lundi 15 juin 2015

Le désarroi de Flore





Elle arrive vers moi et m’appelle par mon nom pour que je la suive.
Elle est toute menue et perdue dans sa blouse blanche, presque invisible en ton sur ton dans ces couloirs tout blanc et gris, ou blanc et crème. Je ne sais plus très bien ce que l’architecte a associé au blanc mais gris ou crème de toute manière, c’est du moche et sans couleur. Si jamais le ciel de celui d’en haut existe, il est peut être de cette non couleur et ils essaient de déjà nous conditionner un peu. C’est à ça que je pense en la suivant et en la dépassant d’au moins une tête.
Je la retrouve chaque année  et j’aime la regarder ainsi  marcher devant moi légère et sérieuse. Chaque année je me demande ce qui a changé en elle et j’aimerais la voir sans sa blouse blanche informe et triste. Et elle ne change pas. D’une année sur l’autre quelques cheveux blancs peut être et c’est tout.
Elle s’appelle Docteur Flore C, Elle est jeune, elle est cancérologue et est en charge de mon dossier depuis plusieurs années.
Elle exerçait au sein de l’établissement de lutte contre le cancer de Midi Pyrénées qui se situait au centre ville de Toulouse jusqu’au printemps dernier. Et puis en 2014, gros déménagement de l’unité pour  partir s’installer dans le cancéropole au sud de Toulouse.
En septembre 2001, deux semaines après les attentats de New York, l’usine AZF explose à Toulouse en faisant des dizaines de morts, 2500 blessés et des milliers de Toulousains paniqués dans les rues.
Et Douste Blazy quelques mois plus tard venaient nous annoncer que sur le site de l’usine dévastée, allait se construire l’espoir du futur pour nous tous : le cancéropole de Midi Pyrénées.
Tout le monde avait l’air content, moi pas.
Déjà se réjouir d’être l’initiateur du cancéropole ou de l’oncopole comme l’on n’allait pas tarder à le baptiser, franchement je ne trouve pas ça à se tordre de rire et à sabler le champagne
Et je n’arrive pas non plus à visualiser ce projet sur les ruines encore fumantes et angoissantes d’AZF. Ce n’était pas L’Union Carbide à Bhopal, mais quand même. On avait été ce matin là quelques milliers à se faire secouer par un tremblement de terre et avoir pris des détonations dans les oreilles, alors imaginer que désormais l’endroit où  l’on me soigne allait se déplacer sur cette zone de malheur me répugnait complètement.
Pendant des années j’ai espéré que le projet ne verrait pas le jour et que Douste Blazy parti, on laisserait tomber l’idée de l’oncopole AZF.
Chaque fois que j’allais à mon rendez vous avec le docteur Flore C. je lui demandais où en était le projet AZF. C’était toujours au point mort et ça m’allait bien et puis un jour elle m’a dit : - l’année prochaine on se reverra sur l’oncopole, dans nos nouveaux locaux.
Elle avait l’air heureuse du changement.
Comme prévu, l’année suivante, je l’ai revue dans son nouveau bureau.
Pour moi, je ne voyais pas le changement ou plutôt si je le voyais, il ne me semblait pas "en mieux".
Mais docteur Flore C. , elle avait l’air de flotter dans le bonheur du changement, dans cet état de grâce qui suit toujours les bouleversements de la vie que l’on veut positifs même si on ne les a pas vraiment choisis.
Elle est même tellement heureuse à ce premier rendez vous qu’elle n’hésite pas à me dire qu’elle ne pourra pas lire mes radios car son négatoscope n’est pas branché. Ils n’ont pas prévu assez de prises murales et elle n’a pas trouvé de rallonge multiprise.
C’est ce qu’elle m’explique en agitant mon enveloppe de radio au bout de son bras.
Là, je ne reconnais plus le docteur Flore C. Elle ne m’a jamais fait un coup pareil. Elle,  si pointilleuse quand elle lit mes radios que j’ai l’impression qu’elle va passer à travers le négatoscope comme Alice dans son miroir. Parfois elle prend même une grosse loupe et se colle le nez dessus en louchant un peu et je dois me retenir pour ne pas avoir un fou rire.
Et voilà qu'aujourd’hui elle agite mes radios en m’expliquant que ce n’est pas grave et que de toute manière je vais bien.
Je lui dis que ce n’est pas possible et que je veux qu’elle les lise. Il faut trouver une solution.
Soudain, elle m’écoute et elle redevient celle que je connais, silencieuse et absorbée. Elle repose l’enveloppe sur la table et me dit : - Je vais dans un bureau voisin, il  y a un négatoscope qui est branché. Je vais regarder vos radios.
Elle est partie de son pas aérien vers cet autre bureau, l'enveloppe à la main. Je n’ai pas eu de doutes, je sais qu’elle y est allée.
Quand elle est revenue quelques instants plus tard pour me dire des paroles rassurantes, je lui ai dit : - l’année prochaine, je viendrai avec ma rallonge multiprise.
Elle a souri parce que je la faisais rire et qu’elle était heureuse.
Et je suis revenue à mon rendez vous annuel, l’année suivante.
C’était la semaine dernière.
Il a fallu que je vienne deux fois car ils s’étaient trompés en me donnant les rendez vous. Je suis venue une première matinée pour la radiologie puis revenue une deuxième matinée pour mon rendez vous avec le docteur Flore C.
Deux matins dans l’enfer de l’Oncopole de Toulouse.
Douste Blazy a fait son caprice de politique. Il a sans doute bien négocié son affaire avec les Laboratoires Pierre Fabre qui cohabitent avec les bâtiments de l’Oncopole comme une résidence de milliardaire de  maffieux russe  jouxterait avec dédain des HLM de banlieue.
Les bâtiments de Pierre Fabre aux allures de navettes spatiales atterris dans des   massifs de rosier et des bassins japonais narguent les pavillons des cancéreux qui se dressent au milieu de champs d’herbes jaunies.
Les salles d’attente sont assaillis par des patients qui se jettent sur des fauteuils de hall de gare qui vous font sursauter à chaque déplacement d’un voisin de rang tandis que le panneau lumineux vous souhaite « Bienvenue à l’Oncopole de Toulouse ».
Mais moi, je ne veux surtout pas qu’on me dise Bienvenue ! Je veux même être Malvenue, très Malvenue surtout. Quand je relève les yeux sur le panneau, je vois que maintenant il est écrit : « Pensez à demander votre carte de patient à l’Oncopole pour simplifier vos formalités d’entrée ». Le concept de la carte de fidélité, là j’avoue qu’ils font fort. Et bien je ne la demanderai pas même si elle est gratuite.
C’est mon tour.

Elle arrive vers moi et m’appelle par mon nom pour que je la suive.
On revient au début de l’histoire.
Nous sommes la semaine dernière.

Je la suis dans le couloir jusqu’à son bureau et déjà à cet instant je sens que le docteur Flore C. ne va pas bien. Elle ne marche plus comme une femme heureuse.
Assise derrière son bureau, elle me parle, elle déroule le fil de la consultation.
Elle me demande comme à chaque fois : - Est ce que je peux vous examiner ?
Et à chaque fois je me dis qu’elle est la seule de tous les médecins que j’ai connus à me demander l’autorisation de m’examiner.
Et à chaque fois j’en suis émue de cette autorisation demandée.
Et elle revient à son bureau pour me dire que je vais bien et je sens qu’elle veut me dire autre chose qui a l’air beaucoup plus difficile à annoncer.
Elle se lance finalement et me dit : - Accepteriez vous de vous faire suivre par votre gyneco car je ne m’en sors plus, j’ai trop de patientes et vous ne faites plus parti des prioritaires pour venir à ma consultation.
Je comprends bien sur et j’accepte. Je comprends surtout que ce n’est pas sa décision mais qu’elle n’a pas le choix.  Je comprends qu’elle n’est plus heureuse et qu’en une seule année passée à l’Oncopole ses espoirs se sont envolés, que l’état de grâce a laissé place à une très profonde déception.
Elle me parle de sa désillusion, de son découragement, de tout ce qu’on leur a pris en les déménageant à l’Oncopole.
Sa petite voix et son visage fin s’animent et se mettent en colère. Elle fait le choix du service public, elle a fait le choix d'un salaire de service public et n’a pas de yacht sur la côte d’Azur, elle a fait le choix de sa passion et on l’a trompée.
Elle me dit qu’elle ne supporte plus les constructions futuristes du Laboratoire Pierre Fabre qui la toisent chaque matin quand elle arrive dans son bureau la boule au ventre de ne plus pouvoir faire son métier comme avant.
Je lui parle, je lui dis que je comprends et que je suis moi aussi profondément triste de ce qui s’est passé.
Elle prend un stylo et m'écrit son adresse mail sur l’enveloppe des radios.
Elle prend ma carte et me dit qu’elle viendra voir mes peintures.
Elle déborde de larmes.
Elle se lève pour me dire au revoir et elle me dit : - on ne se reverra plus ici.
Alors j’ai pris Flore dans mes bras et pendant quelques secondes j’ai bercé son chagrin. Je lui ai dit que je n’aimais pas qu’elle n’aille pas bien, que je n’aimais pas la laisser ainsi.
Et je suis partie vite.

J’ai laissé Flore à son désarroi.