dimanche 29 janvier 2017

Tu es ma seule amie.


Dans les bras de Léo - 1980


Tu es ma seule amie.
C’est ce qu’il m’a écrit cette semaine.
Il s’était souvenu de la date de mon rendez-vous au CHU de Nimes et me demandait ce que les médecins m’avaient dit. Je ne me souvenais pas lui avoir donné la précision de la date et puis si, je me souviens maintenant, je lui ai souhaité une bonne année et c’est là que je lui avais dit que le 23 janvier était une date que j’attendais. 
Il s’en est souvenu et je suis émue par tant d’attention et je lui réponds en lui disant qu’il me touche, qu’il m’a toujours touchée. 
Il m’a renvoyé ces quelques lignes me demandant de lui dire dès que j’aurais des dates précises concernant ma santé et termine en écrivant : - Tu es ma seule amie. 


C’est Léo. 

Nous nous sommes rencontrés il y a trente-cinq ans, nous avions 25 ans. Nous sommes de la même année, le même âge à quelques mois près.
J’étais photographe et je ramais dans mon métier, je n’avais pas d’expérience, c’était difficile. Un jour, le commerçant voisin de mon studio photo me dit qu’un jeune cascadeur va tenter un record d’Europe en franchissant des voitures lui-même au volant d’une voiture lancée sur un tremplin, sur le parking d’un centre commercial de la région. Il me propose de profiter de ses entrées pour venir faire des photos. 
Et c’est comme ça que je me retrouve un dimanche après-midi au milieu d’une équipe de cascadeurs un peu fous, un peu mauvais garçons et un peu méfiants aussi de cette très jeune femme pas très sure d’elle et qui ne sait pas où se placer pour faire ses photos. 
Il vient vers moi, il me dit que c’est lui Léo qui va tenter le record de franchissement et que si j’ai envie de faire des photos de son saut, je n’ai qu’à me coucher sur le sol en bout de piste, juste avant l’endroit prévu pour son atterrissage, que c’est là que j’aurais les meilleures images. Je ne sais pas s’il se moquait de moi, s’il me testait, s’il était totalement inconscient, mais j’ai fait ce qu’il me disait et me suis couchée en bout de piste pour faire mes photos. 
Il a franchi les 26 voitures alignées, a atterri en bout de piste, a battu le record d’Europe et le lendemain mes photos étaient dans la presse.

Et ce jour-là Léo est entré dans notre vie.
Je ne sais plus comment il nous a dit qu’il n’avait pas de logement, je ne sais pas comment il se débrouillait, je ne sais pas de quoi il vivait, nous avons juste compris qu’il avait besoin d’un toit et il est venu habiter chez nous. 
Nous proposions souvent à des tas de gens de venir chez nous et ils sont nombreux à être passés mais lui, Léo, il est resté. 
Il est immédiatement devenu un membre de la famille mais je ne saurais dire quelle place il occupait. J’ai souvent envie de dire qu’il était un enfant de plus mais cela me paraît tout de même impossible puisque qu’à ce moment-là nos deux enfants avaient 7 et 5 ans et que les 25 ans de Léo ne pouvaient pas faire de lui un troisième fils. 
Il pouvait être mon frère et c’est sans doute cette relation-là qui est la plus proche de celle que nous avions même si ce n’est pas tout à fait celle dont j’ai le souvenir. 
C’est sans doute le mélange compliqué d’une relation mère-enfant et sœur-frère.
La seule relation que nous n’avons pas eue est une relation d’amants même si je pense que cet amour-là existait aussi entre nous.

Léo semblait n’avoir rien à faire à part sauter des voitures (et des filles) et passait tout son temps chez nous. Il ne voulait pas déranger, lavant ses affaires dans le lavabo, se débrouillant pour partir en fin de journée et revenir après l’heure du repas. Je crois qu’il désirait avant tout se faire oublier pour pouvoir rester. 
Ses activités sont restées assez longtemps mystérieuses jusqu’au jour où j’ai commencé à comprendre qu’il était un peu voyou quand il n’était pas cascadeur. Et comme ses activités de cascadeur restaient assez anecdotiques dans son emploi du temps, l’autre activité a fini par l’occuper sur un temps plein. 
Je disais à Léo que je ne voulais pas savoir ce qu’il trafiquait. Il me jurait que ce n’était pas de la drogue et ça je sais que c’est vrai. Il n’aurait jamais touché à ce type de trafic. Ce n’était pas des armes non plus.
Quand il était à la maison avec moi, il me parlait pour me raconter ses 25 années de vie. Sa vie, c’était l’abandon, le foyer de la DDASS, la famille d’accueil, la majorité à 18 ans qui l’avait mis dans la rue … Et la rencontre avec le milieu de Lyon et l’errance. Je sais la confiance qu’il a mise en moi car il m’a raconté tous ses secrets me demandant juste de l’écouter et ensuite d’oublier. Ce que j’ai fait.


Léo était un enfant, un frère fatigant. Il vivait une vie qui nous était totalement étrangère et que d’une certaine manière il nous obligeait à supporter. 
Nous avions été très clairs avec lui en lui disant que nous ne pouvions pas cautionner ses agissements et que nous préférions ne pas être informés de tout. 
C’était surement un peu hypocrite, mais nous aimions Léo et c’est dans cette sorte de compromis que nous vivions ensemble.


Son coté fatigant était que Léo était imprévisible. Il passait souvent  me voir dans le grand studio photo où j'avais fini par atterrir comme employée de comptoir et passait la porte en blouson de cuir et Ray Ban aviator narguant le patron qui n’osait pas l’empêcher d’entrer car il disait qu’il venait voir son amie Véronique. Il trainait autour du comptoir en discutant et le soir, de retour chez nous me déballait son butin. Il avait volé tout ce qui trainait à sa portée … des mini albums photos, des petits accessoires … 
Ça le faisait rire et moi aussi, un peu.


Un jour, il est entré dans le studio photo, tout le monde avait un peu pris l’habitude de ses passages, mais là, il était dans une super colère. Il m’a demandé de prendre mes clés de voiture et de venir avec lui. Je me suis exécutée car ça avait l’air sérieux et au volant de ma Peugeot il m’a fait faire le tour de Grenoble et de ses environs en faisant hurler les pneus. Et puis il m’a ramenée au studio photo et je n’ai jamais rien compris à sa colère noire sauf qu’il semblait chercher une fille qui lui avait fait un sale coup. Le soir il s’était calmé. 
Le patron du studio photo avait les yeux qui lui sortaient de la tête quand je me suis réinstallée derrière le comptoir mais ne m’a rien dit. C’était un immense silence de la part de tout le personnel. Finalement, il suffit peut-être de s’imposer ?


Léo s’impliquait de plus en plus, à l’entendre, il était un Mandrin moderne (c’était la région). Il prenait aux riches pour redistribuer aux pauvres. Il insistait d’ailleurs de plus en plus pour que nous profitions de ses largesses. 
Un jour que nous sommes revenus chez nous après un week end de congés nous avons découvert que nous étions branchés au jus de pigeon. C’est comme ça que s’appelait un branchement électrique « gratuit ». Léo en avait marre que nous ayons froid dans notre maison mal chauffée et nous nous sommes endormis ce soir-là dans une maison surchauffée aux convecteurs électriques. 
Je commençais à mal vivre la vie avec Léo. 
Et puis le jour où il nous a dit qu’il voulait nous offrir une voiture, on s’est vraiment affolés.


Ce jour-là, j’ai décidé qu’il fallait quitter Léo.
Il est parti et nous n’avons jamais plus eu de ses nouvelles pendant des dizaines d’années.

Je pensais tout le temps à lui car évidemment j’ai plein de photos de lui et un bout de vie aussi et tous ses secrets qu’il m’a confiés. 
Je pensais à lui et je me disais qu’il était mort. 
J’ai fouillé internet sans jamais retrouver une seule trace de lui, et de ses amis je n’avais que des prénoms… 
Le plus simple et le plus évident était d’admettre sa disparition.

Il y a trois au quatre ans, j’ai reçu un message sur Facebook, une « amie » qui me demandait si je me souvenais d’elle, qu’elle avait été la dernière petite amie de Léo et que nous l’avions reçue à la maison la dernière année. Elle me dit que ça fait plus d’un an qu’elle me suit sur Facebook, pensant attirer mon attention, n’osant pas venir vers moi directement.
Je ne me souviens pas, je mélange et puis je finis par me rappeler son visage, son prénom, des souvenirs. Alors, elle se confie et me dit que Léo est toujours vivant et qu’elle a eu un bref contact avec lui totalement par hasard. Elle me dit : - C’est un autre homme.
Et elle me raconte que Léo est marié et a deux enfants et est patron d’un grand hôtel. Elle a ses coordonnés et va lui mettre un message pour lui dire qu’elle m’a retrouvée.

Quelques semaines plus tard Léo m’a appelée. Il a dit : -Bonjour, c’est Léo.
Il voulait tout savoir de mes enfants, il me questionnait beaucoup sur notre vie. Moi, je n’osais pas lui demander comment il avait changé de statut. Cela ne se demande pas quand on ne sait pas comment poser la question et s’il faut la poser.

Nous nous sommes revus. Il nous a invités dans son hôtel. 
Léo le patron que tout le monde aime. 
Il n’a pas changé, sa démarche est identique, son corps est toujours celui que j’ai connu dans la salle de bain, mince et fin, son sourire est toujours aussi dévorant. Son intelligence fulgurante.
Il est le même mon Léo, mais avec des cheveux tout blanc. 
Il me regarde et me dit : - Tu es la fille que je croisais dans la salle de bain, Tu es la même mais avec des cheveux tout blanc. 
Nous avions vieilli de manière identique.

Il est heureux Léo, il nous raconte sa famille, ses deux enfants. 
Je le laisse parler, c’est lui qui sait de quoi il veut parler et surtout de quoi il ne veut pas que nous parlions.

Je sens qu’il faudra encore du temps pour qu’il n’ait plus peur de nous, des témoins que nous sommes de son autre vie. 
Je sais la douleur qu’il a dû surmonter quand nous l’avons abandonné et je sais que cela l’a fait tomber très bas et l’a mis en danger.
Je sais qu’à ce moment où il me retrouve et me reprend dans ses bras il a compris qu’il fallait que nous lui disions de partir pour qu’il ait un jour la force de se construire une vraie vie.


Et cette semaine, j’en ai enfin eu la certitude quand Léo m’a écrit : -Tu es ma seule amie.