mardi 11 août 2015

Francesca et les boules de chagrin.

"Les ombres de Francesca Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile" Ary Scheffer

Ils sont une petite famille. 

C’est comme ça que l’on dit quand il y a un papa, une maman et deux enfants.

Le papa s’appelle Pierre, il a 28 ans, il est jardinier dans une entreprise paysagiste  de la commune.
La maman s’appelle Francesca, elle a 25 ans.
Les deux enfants, deux petits garçons, l’un est encore un bébé et l’ainé doit avoir 3 ans.
Ils habitent une grosse maison en face de chez Christelle ma meilleure amie, mon amie de cœur. Nous avons chacune à peine 30 ans.

Je connais Francesca parce qu’elle est la voisine de Christelle et qu’elles sont devenues amies. Alors, l’amie de sa meilleure amie, on la croise souvent, on rigole ensemble et on finit par devenir copines.
La semaine, on se fait des après midi gouter et épilation à trois en attendant de récupérer les gamins à la sortie de l’école.
Parfois, une ombre passe pendant ces après midi de filles. C’est Pierre qui revient d’un chantier et qui circule discrètement dans la maison. Je ne sais pas vraiment ce qu’il passait faire car il était toujours silencieux et ne se montrait pas. Je  ne le connaissais pas, juste une silhouette que je devinais jeune et sportive avec des cheveux bruns ébouriffés.
Francesca était du format d’une souris, une sorte de femme miniature. Elle riait et sautillait. Elle voulait nous dire qu’elle était heureuse et que tout allait bien.
Je pense que j’ai rapidement senti que tout allait mal. Je voyais l’ennui de Francesca, ses journées qui ne passaient pas. Je crois que le mot qui convient le mieux pour qualifier les journées de  Francesca, c’est désoeuvrement.
J’ai dû parler de ce désoeuvrement  avec Christelle et elle me dit que Francesca ne sait pas lire. Je reste sidérée, ça je m’en souviens très bien. 

Je parle de ces souvenirs avec prudence, j’hésite à affirmer car je ne me souviens pas précisément de tout. Je ne veux pas trahir Francesca et son histoire.

Certains moments de ces souvenirs sont très limpides, d’autres sont plus embués. Je voudrais rester juste.
Christelle me raconte donc que Francesca est arrivée de Sicile avec sa famille quand elle avait une dizaine d’années et que la directrice de l’école de la commune dans laquelle ils se sont installés l’a mise dans une classe de CP pour qu’elle apprenne à lire et à écrire. 

Francesca était perdue et humiliée au milieu de ces enfants de 6 ans dont elle ne comprenait pas les conversations et auxquelles elle ne se serait de toute manière pas intéressée car elle avait 12 ans, était Sicilienne et personne ne s’occupait d’elle.

Elle a appris à parler français, mais s’est arrêtée là. La lecture et l’écriture sont restées des notions interdites et mystérieuses.
Pour que ses journées soient moins insupportables à faire passer Pierre lui a enregistré des clips de musique et elle branche le magnétoscope, enfile la cassette et la musique disco remplit le vide de sa vie.
J’écoute parler Christelle qui connaît bien Francesca et je réalise l’étendu des dégâts. C’est sous cette forme que j’ai ressenti la vie de Francesca, comme un ravage, comme un gâchis … Et je me souviens aussi que j’ai été totalement déconcertée par la révélation de son illettrisme. J'étais encore naïve, je ne savais pas qu’il était  possible de vivre dans un tel isolement intellectuel.
Pierre passait toujours comme une ombre discrète lors de nos après midi de filles, je n’attrapais toujours rien de lui, pas un regard, pas un bonjour, juste parfois une voix qui interpelait Francesca pour lui dire : - À ce soir.

Et il y a eu cette soirée de 14 juillet où nous marchions Jno et moi sur les bords de la rivière, attendant que la nuit tombe pour que le feu d’artifice soit tiré et  arrivant face à nous, je reconnais la petite famille. Francesca  pousse le petit dernier qui dort dans sa poussette et Pierre marche à ses côtés l’ainé juché sur ses épaules. 

Nous nous arrêtons, je présente Jno et Francesca nous présente Pierre.

Je peux enfin le voir et dans cette lumière entre chien et loup Pierre est un homme très jeune. Il est pétillant. Il semble heureux.
Francesca sautille et bondit. 

Nous repartons et Jno me dit : - Qu’elle est mignonne cette petite nana.

C’était la dernière fois, je ne le savais pas.

Le téléphone a sonné et j’ai décroché pour entendre Christelle hurler : - Viens il y a eu un drame chez Pierre. C’est Francesca.
Nous y sommes allés. Pas chez Pierre et Francesca, nous sommes allés chez Christelle. Il y avait du monde rassemblé autour de la table de la cuisine, déjà plein de monde qui pleurait, qui s’agitait.
Christelle me dit : - C’est Francesca, elle a fait une connerie. C’est fini. Elle s’est pendue.
C’était une grosse connerie en effet, une connerie de taille et irréversible. Francesca était morte.
Les jours qui ont suivi ont défilé dans la chaleur d’un mois de juillet grenoblois, dans la moiteur de notre chagrin encore contenu par la stupéfaction et l’incompréhension de son geste.
Je ne suis pas allée voir Francesca sur son lit mortuaire. Christelle m’en a dissuadée  tous les jours qui précédaient ses obsèques. Elle me la décrivait, me racontant qu’elle avait été maquillée bizarrement et qu’on l’avait habillée avec la robe qu’elle avait achetée pour un mariage auquel Pierre et elle étaient invités le mois prochain.
Elle me dit : - Tu verrais, c’est une robe à franges genre rock and roll. Pas vraiment notre genre de fringues, mais elle, elle aimait ces trucs. 

Non, je ne vois pas très bien le truc, j’imagine juste les franges à plat. 
Quand je repense à ces jours qui ont suivi le drame, ce sont toujours les franges de la robe de Francesca qui me viennent à l’esprit. Et je vois des franges étalées à plat autour de son corps inerte alors que ces franges elle les avait imaginées bougeant et dansant autour de son corps vivant et charmant.

Des franges à plat, des franges qui ne dansent pas, des franges mortes. Je n’ai pas envie de les voir.
Christelle va souvent les voir. Elle me dit : - Ça me fait du bien.
Je comprends. Mais je n’irai pas.
Il y a eu le jour des obsèques. Un jour terrible dont je ne garde que l’image terrifiante  de Pierre marchant dans le cimetière le dos courbé, le dos effondré, les yeux au sol.

Et il a fallu passer à l’après.
Pierre ne voulait plus rentrer dans leur maison, ne voulait plus dormir dans leur chambre, ne voulait plus rien voir qui lui rappelait le drame. Il est allé s’installer ailleurs et nous a demandé de vider la maison.
Il ne voulait rien garder, il ne voulait plus rien regarder, plus rien toucher, plus rien sentir, plus rien ressentir.

C’est deux semaines plus tard que nous nous sommes retrouvés à plusieurs amis dans cette maison pour la vider de son histoire.
Je n’y étais pas revenue depuis que Francesca s’y était pendue et j’appréhendais ce que j’allais y trouver car personne n’y avait remis les pieds.
Je suis entrée et dans le séjour, j’ai revu cette longue crevasse qui coupait le carrelage du séjour en deux dans la diagonale. J’avais toujours été impressionnée par cette fracture due au tremblement de terre qui avait eu lieu dans le Vercors dans les années 60 et qui avait fortement ébranlé les maisons alentours.
J’ai regardé encore une fois cette fracture  qui me fascinait et je suis montée à l’étage. 

Christelle m’avait dit : - Nous deux, on va se charger de leur chambre. Vas-y, je te rejoins.

Je suis montée à l’étage et sur le palier ai levé les yeux vers le plafond.
Non. 
Surtout ne pas chercher de traces, ne pas chercher où, rien chercher,  rien voir, avancer droit devant toi et ne plus lever les yeux au plafond et aller direct dans la chambre.

Le lit est défait, les oreillers ont conservé  l’empreinte de la dernière nuit. Je m’assieds sur le bord et aspire une bouffée de courage pour m’attaquer au déblaiement de ces derniers souvenirs intimes.
Je m’empare de l’oreiller le plus proche de moi, celui qui est à gauche et en le soulevant je découvre un nid de petites boules. Une dizaine de petites boules de la taille d’une balle de ping-pong entassées sous l’oreiller. J’avance ma main vers cette colonie intrigante pour en saisir une et découvre au bout de mes doigts un petit amas de tissus dur et sec compressé en boule. Toutes ces petites boules sont des mouchoirs en tissus gorgés de larmes et de morve qui ont été pressés et roulés entre des mains désespérées pour former ces petites boules sèches accumulées sous l’oreiller …
Je comprends des larmes sans fin pour une vie sans issue  et mon cerveau ne me permet qu’une seule réflexion : - Elle n’utilisait pas de kleenex... Elle avait encore dans son placard une pile de petits mouchoirs en tissu fleuri.
C’est tout.
Je ne pense pas plus  et je jette les petites boules de chagrin dans le sac poubelle posé sur le sol, à mes pieds. En tombant les petites boules font bing et ploc comme deux grosses larmes.
Christelle arrive dans la chambre et je ne lui dis rien. 

Nous enlevons les draps, nous ne parlons pas, nous balançons tout dans de grands sacs que les hommes emportent  à la décharge.

La maison a été vidée et nettoyée de toutes ses traces et une autre famille est venue l’habiter.

La vie est revenue comme revient la vague, tout doucement presque délicatement pour faire encore vibrer nos existences hagardes.
Nous vivions sans Francesca. 

Pierre ne vivait plus.

Christelle survivait à peine à son chagrin.

Et puis un jour,  Pierre a décidé de recommencer à vivre. 
J’ai vu son regard nous regarder, j’ai entendu sa voix se faire entendre, j’ai senti sa main serrer la mienne, j’ai compris qu’il était vivant et qu’il nous le disait.

Pierre nous disait qu’il fallait vivre.

Aujourd’hui il s’est écoulé plus de 30 ans et je regarde Pierre.
Il est devenu un homme émouvant et bouleversant de sincérité
Il y a dans son regard cette immense bonté que l’on ne rencontre que chez les gens qui ont décidé de vivre pour donner le meilleur.