mardi 15 juillet 2014

Olga

C'était la pochette du 33T
Il y a 15 jours lors de notre passage à Paris mon frère Benoît nous a emmenés au mont Valérien à Suresnes.
Et là sur ces lieux lourds d’histoire, devant le mur mémorial, à l’intérieur du petit musée commémorant les milliers d’otages fusillés durant la deuxième guerre mondiale, un morceau de mon enfance s’est rappelé à ma mémoire. Un éclat de douleur dont j’avais été le témoin à l’âge de 10 ans et dont je  n’avais pas  compris à l’époque toute la violence qui l’entourait.

C’était en 1965, un pensionnat religieux dans lequel mes parents m’avaient placée, une sorte d’ambiance à la « Magdalene sisters ». C’est ce que j’ai pensé très longtemps plus tard quand j’ai vu le film de Peter Mullan, c’était assez similaire.
Je ne sais pas pourquoi j’avais échoué là et ce que j’avais pu faire pour mériter un tel traitement …
Ma tante était professeur de lettres classiques dans ce pensionnat et les week end en sa compagnie venaient adoucir mes semaines de calvaire.
Ma tante était une personne d’une quarantaine d’années très intellectuelle et assez étonnante. Cette personnalité sans doute dérangeante lui a valu de ne plus supporter la société et de ne plus être acceptée par sa famille. Elle a terminé sa vie totalement brisée.
En 1965, elle écoutait Brassens, Brel, Reggiani, Ferré et lisait Françoise Sagan et Simone de Beauvoir.

Durant un de ces week end où elle m’extrayait de la pension, elle me raconte que dans les jours précédents elle a fait écouter à ses grandes élèves de 3eme « L’affiche rouge » d’Aragon chanté par Ferré. Ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise la portée de cet acte quasiment révolutionnaire qu’elle avait commis  à l’époque dans ce pensionnat catholique hautement fermé et austère.
Elle me raconte donc qu’après avoir expliqué à ses élèves l’histoire des résistants du groupe Manouchian et de l’affiche rouge, elle les invite à écouter Léo Ferré sur son petit Teppaz.
Quand Ferré se tait, elle découvre une élève en sanglots sur son bureau.
Et elle continue à me raconter que cherchant à consoler  la jeune fille, elle entend celle ci lui dire qu’elle est la fille de Mélinée.
Tout ceci était totalement incompréhensible pour moi, je sais juste que ma tante à ce moment précis a besoin de me raconter, de dire l’horrible coïncidence dont elle a été témoin et instigatrice malgré elle.
Avec ses mots d’adulte elle me dit l’histoire de l’affiche rouge et me lit la lettre de Manouchian à sa femme Mélinée écrite la veille de son exécution :

« Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée, Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures…. J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse,j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon bonheur, … »

Et viennent encore les mots de ma tante pour me décrire l’horreur de la maladresse qu’elle a commise … Comment aurait elle pu se douter … Comment a t-elle osé diffuser un tel message ... Pourquoi existe il de telles coïncidences…
Plus tard la mère de la jeune fille et ma tante se sont rencontrées et  j’ai passé des journées à jouer avec cette jeune fille de 5 ans mon ainée, qui vivait avec gravité et responsabilité ses années d’enfance.
Je me souviens aussi très bien de sa mère, de Mélinée qui nous offrait le thé.
Le souvenir de cette jeune fille liée à l’affiche rouge ne m’a jamais quittée tant cette histoire était à la fois horrible et incompréhensible.
Je ne comprenais pas pourquoi elle pleurait telle une orpheline la mort tragique  d’un père qui n’était pas le sien. 
Je ne comprenais pas qu’elle pleurait avec Mélinée la mort de Manouchian.

Ce 1er juillet au musée du mont Valérien, debout devant la reproduction de l’Affiche Rouge, je lis les noms des 23 résistants exécutés, 22 hommes dont Manouchian et une seule femme Olga Bancic.

Je me souviens alors du prénom de la jeune fille, elle s’appelait Olga.