lundi 8 septembre 2014

Jean-Luc

A la Maison de la Radio avec Jean-Luc

C’était  à Sainte Féréole, cet été pendant la Biennale Internationale  d’Aquarelle 2014 nous déjeunions à l’unique petit bistrot du village avec d’autres artistes et les organisateurs G. et son épouse G.
Les conversations s’égrainent joyeusement, j’évoque Pierre Desproges comme je le fais souvent car il me manque. Un peu comme Brel me manque aussi.
G. (l’organisateur du salon) me dit alors : - je connaissais très bien Pierre Desproges, je déjeunais souvent avec lui à la Maison de la Radio à l’époque des Flagrants Délires. 
Il m’explique alors qu’il est ingénieur du son et a fait toute sa carrière à Radio France.
Radio France, France Inter … des mots magiques pour moi.
J’aime la radio et les voix de la radio ont accompagné toute une partie de ma vie.
Dans notre vieille maison du sud de Grenoble, France Inter rythmait mes journées jusqu’à la nuit.
Et je me souviens de Jean-Luc Blain, de Passerelles, de cette rencontre au printemps 1985. 

Jean-Luc, grand reporter revenait du Sri Lanka. Rentré clandestinement dans le pays pour rencontrer les combattants tamouls du LTTE (Front de libération), il témoignait sur les ondes de France Inter dans son émission« Passerelles ».
Jno et moi étions aussi juste revenus du Sri Lanka avec notre toute petite Maria dans les bras.
Et j’entends les mots de Jean-Luc en écho à ce que nous venions nous aussi de voir et de vivre au Sri Lanka.
Il est émouvant, sa voix m’emporte à nouveau au Sri Lanka, mais dans la guerre de Jaffna, dans l’horreur des combats.
Alors je poste un courrier à Jean-Luc, juste pour lui dire qu’il me touche.
Ce n’était pas encore l’immédiateté d’Internet, il fallait écrire sur du papier et coller un timbre.
J’oublie car je n’attends rien.
Et le surlendemain le téléphone sonne : Vous êtes Véronique Piaser ?Je suis Jean-Luc Blain. 
C’est le début de l’histoire.
Nous avons parlé au téléphone.
Et Jean-Luc me dit : -Vous avez beaucoup de choses à raconter vous aussi.Vous avez une belle voix. Venez le dire sur France Inter à Passerelles. 
Je lui dis que je peux venir dans 3 semaines.
Il éclate de rire et me dit : -Mais dans 3 semaines, je serai peut être mort ! Vous venez après-demain et on fait Passerelles ensemble en direct. 
Alors, j’y suis allée.
J’avais envie de le faire.
A la maison de la radio, j’ai traversé des couloirs, plein de couloirs jusqu’à son bureau. Il m’expliquait tout, me nommait des journalistes qui passaient des portes.
Nous avons déjeuné ensemble car je crois me souvenir que« Passerelles » était programmé de 14h00 à 15h00.
Je ne savais pas ce que j’allais dire, ce qu’il attendait de moi.
Ce jour là, il m’a appris ce qu’étaient le professionnalisme et la confiance.
Il m’a dit : -Tu n’as rien à appréhender, c’est moi le journaliste et c’est moi qui mène l’émission. Tu réponds à mes questions, tu dis ce que tu as à dire, c’est tout. 
J’ai réalisé que c’était lui le patron, que c’était son émission et que je pouvais lui faire confiance car si il y avait un vrai risque, c’était bien lui qui le prenait.
Après tout est devenu simple car Jean-Luc s’est effectivement comporté comme un grand professionnel et m’a offert ce cadeau de me sentir à l’aise en direct dans un studio d’enregistrement.
A la fin, il a reposé son casque, et m’a dit : - Bravo, mais je pense que l’ambassade du Sri Lanka ne va pas être très contente de ce que nous avons dit cet après midi. J’espère que tu pourras encore avoir un visa ...

Nous sommes restés en contact pendant longtemps après ce direct.
Je passais le voir à la Maison de la Radio quand je venais à Paris.
Nous nous téléphonions régulièrement.
Si je ne le voyais pas, je l’entendais sur France Inter puis ensuite sur TFI où il a travaillé comme grand reporter avec Tony Comiti.
Sa voix, sa magnifique voix qui transportait ses témoignages à la si belle écriture.
Je lui dis un jour combien j’aime sa voix avec ce léger vibrato.
Il sursaute et me dit : - Ah bon ? un vibrato ? 
Je comprends que cela ne lui convient pas et pourtant je persiste : - Oui,et c’est justement ce qui donne ce côté émouvant au texte de tes reportages.
Il sourit et je vois bien que cela ne lui va pas. Mais il sourit.

Un jour il m’a demandé quel avait été le déclencheur de mes convictions politiques.
Il me dit :- Pour moi c’est Le Che. 
Je lui dis :- Pour moi c’est Allende et le 11 septembre 1973. 
Et l’on refaisait le monde comme deux gauchistes convaincus.
Lui, il avait déjà vu le monde et affronté les guerres et les hommes, moi pas encore.
C’était l’époque des premiers otages, Kauffmann, Seurat, Carton et Fontaine au Liban. Je m’en émouvais, il était surpris par mon engagement. Il me racontait les coulisses du métier et se laissait aller à des confidences secrètes.

Et puis je l’ai perdu de vue.
Sa voix avait disparu des radios, de la télé.

En 2010 ou un peu avant ou un peu après, j’ai tapé son nom dans Google et je vois qu’il est parti aux Marquises plusieurs années puis revenu en France il s’est installé chez lui, sur l’ile de Groix où il a créé le Festival du film Insulaire.

Et l’histoire recommence mais sans enveloppe ni timbre cette fois c’est Internet qui transporte mon message vers lui.
C’est encore le téléphone qui sonne à croire que Jean-Luc n’aime pas écrire, et j’entends : -Bonjour. Est ce que j’ai toujours la plus belle voix de France Inter ???
Oui Jean-Luc tu as toujours ta voix avec ce léger vibrato, même si tu n’en veux pas de ce vibrato qui me charme.

Et il me raconte sa vie à Groix et son festival du film Insulaire.
Il me dit : - Tu n’as pas envie de venir ? C’est quand même incroyable ce que je vais te dire : cette année le pays qui est l’invité d’honneur, c’est le Sri Lanka.

C’était vraiment l’histoire qui recommençait.
Comment croire au hasard ?
Moi, je n’y crois pas.
J’aime mieux la notion de synchronicité.

Nous sommes allés à Groix et j’ai revu Jean-Luc en patron du festival.
Nous avons visionné tous les films Sri Lankais dont certains étaient bouleversants.
Nous avons bu des bières ensemble.
Jean-Luc m’a raconté des morceaux de sa vie aux Marquises.
Il m’a reparlé de son reportage au Sri Lanka en 1985.
Il a cherché la veille à récupérer les enregistrements mais ne les a pas retrouvés.
Il se souvient de son interview du leader du LTTE et me dit : - Il était fou furieux ce mec … Je ne pouvais pas le dire comme ça à l’époque …
Il semblait fatigué par la vie, toujours fêtard mais fatigué.

Les yeux plissés et les cheveux valsant autour de son visage il râlait sur le gardien du parking du festival qui lui donnait des ordres pour ranger son véhicule, une espèce de 4X4 déglingué.
Il râlait tout en se pliant aux directives du mec et il disait : -Mais il me tartine les couilles celui là ! 
Je trouvais l’expression à la fois vulgaire et mignonne.

Le lendemain de la clôture du festival, je suis allée lui dire au revoir.
Il m’a serrée dans se bras, il avait les larmes aux yeux en me disant au revoir et je le sens encore légèrement appuyé sur moi et me serrant fort sur lui.
Je le sens.

C’est tout cela que je raconte à G. à Sainte Féréole.
Nous cherchons le nom de la journaliste qui était la compagne de Jean-Luc.
Nous avons oublié.

De retour à l’expo, je me connecte pour trouver ce nom qui m’échappe et je tape Jean-Luc Blain sur Google.
C’est un carnet noir qui me répond.
Je ne sais plus ce que cela veut dire et je le sais très bien.
On dit carnet blanc pour un mariage.
On dit carnet rose pour une naissance.
Et on a donc inventé le carnet noir.
C’est qui le connard qui a inventé le carnet noir ?????????????
C’est qui cet abruti qui me fait pleurer ??????????????

Je cours et je cherche G. pour lui dire : - Jean-Luc est mort !
Il ne savait pas lui non plus.
Nous traversons quelques secondes de sidération.
G. me dit : - C’est étrange la vie. Nous ne nous connaissons pas et en quelques instants nous avons partagé une même douleur.

Moi, j’ai dit à Jean-Luc une dernière fois : - Ce carnet noir, il me tartine les couilles …