de l'adoption

 

@Freepik.com


Jusqu’à encore récemment, nous avions utilisé des mots simples, nous parlions de notre fille comme nous parlions de nos fils, nous pensions être des parents et nous étions une famille. C’était abrutissant de simplicité jusqu’à ce que l’indicible nous tombe sur la tête, jusqu’à ce jour où tout est devenu abrutissant tout court. 

Nous avions vécu trente-trois ans avec ces mots simples et soudain nous atterrissions dans un monde nouveau où les mots s’étaient transformés de la même manière que «la nouvelle cuisine» avait transformé de banales carottes en carottes glacées. Nous avions les mêmes ingrédients, mais ils avaient changé de noms, ces derniers avaient été relookés et disposés différemment dans l’assiette. Et comme pour la nouvelle cuisine, j’avais le sentiment qu’on essayait de me faire avaler une nouveauté merveilleuse, de me faire croire que tout était différent et soudain succulent, alors que dans la bouche, la carotte redevient carotte une fois que l’on a commencé à la mastiquer. 
J’avais vécu quarante-cinq ans en pensant être simplement une mère et brutalement en 2018, lorsque nous avons appris le trafic des adoptions internationales, je me suis pris un adjectif. De simple mère, je me suis retrouvé mère adoptive, je suis maintenant affublée de cet adjectif puisqu’il faut dorénavant, pour raconter l’histoire, préciser qui est la mère et de quelle manière elle l’est. Je commençais à peine à m’y faire en y trouvant l’avantage de ne plus avoir à répondre aux questions sur «la vraie mère», j’étais presque soulagée quand j’ai découvert que cet adjectif n’était plus utilisé et que le monde associatif parlait des «adoptants». 
Je précise que je redécouvrais le monde associatif de l’adoption dont je m’étais tenue à distance depuis trente ans. J’ai commencé par croire que les rédacteurs faisaient une faute et j’ai été assez naïve – encore une fois, mais là c’était acceptable – pour leur signaler la coquille. Et puis à force de lire que nous étions des «adoptants», j’ai fini par comprendre qu’ils avaient relooké le produit. Aujourd’hui les parents adoptifs sont devenus des adoptants. J’ai bien essayé d’expliquer que le verbe adopter employé au participe présent impliquait la notion d’une action en train de se faire, je me souviens avoir essayé de persuader mes interlocuteurs par de grands cours de sémantique et même des comparaisons hasardeuses avec le «ing» anglais et puis j’ai renoncé. Aujourd’hui j’ai presque intégré l’idée que nous sommes toujours en train d’adopter, c’est peut-être la raison de ce participe présent : venir me dire que ce ne sera jamais une action terminée. 
J’ai ensuite découvert une expression formidable : «Faire famille». Pendant assez longtemps, j’ai cru qu’il manquait un mot, un article, un sujet, mais non, c’est bien «Faire famille» et même pour l’écrire comme je le fais maintenant, j’ai une hésitation sur le clavier et crains que le correcteur que je vais passer à la fin de ma rédaction, ne soit lui aussi récalcitrant à un tel assemblage de mots. J’ai cherché ce que ça pouvait évoquer et quelles étaient ces choses, ces états ou même ces sentiments que je pouvais faire – comme cela était suggéré – de manière aussi directe. Il m’est venu immédiatement en tête des images inavouables dont je garderai le meilleur pour moi et ne vous livrerai que la plus touchante : «faire l’amour». C’est ainsi que chaque fois que je lis un article sur l’adoption et que je tombe sur cette expression indéterminée : «faire famille», je la remplace automatiquement par «faire l’amour» et tout est de nouveau bien calé et sonne juste.  
J’ai aussi découvert «les enfants à besoins spécifiques» et je regrette d’avoir commencé par éclater de rire en me disant que tous mes enfants avaient eu des besoins spécifiques et qu’en plus chacun d’entre eux en avait eu des différents, c’est bien le principe du «spécifique» ! 
Ce n’est qu’après avoir relu plusieurs fois cette expression que je l’ai rapprochée des personnes malentendantes, des personnes malvoyantes des personnes à mobilité réduite, des personnes de petite taille et sûrement de tas d’autres personnes que j’oublie et elles me le pardonneront, j’en suis certaine, car je n’ai pas l’habitude de ces classements. «Des enfants à besoins spécifiques» doit donc vouloir dire des enfants qui ont un handicap, mais que l’on préfère les appeler «à besoins spécifiques». C’est là aussi une idée étrange d’avoir cherché à déguiser une réalité, comme si au bout du compte, ça allait gommer le handicap. J’étais tellement intriguée par cette appellation que je suis allée me documenter – ceux qui me connaissent bien savent que même si j’écris une fiction, j’ai besoin qu’elle soit documentée – sur le site de l’Agence Française de l’Adoption et j’y ai trouvé les définitions suivantes qui sont loin de l’idée réductrice du simple handicap (si on peut le dire ainsi) : 

Les enfants sont dits à besoins spécifiques lorsqu’ils sont difficilement adoptables du fait de :
* leur situation personnelle (âge, fratrie, ethnie, situation stigmatisante, parcours de vie particulièrement compliqué, maltraitances, etc.)
* et/ou leur état de santé

Inutile de vous dire que cela n’a pas éclairé ma lanterne et l’a même carrément éteinte, surtout la précision de l’ethnie (en quoi pourrait-elle créer un besoin spécifique?) de même que «la situation stigmatisante» qui prend soudain une allure mystérieuse et effrayante en requérant des besoins spécifiques. 
Après cette recherche au résultat surprenant, ce que j’ai trouvé vraiment bien, c’est que ce concept de «l’enfant à besoins spécifiques» est une formulation tellement incohérente qu’elle intègre totalement l’enfant à n’importe quel autre enfant puisqu’au regard de la définition donnée par l’A.F.A., ils ont presque tous des besoins spécifiques.
Ça ressemble toujours à l’arnaque de la nouvelle cuisine, on ne change que l’appellation, mais on vous sert le même plat.  
Jusque-là, j’étais parvenue à trouver des formules de remplacement pour utiliser tout ce nouveau vocabulaire, mais quand j’ai lu qu’irrégulier n’était pas illégal et qu’il y avait des petits arrangements, j’ai atteint mes limites. Je ne pouvais plus m’adapter parce que ces mots-là n’ont pas d’excuses quand ils qualifient des adoptions. 
Je ne comprends pas non plus le mot «résilience», ce mot qui arrange tout, car il sert d’excuse pour dire avec les formes : «Résiliez-vous, résignez-vous». 
Le vocabulaire de l’adoption a dérivé, il s’est adapté aux dérives de l’adoption. 

Ce billet a été publié le 13 mai 2021 dans le blog Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/les-engagees/blog/130521/les-derives-du-vocabulaire-de-l-adoption





lundi 17 mai 2021

Chronique pichayenne 04

 


Chronique pichayenne


Quelques jours après l’affaire du lit cassé – parce que le menuisier était un imbécile – et de la rencontre sous la douche avec Vasanty (voir l’épisode 1 des chroniques pichayennes), Pichaya m’avait totalement intégrée dans son cercle d’intimes. Ce qui avait favorablement raccourci le délai que tous les gens bien élevés respectent et dont Pichaya faisait partie, c’est que j’étais la mère d’un ami. Cette particularité d’avoir d’abord été l’ami du fils, car pour lui c’en était vraiment une, le faisait rigoler comme si l’histoire s’était déroulée dans le sens inverse de celui auquel il se serait attendu. Il avait toujours l’air de se surprendre lui-même et s’il y avait des guests à la Villa Pondichéry au moment où le souvenir de notre rencontre resurgissait, ils profitaient aussi de l’histoire de la rencontre dans le mauvais sens. 

Quelques jours plus tard après le lit donc, Pichaya avait dû (déjà) faire germer un projet dans lequel il m’avait associée et dont je n’ai aucun souvenir sauf que nous avions besoin de photocopies, des Xerox pour les initiés de l’Inde. Il avait évidemment besoin que je vienne avec lui faire ces photocopies et nous étions partis de chez lui pour aller au centre-ville. Une petite balade à pied d’un bon quart d’heure, ceux qui connaissent visualisent le parcours. Nous discutions sur le trajet, en marchant d’un bon pas – à l’époque cela ne posait pas de problème à Pichaya – lorsque j’avais soudain eu l’impression que nous étions suivis. «Avoir l’impression d’être suivi en Inde» peut passer pour un pléonasme, c’est pour cette raison que j’ai attendu assez longtemps pour confirmer mon impression. Toujours  pour ceux qui visualisent le trajet, j’ai dû attendre jusqu’au passage à niveau pour oser poser la question à Pichaya : «Le mec qui marche à côté de nous, tu sais qui c’est ?», et là Pichaya s’est retourné sur le côté – vous voyez comment il a pu faire ce mouvement aérien, vous qui le connaissiez – a regardé le mec en question, et sur un ton hautain qui avait des accents de reproche – car il savait le faire aussi quand il était dans l’incompréhension – il m’a répondu : «Évidemment que je sais qui c’est qui c’est, il travaille chez moi! ». J’avais poursuivi mes questions, lui demandant pourquoi il était venu avec nous et Pichaya m’avait répondu, très grand monsieur : «Il porte mon cartable». Je me souviens que j’avais dévisagé le mec qui devait avoir une vingtaine d’années et qui marchait très sérieusement à ses côtés en tenant un cartable en cuir. Je ne me souviens pas vraiment de la tête du mec, mais très précisément du cartable en cuir marron. Après m’être remise de ma surprise, j’avais dit à Pichaya : «Il est vraiment venu uniquement pour porter ton cartable ?», le dit cartable, contenant deux feuilles de papier à photocopier. Et j’avais osé ajouter : «?Tu n’as pas honte tout de même ?». Il avait marqué un silence et m’avait dit d’une petite voix : «Si Véro, j’ai un peu honte». Mais avait immédiatement complété par toute une explication qui tenait la route : «Il est content de venir en ville avec moi et encore plus content que tu sois avec moi et de marcher à côté de nous. Sinon, il serait resté à la villa à ne rien faire, alors que là, c’est un peu comme une formation. Il va apprendre des choses avec nous, rien qu’en allant faire des photocopies. Tu comprends Véro ?  Et il faut bien que je lui confie une tâche qui justifie qu’il nous accompagne : et c’est porter mon cartable.»

Il avait encore une fois raison Pichaya, il savait redonner confiance à des jeunes qui étaient un peu perdus et parfois leur vie redémarrait comme ça en «porteurs de cartable». 


mercredi 12 mai 2021

Aurélien

 





Hier, Aurélien m’a appelée.
L’Aurélien de Titania.
Dans la vraie vie, il ne s’appelle pas du tout Aurélien et Titania non plus d’ailleurs. Ce sont des personnages de mon livre qui se prénomment autrement, mais qui sont tout de même des personnages réels. Inventer un peu, c’est la liberté de l’auteur.  

Donc, hier, l’Aurélien de Titania m’a appelée et je lui ai lu le passage des petits bracelets. Il est resté silencieux, alors je lui ai demandé, «Ça ne te fait pas de peine ? ».
Il m’a répondu, «Non, ça me fait très bizarre».
J’ai tout de même bien senti que je lui faisais une peine bizarre.
J’ai senti que lui aussi, il repensait à ces deux petits bracelets, mais je n’ai pas osé lui demander comment étaient les bracelets, tressés en fil ou en paille de riz.
Aurélien m’a dit, «J’ai envie de venir vous voir pour qu’on parle de tout ça.»
Je lui ai répondu, «Viens, je t’attends».
J’oserai lui demander quand il viendra me voir.  

https://www.facebook.com/veronique.piaser.moyen.auteur



dimanche 9 mai 2021

Chronique pichayenne 03


 

Chronique pichayenne

Peu de temps après avoir rencontré Pichaya j’ai compris qu’il était un dénicheur de talents, une sorte de chasseur de têtes. Il savait que je peignais, alors il imaginait des projets d’école de peinture, il savait que je photographiais, alors il imaginait un livre de photos sur Pondichéry et c’est comme ça que je m’étais retrouvée à 6 h du matin à l’arrière de son scooter, appareil photo en bandoulière. C’est aussi comme ça que je m’étais fait coincer pour photographier une statue en particulier et qu’à la fin de la matinée, j’en avais pris soixante en photo. Là, il avait dû voir ma tête et m’avait dit – en revenant de sa chambre, les bras chargés de statuettes – avec son sourire de charme, celui auquel personne ne pouvait résister : «je crois que j’exagère un peu, Véro!»

Il ne savait pas que je cuisinais, car rapidement j’avais su mettre mes talents en sourdine, mais il m’avait habilement posé la question, une sorte de quizz sur mon plat préféré et j’avais lâché : le gratin dauphinois. Je ne me souviens plus comment je m’en suis sortie, comment j’ai pu échapper à son projet d’une soirée au Space avec le gratin dauphinois au menu, mais je m’en suis sortie et n’ai jamais cuisiné pour le Space. Par contre j’ai fait toute la déco de la terrasse un après-midi de 31 décembre en gonflant des ballons de baudruche à m’en faire péter les poumons.

Nous avions appris à être très méfiants dès que Pichaya prononçait la phrase qui tue : «J’ai une idée!», au point même que cela pouvait déclencher chez nous une sorte de réflexe qui consistait à nous dire : «Tous aux abris!». Je me souviens avec émotion que Vasanty m’avait demandé de la prévenir en urgence dès que Pichaya avait une idée. 

Au fil des années, nous nous amusions (gentiment) à passer chez lui pour rencontrer les talents qu’il avait dénichés et que nous trouvions généralement attablés face à lui, en train de plancher sur un projet. Les nouveaux talents étaient toujours très investis dans les projets qui avaient pris naissance la nuit précédente, concentrés sur un écran d’ordi ou sur des feuillets A4, pendant que Pichaya nous détaillait le nouveau projet dans lequel il se projetait avec enthousiasme. Nous, comme on savait, on se méfiait, on s’intéressait un peu, mais pas trop pour ne pas risquer de se retrouver participants malgré nous. Je me souviens de certains projets qui n’allaient pas plus loin que de revisiter la présentation du menu du Space, mais je crois que parfois il y en a eu de bien plus ambitieux. 

Forts de plusieurs années d’expérience sur notre Pichaya dénicheur de talents, nous avions pris l’habitude de dire aux amis ou à la famille qui venaient nous voir à Pondy, de ne jamais dévoiler leur profession ou leurs talents à Pichaya. Mais c’était sans compter sur l’espèce de dixième sens que pouvait avoir Pichaya et qui lui permettait de lire dans les pensées de la personne qui est en face de lui. 

Quand mon cousin et sa femme sont venus, je leur ai demandé de ne pas se dévoiler – Denis est médecin – et ils n’ont rien dit, sauf que quand même ils ont discuté avec Pichaya et là, il a été impossible de cacher que Wendy était anglaise, elle a un accent! Pichaya lui a trouvé ce talent, Wendy était anglaise et elle devait forcément avoir un lien avec l’Anglo French Textile, une ancienne usine coloniale de filature et de tissage et il avait immédiatement eu un projet dont je n’ai plus aucun souvenir, c’était peut être de racheter les filatures. Lorsque mes enfants sont venus, ils ont reçu la même consigne : «Surtout ne dites rien de vos compétences». Mais là aussi, Pichaya a été plus fort que nous et a repéré que Sabrina avait des origines orientales et lui a proposé de faire une soirée couscous au Space. Ce coup-ci, encore, on avait réussi à s’échapper et il n’y a pas eu de soirée couscous, enfin pas avec nous. 

Lorsque j’ai présenté Pichaya à une amie psychologue, elle aussi était bien briefée et n’a rien révélé de sa profession. Tout roulait amicalement autour du café, Pichaya assis dans son fauteuil légendaire et nous autour. Et puis, sans crier gare, sans qu’on ait pu l’envisager, Pichaya s’est soudain concentré et a dit à mon amie : «Cette nuit, j’ai fait un rêve et je vais vous le raconter.» Et il a raconté tout son rêve en demandant à mon amie ce qu’elle en pensait, exactement comme un patient le fait chez son psy.  

Je me demande encore comment il faisait pour dénicher et deviner tous ces talents.
Je me dis qu’il a sûrement dû en révéler aussi. 


samedi 8 mai 2021

Chronique pichayenne 02


 Chronique pichayenne.

Il y a tous les jours de votre vie et puis un seul qui sera différent pour toujours de tous les autres,   le jour  où vous avez rencontré Pichaya. Ce type de moment si particulier qui marque une vie et dont on se souvient comme le premier jour du reste de sa vie, celle que l’on va désormais vivre avec Pichaya. 

Ce jour si particulier pour moi a eu lieu au printemps 1998 à Pondichéry, quand notre fils nous a dit : « je vais vous présenter un ami ». Il nous a présenté Pichaya qui venait tout juste de terminer les travaux de Villa Pondichéry et nous avons été les premiers clients de sa guest house. Il nous avait attribué la chambre du bas, celle que nous connaissons maintenant comme sa chambre. À peine arrivée dans la chambre, je me suis assise sur le bord du lit qui s’est effondré au sol, cassé en deux et après un moment de stupeur et une grosse rigolade, nous sommes allés  lui annoncer avec une petite appréhension, qu’on avait cassé le lit. On avait un peu peur de se faire engueuler – ça c’est parce qu’on ne le connaissait pas bien — et on s’est retrouvé presque gênés de le voir autant s’excuser et à organiser immédiatement notre déménagement à l’étage. Il s’excusait énormément pour le désagrément qu’il nous causait et puis très rapidement, il nous a dit que le menuisier était un con car il avait taillé les montants du lit dans du bois qui avait de gros nœuds au milieu et que c’est pour ça que ça s’était brisé en deux dès que je m’étais assise.  J’avais eu confirmation de l’erreur du menuisier quand j’avais entendu Pichaya lui téléphoner. C’était en tamoul mais on pouvait tout à fait comprendre qu’il gueulait un peu. D’ailleurs très rapidement, nous avions vu le menuisier débarquer  pour récupérer le lit. 
Nous avions eu le temps de le rassurer et de nous installer  à l’étage. 
J’étais allée prendre une douche sur le palier lorsque soudain la porte s’est grande ouverte – le menuisier n’ayant pas fini de poser les loquets – et j’ai eu la surprise de faire la connaissance de Vasanty qui était passée voir les travaux de peinture de la douche. C’est comme ça que nous avons fait connaissance et c’est inoubliable. 
C’est après ces premiers épisodes assez fracassant pour l’un et inattendu pour l’autre que nous sommes devenus amis. 
Nous en reparlions régulièrement et il nous confirmait à chaque fois que c’était la faute du menuisier qui  avait mal choisi sa traverse de bois et avait oublié le loquet de la douche. 

vendredi 7 mai 2021

Chronique pichayenne 01

 


Chronique pichayenne.

Dans ma vie pichayenne, il y a un lit !
«Ma vie pichayenne» c’est ainsi que j’appelle mes souvenirs avec Pichaya car ce sont bien plus que des souvenirs, ce sont des morceaux de vie.
Dans cette vie qui était donc «pichayenne», je faisais partie des élus – en l’occurrence une élue, mais j’ai l’orthographe inclusive en horreur – qui avaient le droit de rentrer dans sa chambre. Jno me confirme qu’il n’y était pas admis ou avec réticence.
Une sorte de cercle intime donc auquel j’ai eu l’honneur d’appartenir. Dit ainsi cela pourrait prendre l’allure d’une histoire sulfureuse alors que c’était tout simplement que Pichaya avait quelques pudeurs sur l’incroyable fourbi qu’il était capable de mettre dans sa chambre et particulièrement sur son lit. Il y a eu des fois où je m’étais demandé où il trouvait la place pour allonger son corps qui était tout de même assez grand. Et il y a eu la fois où ça m’a échappé et je lui ai dit que ce n’était pas possible de mettre un bordel pareil dans sa chambre. Il m’a regardé de sa hauteur et m’a répondu, vexé : «Toi, tu ne vas pas te mettre à me dire les mêmes choses que ma sœur! » 


jeudi 6 mai 2021

Pichaya


 

Plus de mots pour dire que Pichaya ne viendra plus me demander de peindre à ses côtés, il ne viendra plus me demander de décorer l’Espace pour le réveillon, il ne viendra plus me demander de prendre une statue en photo puis en sortir cinquante et me dire : «?j’exagère un peu?», il ne viendra plus me demander de monter derrière lui sur son scooter pour prendre en photo tous les bâtiments remarquables de Pondy avec l’idée d’en faire un livre, il ne me demandera plus de lui apporter des caleçons à la clinique, il ne me demandera plus d’organiser des ateliers peinture pour des enfants défavorisés, il ne me demandera plus de lui apporter des magazines français et de ne jamais me les rembourser, il ne me demandera plus de lui garder ses médicaments dans le frigo, il ne me demandera plus de venir déjeuner avec lui, il ne me demandera plus conseil pour s’acheter du tissu et confectionner des sets de table. 

Plus jamais ma maison ne sera envahie par l’odeur de la naphtaline.
Plus jamais ma maison ne sera inondée par les bouteilles d’eau qu’il renversait durant la nuit.
Plus jamais je ne l’entendrai prononcer mon prénom avec le r qui roule jusqu’à l’o. 

Il ne me demandera plus rien, il ne m’exaspérera plus jamais et c’est ce qui est insupportable, insurmontable.

dimanche 18 avril 2021

Point Pedro. L'émotion revenue.

Point Pedro. Sri Lanka. Mars 2020.

Mon téléphone sonne, l’écran affiche «Sudath». 

Je reçois ses appels avec toujours la même question inquiétante : vais-je comprendre, il a forcément quelque chose à me demander et ma trouille est toujours de ne rien comprendre. Depuis maintenant plus de quinze ans que nous le connaissons – on a la date en tête puisqu’elle correspond au tsunami de 2004 – Sudath a fait d’énormes progrès en anglais de même que j’en ai aussi fait de mon côté pour comprendre cet anglais passé à la friteuse de l’accent cinghalais, mais il n’empêche que c’est toujours avec appréhension que je prends ses coups de téléphone. Les années passant cela ne s’est pas arrangé car je pense qu’avec l’assurance qu’il a prise, Sudath a aussi passé la vitesse supérieure question débit de parole.

Cet après-midi, comme à chaque fois – parce qu’il est extrêmement poli – il me demande comment nous allons et j’ai à peine le temps de répondre qu’il embraye sur tout à fait autre chose. C’est une longue phrase dans laquelle j’extraie quelques mots que je comprends et que mon cerveau bilingue traduit : Jaffna, l’année dernière, une photo et la poste. J’en suis à me demander : «Mais qu’est-ce qu’il fout à la poste de Jaffna ?», parce que c’est bien la seule chose qui me semble certaine, il est à Jaffna – mais putain pourquoi la poste ? – quand il répète sa phrase. Il sait qu’au téléphone, il doit répéter – soit il croit que je suis sourde, soit il a compris que je décryptais moins vite qu’en face à face – et c’est quand il répète sa question que j’arrive à en extraire un mot supplémentaire : Pedro. 

La précision et l’insistance qu’il utilise pour prononcer Pedro m’éloigne de la poste de Jaffna et c’est une bonne chose car avec la rapidité fulgurante dont un cerveau est capable, je m’étais déjà téléportée devant la bibliothèque de Jaffna. C’est probablement à cause de l’histoire de Jaffna, de la bibliothèque incendiée et totalement détruite lors d’émeutes en 1981, le point de départ de trente années de guerre civile. 

Sudath a dit «Pedro» et par les mystères des synapses et autres connecteurs, je remets tout dans l’ordre et je comprends qu’il est à Jaffna et qu’il cherche Point Pedro. 

Point Pedro, c’est tout au nord de l’île, le point le plus septentrional. 

Je peux enfin lui répondre par une phrase correcte avec des mots en ordre : 

— Tu es à Jaffna et tu cherches Point Pedro ?  

— Oui, c’est ça ! Vous y êtes allés l’année dernière, tu te souviens, tu avais posté des photos ? 

Comme il répète ce qui devait être sa question initiale – en pensant vraisemblablement que je vieillis et deviens sourde –, je réalise en lui répondant comment j’ai pris le mauvais chemin qui m’a amenée à la poste puis à la bibliothèque.

— Oui, Sudath, nous y étions l’année dernière et oui, j’avais posté des photos.

— Alors, Véro, explique moi où est la borne, on ne la trouve pas. C’est après ou avant le camp de la navy ? Et par rapport au phare ? 

Je me concentre, je me transporte sur la plage de Point Pedro et les pieds dans le sable, je dis à Sudath :

— C’est à droite du phare, une borne rouge sur la plage. 

— Merci ! 

Et il a raccroché comme il fait toujours, d’une manière que l’on pourrait juger abrupte selon nos critères latins, mais qui est une manière normale et convenable au Sri Lanka. 

Je suis allée raconter à Jno que Sudath venait de m’appeler, qu’il était à Jaffna, qu’il cherchait la borne de Point Pedro et que je m’étais retrouvée à faire du radio-guidage à dix mille kilomètres de distance. 

Et c’est au moment où l’on était en train de fouiller nos souvenirs pour affirmer que la borne qui marque le point le plus septentrional de l’île était bien à droite du phare (Jno penchant plus pour un phare sur la droite), que mon téléphone a de nouveau sonné. 

— C’est bon Véro ! On a trouvé. Je t’envoie une photo. 

J’ai reçu la photo de Sudath et Deepika entourés de leurs trois enfants, posant devant la borne de Point Pedro. 

Je suis repartie à mes occupations avec une charge d’émotion que je ne me sentais plus capable de produire depuis déjà belle lurette. Jno m’a expliqué qu’il vivait lui aussi dans ce vide émotionnel, un jour, il avait répondu à mon inquiétude : «C’est normal que l’on ne ressente plus d’émotion, on ne peut plus être étonnés ou surpris puisque l’on ne fait plus confiance». 

Je suis une amputée de l’émotion. C’est parfois invalidant comme toute amputation.

Pourtant, cet après-midi, j’ai ressenti une vague d’émotion à l’idée qu’un mec puisse me faire confiance au point de m’appeler pour que je l’aide à distance, à retrouver une borne rouge sur une plage du nord du Sri Lanka.  

Si l’on ajoute que le mec en question a cinquante ans, qu’il est né et vit au Sri Lanka, qu’il a été soldat dans la navy pendant les années de guerre, ça rajoute une bonne dose d’émotion, même pour une amputée. 



samedi 27 février 2021

Les blessures de l'ostéo

Les enfants soldats. Source : Réseau In-Terre-Actif 

Allongée sur la table de massage, je ne vois pas le visage du masseur qui étire les muscles de mes trapèzes puis descend ses mains de chaque côté de ma colonne vertébrale en dessinant une virgule à chaque passage de vertèbre. 
Cet ostéo m’a été recommandé, j’ai parcouru la cinquantaine de kilomètres entre chez moi et le Gers où il est installé et je suis entre ses mains ce vendredi matin de fin février. 
Il n’a pas beaucoup parlé pendant la première demi-heure et puis comme il a dû voir que je ne m’étais pas endormie sous son massage apaisant et que je répondais volontiers à ses premières questions sur les banalités que l’on avait échangées à propos de la période actuelle et notre besoin à tous de prendre le large, de nous projeter dans un ailleurs sans Covid, il s’est enhardi à me raconter : « Cet été, je suis parti en vacances à Majorque avec ma famille. C’était une destination autorisée alors on a pris le risque de partir et je ne le regrette pas. Et puis ce n’était pas cher, on avait regardé le prix des locations dans les Landes, on ne pouvait pas se le payer alors que le séjour « all included » à l’hôtel à Palma de Majorque, on pouvait se le payer." 
J'acquiesce : " Oui, pour nous aussi, la France est trop chère et c’est pour cela qu’on part toujours à l’autre bout du monde. » 
Il me parle de ses vacances, me raconte sa semaine. « Majorque, c’est à seulement à une heure trente de vol de Toulouse et on a l’impression d’être au bout du monde. » Il marque un petit silence et ajoute : « Surtout que le bout du monde, je n’y suis pas allé en vacances. » 
C’est à ce moment-là que j’ai regretté d’avoir engagé la conversation avec mon ostéo. Il allait me débobiner les banalités d’usage sur les merveilleuses plages turquoises des Canaries ou des Baléares ou n’importe où, le truc de plouc qui me fait chier et j’ai anticipé, pour le calmer, je lui ai dit : « Nous, quand on part, c’est pour trois mois, chacun un sac et on fait la route en Asie. » 
J’ai volontairement exagéré en jouant la carte routard à fond, pour mettre  un terme à ses velléités. Mais cela a créé l’effet inverse, il s’est montré curieux et au fil de ses questions — et de ses mains qui s’attardaient sur mes épaules et les trituraient agréablement — je lui ai raconté que nous voyagions depuis des décennies et qu’au début nous le faisions avec nos enfants et leur avions fait traverser le Sahara, les avions emmenés dans les montagnes du Kurdistan. 
Il a posé ses mains sur le bord de la table, ses bras tatoués sous mes yeux et m’a dit : « Ils ont eu de la chance vos enfants, j’ai voyagé moi aussi mais pas de cette manière. Je suis allée en Afghanistan et en Côte d’Ivoire et ce n’était pas pour des vacances, j’étais militaire dans les forces spéciales. » 
Là, c’est moi qui ai marqué un silence, un silence immense. Comment continuer la conversation ? 
Il a repris la parole : «Je n’ai rien vu de ces pays. » 
Je suis arrivée à dire : « En Afghanistan ? » Parce que c’est le pays qui a stigmatisé toutes nos angoisses, nos terreurs, c’est le pays qui est venu nous blesser et pour un peu j’étais partie, indécente, à lui fredonner Manhattan Kaboul et l’autel de la violence éternelle mais il me répond : « L’Afghanistan, ce n’était rien, c’était après le 11 septembre, les Américains étaient passés, ils avaient tout nettoyé. C’était terminé. Nous on était là, soit disant pour repérer les talibans, mais ils ne nous avaient pas attendus. Ils s’étaient tous barrés dans les montagnes, introuvables. » 
Je décide de ne plus rien dire, il parle en me massant, il est passé aux jambes et en même temps il continue à me raconter. « L’Afghanistan, ce sont des montagnes à perte de vue. J’avais l’impression d’être au milieu des Pyrénées car ce sont les seules autres montagnes que je connais. C’était rien l’Afghanistan. L’horreur, c’était en Côte d’Ivoire. On avait été envoyés pour encadrer les rapatriements en 2003. Ce que j’ai vu, je ne savais pas que c’était possible. Vous savez, quand on nous entraîne — moi, c’était à Bayonne — on nous vide le cerveau et on nous prépare comme des machines. À Bayonne, à l'entrainement, moi, j’étais un bon, j’étais à fond. Mais sur le terrain, c’est une autre histoire. Un jour je me suis trouvé face à un gamin qui m’a tenu en joue avec sa kalach, je le vois encore tout jeune, eh bien si mon binôme n’était pas arrivé à ce moment-là derrière moi, en le surprenant, je ne sais pas comment ça se serait terminé. Je le vois encore détaler, le gamin avec sa kalach. » 
À cet instant je comprends qu’il ne parle pas de sa fin à lui mais de la décision qu’il aurait pu prendre pour la fin du gamin en face de lui. Et il poursuit : «Il y a des choses que j’ai vues et je n’ose pas en parler, je ne le raconte jamais et surtout pas à ma femme. » Il a marqué un pause en tournant autour de la table, m’a demandé de me retourner et je vois maintenant avec plus de précision les tatouages de ses avant-bras qui appuient doucement sur mes clavicules, il marque une hésitation puis dit : « À vous, je vais le raconter, vous avez l’âge de l’entendre. Vous pouvez comprendre. » 
Il y a des instants tels que celui-ci où je voudrais ne pas être envisagée comme celle qui peut comprendre et entendre mais je n’ai pas voulu l’interrompre, il avait d’ailleurs repris son récit. « Quand vous arrivez dans un village après une opération et que vous retrouvez toute la population massacrée et que vous tombez sur une femme à terre, avec les seins coupés et le ventre en sang. Et elle n’était pas morte, elle gémissait sous mes yeux, comment on peut supporter ça ? J’ai vu des hommes jouer au foot avec la tête d’un enfant. Comment c’est possible ? Et je l’ai vu. Ça s’est passé. Comment les hommes peuvent-ils agir de la sorte ? Ça ne pouvait plus durer pour moi, je me suis cassée le genou et j’ai été rapatrié en France. » 
Là, je ne sais plus s'il s’est cassé le genou ou si son genou s’est cassé. Et d’ailleurs il insiste : « Je me suis cassé le genou et comme ça, c’était fini, je n’y suis jamais retourné. J’ai mis quinze ans à ne pas devenir fou. Et avec personne pour m’aider. Maintenant ça va. En rentrant, j’ai décidé de faire une école d’ostéo et de venir vivre dans le Gers.  
- Vous avez quel âge ? 
- Je suis né en 1980, cette année je vais avoir quarante et un ans. » 
Il était si jeune et tellement brisé. À quarante ans, il portait déjà un fardeau de violences qu’il peinait à mettre en mots. 
Lorsque nous nous sommes quittés, il m’a tendu la main et j’ai tendu la mienne sans que nous ne les rejoignions. Il m’a dit : « Nous ne pouvons pas nous serrer la main, mais j’aurais aimé. » 
Je suis repartie sans lui avoir dit que j’aurais aimé bien plus. 
Il avait l’air d’un homme brisé que l’on veut serrer contre soi.

mardi 5 janvier 2021

Une putain de journée de merde.


 Hier j’ai lu le long entretien que Camille Kouchner a accordé à l’Obs pour la sortie de son livre « la Familia grande » et je suis arrivée à la fin en retenant mes larmes. Je ne pleure qu’à certaines occasions. J’ai fixé des limites sur les occasions de pleurer mais en aucun cas sur leur fréquence et c’est bien d’ailleurs parce que ces occasions se répètent tellement souvent  que j’ai décidé de limiter mes larmes à ces deux seules occasions : la traite d’enfants et les abus sexuels sur les enfants. Parfois les deux vont ensemble. 

Camille K. dit qu’elle n’a pas écrit à la place de son frère. Elle a écrit parce qu’elle ne pouvait plus se taire. C’est son frère qui a été abusé par son beau-père Olivier Duhamel, qu’elle ne cite d’ailleurs pas mais que tout le monde a parfaitement reconnu. Il a bien dû se reconnaître lui aussi, puisqu’hier, il a démissionné de toutes ses fonctions. C’est son frère et c’est toute la famille qui souffre. Quand Camille K. est allé se confier à sa mère, cette dernière lui a répondu : «Mais enfin, de quoi vous vous plaignez, vous avez tous les deux un boulot, des enfants … ». Quand son frère victime des abus de son beau-père, a accepté de tout raconter à sa mère, elle lui a répondu  : «Et puis, il n’y a pas eu sodomie. Des fellations, c’est quand même très différent. » 

C’est ce qu’on m’a dit aussi après que j’ai raconté des dizaines d’années plus tard : « Tu n’as pas été violée ». Lorsque j’avais onze ans, je ne savais même pas ce que ça voulait dire, être violée, je n’ai jamais eu ces mots dans ma tête alors que je savais parfaitement que ce que cet homme faisait n’était pas normal, surtout quand l’homme est un grand-père en qui vous avez confiance. 

Encore aujourd’hui, pour être certaine que ce comportement est malsain, je me force à imaginer mon mari dans le rôle du grand-père observant sa petite fille se déshabiller, debout dans l’encadrement de la porte de sa chambre. Je me passe l’image jusqu’à la nausée et la nausée me vient vite. Je suis obligée de mettre en route ce processus, je suis obligée de me coller la nausée pour me redire que ce n’est pas normal de regarder une petite fille de onze ans se déshabiller. J’ai ce besoin de vérifier puisque l’on m’a dit que ce n’était pas grave. 

C’est insupportable comme il m’est insupportable de m’entendre dire que j’ai écrit des méchancetés et que ça ne se fait pas. Il faut oublier. On ne dit pas du mal comme ça de personnes de sa famille. Et puis, dans le fond, est-ce que je n’aurais pas tout inventé ? Ces histoires-là, on les dit dans le secret du cabinet d’un psy et ensuite on se tait. C’est ce que j’entends encore maintenant.

C’est toujours la même histoire, on inverse les rôles et les victimes deviennent des coupables. 

J’ai attendu des décennies pour l’écrire et je me suis longtemps demandée pourquoi je n’avais rien dit avant. Aujourd’hui j’ai réalisé que c’est sûrement ce que j’avais le mieux réussi, ne rien dire à mes parents puisque l’on m’aurait répondu que ce n’était pas grave et cette réponse  aurait été  bien plus destructrice  à entendre pour la petite fille de onze ans que pour l’adulte que je suis devenue. 

J’ai lu les mots de Camille K. émue d’y trouver autant de correspondances. Je suis allée lire le Wikipédia d’Olivier Duhamel et y ai appris qu’il avait adopté deux enfants au Chili. Cela n’avait évidemment rien à voir — c'est une sorte de hasard —  avec le récit de Camille K., mais ce hasard m’a fait, à moi,  une autre claque qui  m’a immédiatement amenée sur l’autre occasion de pleurer que je m’autorise. 

C’était vraiment une putain de journée de merde.