mardi 10 décembre 2019

Les mères

Le lac de Saint Gervais.

Son fils est mort dans la nuit, sans prévenir, sans alerte, sans rien d’autre qu’une mort subite annoncée brutalement.
Elle a appelé ses amies, d’autres mères, elle leur a dit que son fils était mort aussi brutalement qu’on lui avait annoncé quelques instants auparavant.
Deux mères sont arrivées dans la maison familiale de l’Aveyron  pour accompagner  l’orpheline de son fils. Quel mot écrire pour dire une mère qui perd son enfant ? Il n’en existe aucun dans le vocabulaire français et je ne sais pas si il en existe dans d’autres langues. C’est un état anormal de perdre un enfant et c’est surement la raison de cette lacune de vocabulaire, personne n’a trouvé utile de chercher un mot ou alors c’est tellement horrible qu’il  n’y a pas de mots …
Les deux mères se sont installées. Elles ne se connaissaient pas et rapidement elles ont accordé leurs pas, elles ont croisé leurs mains au-dessus de l’évier et des casseroles en échangeant des regards et quelques mots. Rien n’avait besoin d’être dit puisque rien d’autre n’existait que le deuil de cet enfant qui était aussi un peu le leur.
La mère orpheline de son fils flottait dans ses sanglots retenus et traversait les pièces comme un étrangère invitée dans sa propre maison et dont deux autres mères avaient pris possession pour une longue semaine.
Les hommes qui sont venus n’ont pas trouvé leur place dans cet univers de mères, ils sont restés en retrait du chagrin investi par des femmes que l’on imaginait  drapées de manteaux noirs et de voiles de deuil se serrant l’une contre l’autre dans leur douleur de mères.
Les deux mères se sont découvertes mises à nue dans leur chagrin, elles n’ont pas cherché à supplanter l’autre ou à rivaliser, la souffrance avait créé le parfait accord entre elles deux, avait fait disparaître les convenances de présentation et la période d’observation de l’inconnu, il n’y avait plus que l’essentiel entre ces deux mères liées par leur amie orpheline de son fils.
L’essentiel devient alors beau et émouvant.
Les deux mères se sont parlées de leurs souffrances de mères, elles pleuraient la mort du fils, elles pleuraient des vies abimées, elles se promettaient de continuer à vivre, elles se sont dites leurs désarrois sans pudeur, elles se sont parlées.
Les deux mères ont pris la mère orpheline de son fils dans leurs bras et l’ont bercée longuement comme leur enfant, comme cet enfant que l’on pleure aujourd’hui et qu’elles avaient elles aussi tenu dans leurs bras et serré contre leur poitrine.
Dans le deuil de cet enfant, les mères étaient présentes pour accomplir une sorte de ronde de femmes autour de la mère orpheline de son fils.
On aurait dit un rite intemporel qui se déroulait malgré nous et avec nous.

samedi 5 octobre 2019

La boulangère de Montauban





Je suis difficile pour le pain, Jno dit que c’est pas que pour le pain mais qu’il est quand même d’accord avec moi pour dire que c’est super difficile de trouver une bonne boulangerie, mais que comme c’est lui qui va acheter le pain tous les matins, il le prend un peu pour son compte quand je chipote qu’il n’est pas bon mais il ne le trouve pas bon lui aussi.
Il y a quelques semaines, des copains nous ont dit qu’à Montauban il y avait une très bonne boulangerie-pâtisserie, pas aussi bonne en pâtisserie que la réputée du centre-ville mais quand même bonne et que pour le pain ils étaient excellents. Montauban, c’est à une demi-heure de chez nous, un peu loin pour notre pain quotidien et il n’y a que dans Les tontons flingueurs qu'on ne quitte pas Montauban mais le samedi matin on vient justement à Montauban pour le grand marché des producteurs et on se dit qu’on peut essayer cette boulangerie pour avoir du bon pain une fois dans la semaine.
Le premier samedi où nous sommes entrés dans la boulangerie recommandée par nos copains, nous avons expliqué que nous ne savions pas quel pain nous voulions mais que nous venions chez eux pour acheter du bon pain. C’est tout. La boulangère nous a questionnés sur nos habitudes, nos goûts et nous nous sommes décidés pour "un bucheron", une grosse miche qui se garde bien nous dit-elle. Et puis se saisissant d’une baguette qu’elle coupe en deux, elle nous la tend en disant, vous gouterez  celle-ci et vous me direz si vous l’aimez aussi.
Et on a tout aimé.
Le samedi suivant, nous sommes passés lui acheter "le bucheron", et cette fois-ci elle nous a glissé un petit sac dans lequel elle avait mis des financiers. Pour qu’on goute, dit-elle.
Ce matin, je suis entrée dans la boulangerie en lui disant, bonjour, voilà vos clients du samedi ! Et elle nous sert "le bucheron" habituel. Jno me dit, prends des gâteaux pour le goûter et je choisis deux tartelettes pendant qu’il lorgne sur un petit saint Genix. Les Lyonnais et les Rhônalpains  connaissent cette brioche aux pralines rouges qu’on ne trouve qu’à Lyon et dans sa banlieue et qui est inconnue dans le sud-ouest. C’est vraiment une surprise de voir un Saint Genix à Montauban, déjà rien que de le voir, ça illumine notre journée et on achète le Saint Genix pour nos goûters de la semaine. La boulangère continue à discuter avec nous et Jno lui raconte qu’il est Grenoblois, et elle nous dit qu’elle aussi n’est pas d’ici, qu’elle vient du nord et que son mari est Picard et ça commence à faire beaucoup de points communs. À son poignet gauche cinq joncs en or, au mien il n’y en a que quatre mais nos deux poignets semblent en miroir. Jno lui dit que je n’en ai que quatre car il m’en offre un par dizaine d’années de mariage et que j’en aurai cinq moi aussi dans pas très longtemps. Elle semble surprise par notre longévité et nous raconte l’histoire des joncs de ses poignets en emballant nos achats. Et puis elle choisit deux autres petites brioches au sucre qu’elle met dans un sac en papier. Elle se retourne ensuite vers ses étagères de pain en nous demandant si on aime le fromage et nous choisit une baguette aux raisins qu’elle emballe aussi dans un sac. Et maintenant, alors qu'il y a une montagne de pains et de brioches emballés sur le comptoir, elle part dans l’arrière-boutique et revient avec un immense sac en papier kraft dans lequel elle place nos achats et ses cadeaux. Elle colle le sac dans les mains de Jno et nous ne savons plus quoi dire. 
Je lui bredouille un merci beaucoup et lui dit que samedi prochain elle ne nous verra pas car nous serons à Grenoble, je lui dis ça un peu comme si elle nous connaissait déjà suffisamment pour s’inquiéter de ne pas nous voir. Je sens bien que c’est un peu ridicule de lui dire mais c’est trop  tard, je l’ai dit toute émue par ce sac de cadeaux et de bienveillance.
Et je lui dis, au revoir madame, à dans quinze jours.
Elle me répond, Christine, je m’appelle Christine.
Je suis prête à fondre en larmes dans la voiture et une fois le gros sac de papier kraft posé sur le siège arrière, je dis à Jno, tu crois que ça se voit à ce point que nous sommes tristes ?
Il me dit, oui peut-être mais il ne faut pas te poser la question de cette manière-là, c’est simplement qu’il y a encore des gens qui sont extrêmement gentils.

dimanche 21 juillet 2019

Insomnies créatives




Mercredi dernier des amis sont venus diner chez nous et m’ont apporté un bouquet de fleurs.
On pourrait en rester à cette phrase qui ne fait ni un billet de blog ni un statut Facebook puisque c’est très gentil comme attention mais tout le monde s’en fout, sauf moi qui ai eu un bouquet de fleurs et que même si chacun raconte l’intime de sa vie sur les réseaux sociaux, Véro et son bouquet de fleurs, ce n’est pas la robe de Pipa Middleton ou les homards de De Rugy.
Sauf que dès que l’on m’offre un cadeau, je fais du chemin dans ma tête la nuit quand je ne dors déjà plus et que je m’efforce d’embarquer mon cerveau vers des rives artistiques pour l’empêcher de me faire pleurer. Et si le cadeau est un bouquet de fleurs, je cherche comment je vais pouvoir le faire sortir de son vase au moins pour un après-midi, comme l’on rêve d’ouvrir la cage aux oiseaux. Le gros avantage avec des fleurs, c’est qu’on est certain qu’elles ne s’envoleront pas et ça enlève déjà ce stress-là, on les pose et on les récupère, ça vous chie pas dessus non plus, enfin ça, c’est l’autre partie de l’histoire parce que quand même un peu.
Au bout de la deuxième nuit d’insomnie j’avais trouvé mon idée, le bouquet était celui de ma série de femmes blues que j’ai peintes  l’année dernière et j’allais faire une femme blues en photo et comme je n’ai pas de femme sous la main, j’allais incarner la femme blues.
J’ai mis toute une journée à oser en parler à Jno car il me fallait son aide. J’avais essayé de bâtir un plan en solo mais c’était vraiment compliqué de tout faire au retardateur surtout que je n’ai plus de trépied photo et qu’il fallait trouver aussi une idée pour tendre mon fond noir. Finalement je me suis lancée à lui exposer mon projet et contre toute attente il m’a suivie sans hésiter et a eu l’idée de tendre le tissus noir sur une étagère métallique que nous avions à la cave.
Tout le début de l’après-midi s’est passé en bricolage car il a fallu monter l’étagère deux fois, en premier de la  cave et la monter ensuite avec des boulons et des écrous, tout nettoyer et puis repasser le tissus pour enlever le moindre pli qui accrochait la lumière et le tendre sur l’étagère. Cette installation ingénieuse offre l’avantage d’être légère et mobile.
J’ai fait quelques essais en plaçant Jno devant le fond et en éclairant avec la lumière naturelle venue par la fenêtre et ça collait pas mal avec ce que je cherchais.
Ensuite je me suis occupée de moi un peu angoissée car je n’ai plus l’âge de l’époque où je posais pour les photographes … J’ai maquillé mes yeux et me suis faite une bouche rouge torride du rouge des anthuriums, j’ai enfilé un pull en laine noir malgré la chaleur torride elle aussi et bien plus que ma bouche, c’était le seul vêtement qui correspondait au visuel que j’avais construit pendant mes insomnies.
Et nous avons démarré la prise de vue qui reste le moment tendu où l’on risque de s’engueuler vu que Jno n’a toujours pas compris comment fonctionnait un appareil photo et qu’il faut le surveiller pour qu’il ne dérègle pas tout en baladant ses doigts sur le boitier. Sa collaboration technique doit se limiter à appuyer sur le déclencheur, auparavant je dois avoir tout vérifié et j’hésite même  à lui tracer une ligne au sol comme à la pétanque.
Hier tout s’est bien passé car je crois qu’il a immédiatement compris mon angle alors que je ne lui avais rien dit de mon projet, je préfère souvent ne pas trop dévoiler mon idée pour garder ma liberté jusqu’au dernier moment. J’avais aussi eu cette stratégie sur le plateau de France 2 avec Élise Lucet, personne ne savait vraiment ce que j’allais dire, je trouve beaucoup plus fort de surprendre son entourage car cela permet de se surprendre soi-même et de créer de l’émotion.
Jno me prenait en photo, je posais, je tournais le bouquet, je l’agitais dans mes cheveux, je le mettais dans mes bras, je pensais à mes femmes blues, je pensais à ma petite femme blues.
Lorsque j’ai trié mes photos sur l’écran, j’ai rapidement été satisfaite du résultat, nous étions arrivés au projet de mes nuits d’insomnie.
Une seule chose inexplicable et inexpliquée, un énorme reflet jaune sur tout le devant de mes cheveux et qui était irrécupérable malgré Photoshop et Lightroom réunis (oui, je paie les deux licences, alors je suis contente de les citer). J’incrimine une lampe qui est restée allumée mais en refaisant une prise de vue, j’ai toujours des cheveux très jaunes autour du visage. Je suis assez contrariée car je fais une fixation sur le blanc platine de mes cheveux et pour ceux qui imaginent que je n’y fais rien, je leur fais absolument tout, sauf une coloration.
Je n’arrive pas à comprendre ce qui a créé ce reflet et je me résous à appliquer un filtre qui efface le coté pisseux de ma chevelure.
Fin d’après-midi, je vais me rafraichir à la salle de bain car le pull de laine à manches longues était une épreuve bien transpirante même si je vous rassure, je l’avais enlevé dès la fin de la prise de vue. Je me regarde dans le grand miroir et là, stupeur et aussi tremblements, je me vois exactement comme sur l’écran de mon Macbook Pro (je cite toujours car je ne l’ai pas volé) : J’ai les cheveux jaunes !
Ce n’est même pas un reflet, c’est carrément une coloration jaune sur toute la bordure de mon visage et c’est en vrai. Pour vérifier, je me précipite vers Jno, regarde mes cheveux,  ils sont jaunes ou pas ? Ah oui, il me dit, ils sont tout jaunes !!!!!!!
Long moment de solitude où j’imagine qu’un sort m’a été jeté et qu’il va falloir couper mes cheveux surtout ceux autour du visage et je prie pour que la coupe mulet revienne vite à la mode … Je cherche quel est l’intervenant matériel qui a pu colorer mes cheveux et soudain je comprends que c’est le pollen des lys du bouquet que j’ai baladé sur mon visage qui s’est accroché sur mes cheveux et les a colorés. Je me souviens que ce pollen est un puissant colorant …
Je me suis lavée les cheveux et j’ai récupéré mon blanc platine.
Dans mes nuits insomniaques de projets artistiques, j’avais tout balisé, tout prévu, sauf le pollen des lys.

Je n'ai plus pensé à dire (mais c'est mieux de préciser pour mes quatre fidèles abonnés) que tout était vrai et que toute ressemblance avec les personnages cités n'est pas fortuite mais voulue, que Jno, c'est Jno, et que moi, c'est moi.