dimanche 29 juin 2025

Une journée en rattrape une autre

 



Une journée en rattrape une autre.
C’est toujours ce qu’on se dit ou que les autres vous disent, mais ça ne fonctionne jamais. Cela fait belle lurette que je ne rattrape plus rien, que je laisse couler et dégouliner jusqu’à la nausée. 

Nous avions vécu, hier, une soirée qui était à l’image de ce que l’on peut vivre de plus triste au théâtre, des comédiens qui n’incarnaient pas leur personnage, et pas un seul qu’on aurait pu trouver un peu meilleur que ses comparses. Ils étaient pourtant nombreux sur le plateau, à grimacer et à hurler un texte que souvent ils n’articulaient pas. J’en étais gênée pour eux et surtout préoccupée à trouver comment quitter la salle sans leur faire encore plus de peine que celle qu’il nous renvoyait par leur médiocrité. À leur défense, parce qu’il faut toujours adoucir ses critiques, le texte était sans relief et il aurait fallu des comédiens hors pair pour l’interpréter et parvenir à nous émouvoir. 

Par bonheur, un entracte inattendu est arrivé (il fallait bien faire tourner la buvette), et j’ai pu dire à Simon : « Ouf, on va pouvoir se sortir de ce piège et tu verras la deuxième mi-temps de la finale du Top 14. » Il ne s’est pas fait prier. Toulouse a gagné. 


Aujourd’hui, c’était la journée qui rattrape l’autre. 

Par le plus grand des hasards, nous nous sommes retrouvés à acheter deux billets pour un spectacle qui était joué au musée Ingres Bourdelle. On y était allé pour revoir calmement l’expo temporaire consacrée à Rodin et Bourdelle et, arrivés à la billetterie, on découvre qu’un spectacle est proposé dans la chapelle. Pourquoi pas ? On demande rapidement de quoi il retourne, on nous répond, harpe et acrobatie. J’hésite à cause d’hier soir, mais Simon a déjà pris deux billets et me dit, on y va. 

Des chaises sont disposées dans la chapelle face au Vœu de Louis XIII, le grand tableau rescapé de la cathédrale. Je suis contente de le voir, c’est là que j’avais prévu de faire un atelier d’écriture qui était programmé pour jeudi prochain et, depuis ma déprogrammation, je n’avais pas eu le courage de remettre un pied au musée. Je suis heureuse de me trouver au pied de ce tableau qui me confirme que je ne suis pas rancunière, mais que je ne pardonne pas. C’est avec Simon Wiesenthal que j’ai appris les limites du pardon. Avec ma famille aussi. 

Dans la zone dédiée à ce qui semble être la scène où les acteurs vont se produire, on peut voir une harpe et, sur le côté, une barrière Vauban sur laquelle un homme en veste se tient, observant les spectateurs s’installer. Il doit faire une température de 40° dans Montauban, et je trouve sa tenue décalée, même si le musée est climatisé. Et puisqu’il est question de barrière Vauban dans ce billet, j’en profite pour signaler à un adjoint, un conseiller municipal ou pourquoi pas à madame la maire de Montauban, à l’un d’entre eux qui pourraient me lire, on ne sait jamais, que nous avons maintenant en permanence à côté de la porte d’entrée ou du garage de notre immeuble en plein centre historique de Montauban, une barrière Vauban qui semble être entreposée à vie. Il y en a d’autres, dispersées un peu partout dans le centre-ville. Ce n’est pas très raccord avec l’image que l’on veut donner aux touristes…

Je reviens au spectacle du musée qui démarre avec quatre personnages, le type en blouson, la harpiste, la harpe et la barrière Vauban (oui, la barrière Vauban est bien un personnage, ce n’était pas un prétexte pour pouvoir parler de la nôtre). La harpiste joue et le type la regarde, accoudé à la barrière et il commence à se balancer, à se pencher, à incliner la barrière. Le spectateur derrière moi se penche également, mais sur sa femme et je l’entends dire : « Il exagère quand même ! » Et plus le type joue avec sa barrière, bouscule la harpiste et plus le spectateur s’énerve jusqu’au moment où il réalise que c’est un comparse. 

Et tout s’emballe, la complicité de l’acrobate sur sa barrière avec la harpiste est d’une intelligence rare. Ils ne disent pas un mot, mais tout est parfaitement et brillamment  écrit : elle joue, il escalade, elle joue, il joue avec ses cheveux, elle joue, il la chatouille, elle joue, il la fait tourner, elle joue, il se couche sur elle, elle joue et il l’exaspère, elle le gifle. Elle joue et il danse, elle joue et il gravit les barreaux de la barrière Vauban pour se dresser devant le chef-d’œuvre de Ingres, il se fond dans l’œuvre. 

C’était le miracle de l’après-midi, sans doute que le vœu s’était exaucé et qu’une journée peut en rattraper une autre. Il va falloir que je me décide à y croire de nouveau, puisqu’une harpiste et un circassien, une harpe et une barrière Vauban sont venus me dire que c’était possible. 


https://spectacle-resonances.fr/
https://lacompagniesinguliere.fr/equipe/thomas-bodinier/



lundi 16 juin 2025

La Croix du 13 juin 2025


 En réponse à l’article « Faire famille » de Fabienne Lemahieu, La Croix du 13 juin 2025


Non, nous n’avons pas l’impression d’être des voleurs d’enfants ! 

Ceux qui ont volé ces enfants, ce sont ceux qui nous ont escroqués en nous laissant penser qu’ils étaient orphelins, qu’ils avaient été abandonnés, qu’ils n’avaient plus de parents et qu’il n’y avait pas d’autre solution pour eux qu’une adoption hors de leur pays d’origine. 

Nous nous étions entourés de toutes les garanties et avions fait confiance aux institutions et aux états concernés, mais depuis maintenant sept ans, nous savons que les adoptions internationales sont tachées d’irrégularités qui peuvent être qualifiées de trafics d’enfants et qui, pour certaines, relèvent de la disparition de personne et de crime contre l’humanité. Nous n’avons pas des « impressions » comme un ministre a aimé nous le dire pour nous mettre au pas, nous possédons des preuves que nous sommes allés chercher à la fois dans le pays d’origine de notre enfant et en France. Ce ne sont pas des impressions. 

Alors on peut, comme certains l’ont fait sans aucun scrupule, établir une hiérarchie et déclarer qu’une adoption irrégulière n’est pas une adoption illégale et que s’il manque uniquement le consentement de la mère biologique dans un dossier d’adoption, on peut s’en arranger. Moi, je ne m’en arrangerai jamais : comment considérer que l’absence du consentement de la mère biologique ne serait qu’une petite irrégularité du dossier ? Comme une erreur sur un acte d’état civil ou une absence totale d’existence sur les registres d’état civil du pays de naissance de l’enfant ne serait pas répréhensible, alors qu’il est maintenant établi que cet « oubli » constitue un premier pas dans le processus d’un trafic d’enfant en vue d’une adoption, surtout quand on sait que cet enfant aura besoin d’un passeport pour sortir de son pays et il faudra que l’on m’explique comment on peut produire un passeport pour une personne qui n’existe pas sur les registres d’état civil de son pays et que, par la suite, un visa sera apposé sur ce que l’on peut appeler « un vrai-faux passeport ». 

Et si, comme je le lis dans l’article paru dans le journal La Croix du 12 juin 2025, « L’immense majorité des adoptants ont agi dans le respect des règles et dans l’intérêt de l’enfant, avec les informations dont ils disposaient à l’époque », cela n’empêche pas aujourd’hui, avec les connaissances que nous avons et à la vue des enquêtes faites par nos voisins européens, de reconnaître que les intermédiaires sur place ont volé des enfants, forcé des mères à abandonner leur enfant dans un but uniquement mercantile. 

Aujourd’hui, je lis qu’il y a des parents qui sont certains que rien n’est illégal, puisqu’ils avaient fait valider leur dossier par le ministère des Affaires étrangères et qu’ils étaient « très pointilleux ». Nous avions tous fait vérifier nos dossiers par un ministère très pointilleux, c’est sur place que c’était bien moins pointilleux et nous savons maintenant que ce ministère « très pointilleux » savait parfaitement comment les adoptions se déroulaient sur place et que ce n’était absolument pas pointilleux, même lorsque les intermédiaires étaient des religieuses. 

Cette reconnaissance du trafic d’enfants, dans le cadre des adoptions internationales, que nous demandons n’a jamais été une démarche à l’encontre des personnes adoptées et, bien au contraire, je suis persuadée que nous poursuivons le même but bien que des parents laissent sous-entendre que, par notre action, nous nous attaquerions à leurs enfants et que ce n’est pas parce « qu’on souffre qu’il faut éclabousser tout le monde. »

Il n’est pas question de souffrance, et surtout pas de la nôtre, il est question de justice, de reconnaissance et de réparation. C’est ce que nous demandons à l’état français et à ses différents gouvernements depuis maintenant plus de six ans. Nous avons rencontré des représentants d’institutions et de ministères, nous avons écrit plus d’un millier de courriers à des politiques, à des élus et nous n’avons reçu pour résultat qu’un silence assourdissant quand cela n’était pas des injonctions de nous taire. Dans ce silence méprisant, la seule personne, qui nous a entendus, écoutés, reçus, accompagnés avec bienveillance et sérieux, c’est Valérie Rabault que nous avions interpelée en tant que Présidente du groupe socialistes et apparentés. Valérie Rabault a travaillé avec nous pour soumettre une proposition de résolution visant à demander une enquête parlementaire et, après des mois de travail, cette discussion avait été mise à l’agenda de l’assemblée pour le 20 juin 2024. La dissolution est arrivée le 9 juin et la proposition de résolution n’a plus jamais été remise à l’agenda depuis. Valérie Rabault n’a pas été réélue députée et, un an plus tard, aucun député n’a encore repris le dossier malgré les centaines de courriers que nous avons faits depuis. Nous ne comprenons pas ce silence que nous interprétons comme du mépris pour ne pas avoir à soupçonner des complicités. 

Nous pouvons paraître des militants courageux pour certains ou de vieux entêtés pour d’autres qui attendent que nous disparaissions pour évacuer le problème et cessions d’éclabousser tout le monde de notre volonté de faire reconnaître la réalité d’un trafic d’enfants dans les adoptions internationales. Mais pour l’instant, nous sommes toujours là et nous demandons que la proposition de résolution soit remise à l’agenda de l’Assemblée nationale. 


mercredi 4 juin 2025

 


C’ÉTAIT JUSTE UNE PHOTO !


En 1988, l’Église catholique avait décidé de réactualiser son image en médiatisant leur campagne de don appelée le denier du culte. « C’est une contribution libre et volontaire demandée à tous les catholiques. C’est la seule source de rémunération des prêtres et des laïcs salariés travaillant pour l’Église. » Source Wikipédia.

Cette modernisation reposait sur une vaste campagne nationale dans les lieux de culte sous forme d’affiches et de flyers. 

Jusque-là, je peux affirmer que je n’étais pas concernée, sauf qu’évoluant dans le milieu de la photo, on nous avait demandé à Simon et à moi de poser pour l’affiche qui représentait un jeune couple. Il y avait d’autres affiches, je me souviens de celle avec un étudiant, celle avec des gens âgés, celle avec un curé. Les slogans étaient différents et s’adaptaient à chaque public visé. Pour « notre » affiche, c’était : « Nos parents donnaient déjà… Donnons ! » C’était bien la seule chose qui était véridique, car, pour le reste c’était juste une photo, un peu comme pour des personnages de roman. 

Nous avions accepté ce que nous considérions donc uniquement comme une figuration, parce que c’était bien rémunéré. C’était un job comme un autre. Depuis mes quinze ans, je posais souvent devant les objectifs des photographes, Simon beaucoup moins, mais il avait accepté puisqu’il fallait un couple. 

Je garde un souvenir décontracté de la séance de photos, je me souviens qu’on nous avait demandé de nous habiller « bon chic, bon genre » sans exubérance.

L’histoire aurait pu s’arrêter là et je pense que je l’aurais oubliée, mais c’était sans compter que nous allions nous retrouver exposés à l’incroyable. 

Dès la sortie de l’affiche, le journal télévisé avait fait un sujet sur le lancement de la campagne qu’il qualifiait d’audacieuse. Nous n’avions pas la télé, mais dès le lendemain matin, je ne pouvais plus sortir sans me faire dévisager. Simon, de son côté, se retrouvait en réunion de travail face à des gens qui lui disaient : « On a l’impression de vous avoir vu, mais on ne sait plus où… », il ne répondait rien. 

Ma mère, après avoir découvert qu’en plus d’être des imposteurs, nous étions des escrocs, m’avait dit qu’elle espérait bien que nous avions reversé notre cachet au denier du culte. 

La prof d’histoire du collège de mes enfants m’avait dit qu’elle avait vécu un moment mémorable. Elle avait organisé une sortie avec sa classe de 4e pour visiter une église du 12e siècle et, alors qu’elle leur décrivait l’intérieur de l’église, la nef et ses chapelles, elle s’était retournée pour découvrir qu’elle parlait toute seule, tous ses élèves s’étaient regroupés à l’entrée de l’église et commentaient l’affiche du denier du culte punaisée sur la porte en se marrant : « Venez voir madame ! Ce sont les parents de Gaël et Thomas ! » 

L’histoire avait duré longtemps, leur campagne avait été prévue pour un an, mais des années plus tard, on nous en parlait toujours. 

La plus sidérante des réflexions qui était revenue à mes oreilles, c’était : « Quand même, on pensait qu’ils étaient juifs… »

C’était en 1988, il n’y avait pas de réseaux sociaux. Le bouche-à-oreille était déjà bien destructeur.


samedi 31 mai 2025

Pour écrire, il faut parfois tuer les gens



Pour écrire, il faut parfois tuer les gens.


Le rituel du gouter marque une pause dans mes après-midis d’écriture ou de relecture ou des deux à la fois. Écrire, c’est relire et on passe plus de temps à relire qu’à écrire. C’est sûrement lorsqu’on l’a admis qu’on a compris le sens de l’écriture. Je me souviens de lui, de celui qui m’a dit un jour : « Prends tout le temps qu’il faut pour te relire, fais-le soigneusement, c’est le plus important ». Je n’avais pas compris le sens de son conseil, maintenant je le sais mieux et j’aime relire. J’aime aussi lire tout court, car on ne peut pas écrire si on ne passe pas son temps à lire les autres écrivains, mais c’est une autre histoire qui devient un débat chaque fois que je l’aborde et je n’ai plus envie d’en débattre, même si je reste persuadée qu’on ne peut pas prétendre vouloir écrire si on ne lit pas. 


Notre rituel du gouter arrive vers 16 heures 20 et c’est Simon qui le prépare et qui vient me chercher dans mon bureau en me prenant par les épaules pour me dire qu’il est servi sur la table basse du salon. Il me prend doucement par les épaules, parce qu’il sait que j’écoute de la musique et qu’il va me faire sursauter et, inévitablement, je sursaute. Je sursaute toujours quand on me touche, une peur qui subsiste. 

Parfois, je dis à Simon où j’en suis, mais je ne peux le faire que s’il a déjà lu mon texte, ce qui peut arriver si j’ai déjà bien avancé, puisque je lui demande souvent de faire une première lecture pour repérer ce que je dois supprimer. Parce que relire, c’est supprimer !  


Aujourd’hui, en m’installant sur le canapé devant le grand verre de karkadé frais — l’hiver on boit un chaï, en manque de voyages on se fait des gouters en forme de souvenir orientaux —, j’ai dit à Simon : « J’ai bien avancé, j’en suis à l’enterrement. », et Simon m’a répondu : « Ça ne m’aide pas à savoir sur quel texte tu travailles, tu mets des enterrements dans tous tes romans ! » J’ai pris le temps de réfléchir et de passer en revue mes livres, j’ai toujours des difficultés à différencier mes manuscrits les uns des autres, persuadée qu’un auteur écrit inlassablement la même chose, que l’on est toujours dans la répétition et, presque surprise, je constate : « Oui, c’est fou, y a toujours un enterrement ! » 

Simon a raison, quand la mort ne se précipite pas sur moi, je la provoque en tuant un personnage pour pouvoir écrire et ensuite je l’enterre dans un cérémonial interminable. 


Pour écrire, il faut parfois tuer les gens, il faut aussi souvent changer leur nom, non pas pour ménager leur susceptibilité, ça, tout le monde a compris que je m’en moquais, puisque de toute manière entre ceux qui croient se reconnaître et ceux qui se reconnaissent, ils ont tous un prétexte à se plaindre, mais pour prendre de la distance avec ceux qui m’inspirent, ceux que je veux garder à mes côtés en les écrivant, comme un comédien incarne un personnage. Pour certains, je ne change pas leur nom, je n’y arrive pas et c’est ainsi que, dans Le silence immobile d’une rencontre, Claude est resté Claude et que, dans le manuscrit sur lequel je travaille, Jean-Luc restera aussi Jean-Luc. 


Et que Simon, c’est Simon, lui et un autre. 

dimanche 18 mai 2025

Donner de l'avenir au passé

 



C’est le joli mois de mai. 

Dans ma famille, on dit, le mois de Marie. Le mois où l’on ne se marie pas, je n’ai jamais compris pourquoi, sans doute une histoire de virginité. Une fois de plus. 

Je n’avais aucun projet pour ce mois de mai, je ne veux plus de projets, uniquement des rendez-vous notés sur le planning pour ne pas les oublier, surtout les rendez-vous médicaux parce que du fait de leur rareté, ils sont devenus précieux. Je note aussi les rendez-vous avec ma psy, même s’ils sont d’une régularité métronomique, parce qu’ils sont précieux eux aussi, ils me tiennent en vie, je saute d’une séance à l’autre, je regarde le planning et décompte les jours qui me séparent du moment où je vais pouvoir me jeter sur le fauteuil et dire absolument tout ce que je veux, pleurer autant que je le désire, malaxer les kleenex entre mes doigts pour en faire une boule que je balance dans la grande corbeille blanche dont le fond est tapissé des boules de chagrin des précédents patients. J’aimerais demander à ma psy à quel rythme elle vide la corbeille pour évaluer le nombre de patients qui pleurent, mais j’ai peur de sa réponse. Elle me répondrait qu’elle la vide quotidiennement. Et, dans un deuxième temps de réflexion, je pense que de voir d’autres kleenex dans la corbeille me rassure, je suis un cas normal, les autres pleurent aussi. 

Dans l’absence de projets planifiés, il me suffit d’attendre que les projets arrivent et c’est le téléphone qui s’en charge en m’envoyant une notification de message ou en sonnant. Un message qui me dit qu’on a besoin de moi, un appel au secours, un chagrin, un drame. Et parfois le téléphone sonne pour me dire en direct ce besoin, puisque je sais depuis peu qu’il suffit de taper dans Google : Véronique Moyen téléphone ou Véronique Piaser téléphone (ça marche pareil pour chaque nom) pour obtenir en un seul clic mon numéro de portable. Un journaliste l’a un jour indiqué au bas de son article… Et c’est ainsi que le mois se remplit, que les projets inattendus se programment sur mon planning. 

Cette semaine, quand j’ai dit que j’allais à Paris, on m’a dit de bien profiter de cette escapade, quand j’ai dit que j’y allais avec Simon, j’ai senti que c’était limite de me faire souhaiter que l’escapade soit amoureuse. Sans doute, notre âge met un frein pudique à cette notion du plaisir souhaité. Dommage que les gens se mettent ainsi des restrictions. Là aussi, dans un deuxième temps de réflexion, je me suis dit que c’était mieux, cela m’évitait de répondre que l’escapade n’était pas amoureuse, mais militante. Et comme une escapade militante, ça n’existe pas, c’est mieux de ne pas avoir à expliquer. 

Entre tous ces projets imprévus, ces drames, ces chagrins inconsolables, ce mois de mai est un mois de couture, un peu de peinture et beaucoup d’écriture et de relecture. Deux manuscrits qui font des aller-retour, l’inédit qui sera publié en fin d’année et « Sa vie comme un orage » qui renaîtra au printemps 2026 grâce à une maison d’édition impliquée et motivée. Et un autre manuscrit en chantier, puisque, quand un livre est publié, l’auteur a déjà écrit le suivant et a déjà en tête celui qui suivra le suivant. 

« Écrire, c’est donner de l’avenir au passé », c’est Annie Ernaux qui est venue me l’écrire pour me dire de toujours espérer.

J’espère parvenir un jour à donner de l’avenir au passé. 



mercredi 12 mars 2025

L'étoile

 


Cela fait un an que je mesure chacun de mes propos, un an que je ferme ma gueule, par peur. 

Ça date du 7 octobre 2023.

Ça date des premiers bombardements sur Gaza. 

Les deux intimement mêlés dans mon indignation, mais inexprimables à parts égales, publiquement. 

Je me souviens des jours qui ont suivi le 7 octobre quand j’avais dit à une amie mon horreur pour les exactions commises par le Hamas, les femmes violées, les enfants arrachés à leurs parents, les femmes trainées sur le sol, les hommes mis en joue… Je lui ai dit que je trouvais les médias timides et timorés face à de tels crimes. Elle m’a répondu dans un souffle : « Ah ! Toi aussi… ? » 

Je sais ce que Netayahu a fait de Gaza, ces mères pleurant leurs enfants morts sous les bombardements, j’ai bien sous les yeux les regards perdus des enfants devant leur habitation transformée en un amoncellement de gravats. 

J’ai bien tout cela en tête et j’ai dénoncé sans relâche et sans discrimination les horreurs des uns et de l’autre, jusqu’au jour où je me suis rendu compte qu’une photo de Gaza récoltait une multitude de « like » et des commentaires de soutien par dizaine, alors qu’une information sur les otages israéliens ne semblait émouvoir qu’une ou deux personnes, à peine. 

J’ai dénoncé sans relâche, jusqu’au jour où j’ai fait relâche, car j’ai eu peur. 

La première peur a seulement été celle de perdre mes amis, je faisais le compte de ceux qui soutenaient à fond les Palestiniens et j’ai commencé à trier ce que je publiais par peur de me faire éjecter ou d’être classée parmi les soutiens de Netanyahu alors que la blague de Guillaume Meurisse m’avait convenu. Je pense que sa comparaison était juste et quitte à choquer, je pense aussi qu’elle avait de la finesse. Depuis tout le monde s’est jeté dans la controverse, Télérama, Delphine Horvilleur, Sophia Aram, Blanche Gardin, etc.

J’ai malgré tout persisté. Notamment le jour du 80e anniversaire de la libération des camps. C’était le 27 janvier. 

Ce jour-là, tout de même, j’avais pensé qu’on pouvait le célébrer ensemble. Alors j’ai publié une photo du camp d’Auschwitz avec une petite phrase de commémoration. Peut-être aurais-je dû m’en tenir à la photo et à la petite phrase sobre qui l’accompagnait, mais j’ai eu l’idée — j’ai failli écrire : « la mauvaise idée », c’est dire… — de ponctuer ma phrase avec une petite étoile de David. Une pauvre petite étoile qui se trouve dans la bibliothèque des émoticônes de Facebook. Je n’ai rien eu à chercher, rien à fabriquer, c’était juste là sous mes doigts, sur le clavier. Le résultat de mon post commémoratif a été consternant. Il a recueilli trois pauvres « like » et aucun commentaire ou juste un seul, poli et conventionnel. 

Je me suis demandé si c’était l’étoile. Je me suis dit qu’on avait pensé que j’avais signé avec l’étoile. Je me suis dit que je n’aurais pas dû. Je me suis dit que, dans le doute, tout le monde était passé vite fait devant ma publication en fermant les yeux. Je me suis dit que je n’aurais pas dû mettre l’étoile. Je me suis demandé si ça aurait changé quelque chose et j’en ai été persuadé. Et j’ai été profondément attristée.

Je me souviens de mon enfance dans une famille très catholique avec un père qui ne loupait pas une moquerie sur les Juifs, sur leur nom, sur leur nez, sur leur fric, sur leur réseau. Tout était prétexte à réflexion, même de dire à ma mère qu’elle avait une vraie tête de Juive et que quand même… Mais il ne fallait pas le dire ouvertement, et de toute manière, on ne savait pas. C’était le refrain. Une moitié de la famille niait alors que l’autre était fascinée au point de faire sabbat et de partir vivre sur la Terre Promise. J’ai grandi ainsi, sans rien comprendre. Un jour, les juifs qui faisaient rigoler dans les discussions de fin de repas au moins autant que leur potes les Arméniens au point que, durant longtemps j’ai cru qu’ils étaient « des sortes de Juifs », et le jour suivant, on disait : « Oui, mais quand même… ». Pour les Arméniens, je ne me trompais pas réellement si l’on considère ma méprise enfantine du point de vue du génocide. 

Plus tard, par défi, j’ai porté une étoile de David autour de mon cou. Pour leur dire qu’ils n’avaient pas le droit de ne pas dire, qu’ils n’avaient pas le droit de nier, qu’ils n’avaient pas le droit de rigoler. 

Aujourd’hui, pour ne rien oublier, j’aime donner à mes personnages de roman des prénoms hébraïques, Rachel, Déborah, Judith, Ester, Annah, Elias, Ariel, Simon. Il y en a toujours au moins un, pour dire. Je ne pensais pas qu’on puisse me demander de le justifier et pourtant on l’a fait. On m’a demandé quelle était donc la raison pour que mes personnages portent des prénoms juifs. Quand on m’a eu identifiée comme gauchiste ayant rejoint les rangs des camarades du NFP, on m’a dit : « Mais vous savez qu’ils sont antisémites ? » 

Aujourd’hui, rien n’a changé, c’est toujours la même histoire. 

Même si j’ai fait fondre mon étoile de David et ma médaille de baptême, c’est toujours aussi lourd à porter. 

La peur est revenue. Ma peur. 






vendredi 14 février 2025

il suffit de passer le pont

 


Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure.

Lorsque nous avons acheté notre appartement, quatre des grands carreaux du carrelage du couloir étaient fendus ou éclatés. Les propriétaires qui nous avaient vendu l’appartement nous avaient dit qu’ils avaient toujours connu le couloir ainsi fendu et malgré leurs recherches n’avaient pas retrouvé de carrelage identique pour le restaurer. On s’était donc adapté, on avait essayé d’oublier ces fentes étoilées qui m’obligeaient malgré tout à les enjamber lorsque je marchais pieds nus dans l’appartement. Environ six mois d’enjambements pour l’année. On se disait, quand on aura un peu plus d’argent, on demandera à un carreleur ce qu’il peut faire et qui ne soit pas trop moche. 

Au début de l’année, le proprio du troisième a entrepris de refaire l’un de ses deux appartements et nous avons vu passer dans la montée d’escalier tous les corps de métier. Quand ç’a été le tour du carreleur, on lui a demandé de passer chez nous pour établir un diagnostic sur notre carrelage fendu et nous donner son avis et son devis. Son idée de reprise ainsi que la dépense nous semblant envisageables, on lui a donné le feu vert pour entreprendre ce mini chantier qu’il allait grouper avec celui du proprio du troisième. 

Il y a quinze jours, il m’avait dit, je viens la semaine prochaine et il n’est pas venu. Plus aucune nouvelle quand, hier, il a sonné à la porte. Il nous a dit, je viens pour votre carrelage et hop, il a démarré. Casque sur les oreilles, disqueuse à la main, deux heures durant, il a découpé et on a enduré, sans casque. Je me demandais combien de temps, il allait « disquer », car l’après-midi, j’avais un cours de peinture que je n’envisageais pas de donner dans ces décibels assourdissants. Heureusement, quand le cours a démarré, il ne disquait ni ne meulait plus rien. Il collait. 

C’est quand j’ai eu fini le cours, refermé la porte et dis au revoir à mon élève que Simon m’a annoncé sur un air affligé et compatissant que nous n’avions plus accès au séjour. J’ai évalué la situation en quelques secondes : plus de séjour, plus de canapé, plus de télé, plus de soirée, plus de moment de détente, plus rien. Et, crevée par le cours, je ne pensais qu’à me jeter sur le canapé. Simon attendait ma réaction qui ne s’est pas fait attendre. J’ai engueulé le carreleur. Il aurait pu nous prévenir, on aurait dit qu’il découvrait la situation, il réalisait qu’il avait fait une reprise de 97 cm de large sur laquelle on ne pouvait pas poser un pied et que 97 cm, ça faisait un grand pas. Simon, en prenant un bon pied d’appel, y arrivait. Avant de m’annoncer la condamnation de l’accès au séjour, il s’était exercé et avait dit au carreleur, ma femme risque de mal le prendre, mais je la porterai. Le carreleur l’avait regardé, effaré, et lui avait dit : mais vous allez vous faire mal ?! Il avait dû se rendre compte qu’on était un peu vieux pour faire des sauts de biche et ça allait devenir encore plus risqué si Simon se lançait à faire un porté. Mais il ne proposait pas de solution, à part de nous dire d’aller passer la soirée ailleurs. 

Simon m’a dit, je vais construire un pont. Il est allé chercher à la cave ce que nous pourrions avoir pour construire ce pont et est remonté avec un montant d’étagère et une planche. Nous avions le tablier, il restait à trouver les piliers. Deux petits bancs sculptés saramaca, qu’on a rapportés de Guyane, semblaient faire l’affaire et on a posé le montant d’étagère et la planche dessus. Le carreleur, en observateur consciencieux, a jugé que c’était dangereux, trop haut, a-t-il dit. Après nous avoir enfermés hors du séjour sans aucun égard, il semblait soudain se préoccuper de notre sécurité. On a abandonné l’idée des bancs saramaca, et on a fini par dégotter dans la cave, deux tasseaux dont la hauteur passait juste au-dessus du dispositif installé par le carreleur. 

À 18 heures, nous avions retrouvé l’accès au séjour, au canapé, à la télé. 

Simon m’a avoué qu’il n’aurait pas passé la soirée à sauter, que ça le fatiguait tout de même un peu et que sauter avec moi dans les bras, c’était au-dessus de ses forces, mais que l’essentiel c’était que le carreleur y ait cru. 

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Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure. (Suite et fin)


Quand le carreleur était chez nous pour la reprise du carrelage, Simon a eu l’idée de lui parler de notre table haute dans la cuisine. Un truc assez moche, au point que j’en parle dans l’un de mes romans. De la même manière que je place et m’inspire de personnes de mon entourage pour mes personnages, je n’hésite pas non plus à placer des éléments de ma cuisine, c’est plus simple pour les décrire et eux, présentent l’avantage de ne pas pouvoir se plaindre de se retrouver dans mes romans. Donc, pour mes lectrices et lecteurs, je parle bien de la table haute qui sépare la cuisine d’un autre espace assez indéterminé dont j’ai fini par faire mon atelier. 

Nous expliquons au carreleur que cette table est moche et que notre idée est de la carreler. Il examine l’affaire et, honnêtement, il faut le reconnaître, nous dit que carreler la table va être d’un coût largement supérieur à un plan de travail neuf. On lui dit qu’en effet, ce serait mieux, mais que nous sommes incapables de le faire par nous-mêmes. De plus, jamais un artisan ne viendra chez nous pour remplacer les 2,60 mètres de plan de travail. Je précise la dimension, car si le plan de travail faisait les 2,50 mètres réglementaires, ça serait bien plus économique. Le carreleur nous répond, ne vous inquiétez pas, le peintre qui travaille avec moi dans l’appartement d’en haut, fait ce genre de petits travaux, il sera là la semaine prochaine, vous n’aurez qu’à lui demander s’il peut intervenir. 

Et c’est à partir de là que tout est devenu absolument odieux. Il a ajouté en nous regardant : 
« Je dois vous prévenir qu’il est noir. Je vous le dis, parce que ça peut faire peur, mais il est très bien. »

On a dû faire une tête telle, qu’il a poursuivi.
« Je vous dis ça, car y a des gens à qui ça peut faire peur. Il est noir, très noir, mais ne vous inquiétez pas. » 

Là, à ce stade, on ne faisait plus aucune tête du tout, on ne se regardait plus. Je me suis retenue de lui dire ce que je pensais de lui, car il restait des joints à faire sur le carrelage. J’ai filé dans mon bureau pour ne pas lui bondir dessus. 

Et ensuite, il s’est passé ce qu’il se passe toujours quand une personne nous sort une énormité pareille, on n’en reparle pas. On est comme ça, Simon et moi, quand ça tape trop fort, on n’en parle pas pour oublier. 

Jusqu’à hier, où Simon a crié depuis l’entrée à mon attention, viens dans la cuisine, je suis avec le peintre ! Je les ai rejoints et on a commencé à discuter de notre plan de travail. Et soudain, m’est revenu le discours du carreleur, alors j’ai dévisagé le peintre. J’ai vu un jeune homme asiatique au joli sourire à la carnation assez foncée, mais normale pour un Asiatique, puisque, contrairement à la légende, ils ne sont pas tous jaunes, et que le continent asiatique présente une diversité d’ethnies comme en Europe, un Suédois est différent d’un Espagnol. Il m’a fallu un temps que j’ai jugé démesuré pour rassembler le discours du carreleur et faire le lien avec l’homme qui était en face de moi. J’ai dû bredouiller un truc sur la porte de la rue qu’il fallait bien claquer pour la verrouiller quand il m’a regardée en riant et en me disant, oui, je sais, vous me l’avez déjà dit ! Ah oui, je lui avais dit, il y a déjà un mois, puisque j’étais montée à l’étage et que j’avais discuté avec lui… C’était donc lui le cannibale censé effrayer les vieux du premier ! 

Il va venir changer notre plan de travail, il n’habite pas loin, il a de la famille à Montauban, ça lui permettra de voir ses neveux, c’est ce qu’il nous dit. 

On a pris son numéro de téléphone. On lui a dit, à bientôt, et on est allés se jeter sur le canapé, accablés. 

On s’est dit que c’était peut-être un fils de boat people.  

On s’est dit que c’était peut-être un adopté. 

On s’est dit que c’était le carreleur immonde qui nous faisait peur. 

On ne savait plus quoi se dire. 



mercredi 22 janvier 2025

L'ours ou l'homme ?

 


« Préférez-vous vous retrouver en pleine nature face à un homme ou face à un ours ? » 

C’est la question qui a été posée à des femmes et celles-ci ont répondu majoritairement qu’elles choisissaient l’ours. J’ai d’abord cru à un canular du Gorafi, mais, vérification faite, c’est vrai, les femmes auraient moins peur de croiser un ours dans la forêt qu’un homme. Et moi ? J’aurais répondu quoi à cette question ? L’ours ou l’homme ?
Une fois évacuée l’histoire du gorille, du juge et de la vieille qui m’est immédiatement revenue en tête et qui faisait tant rire mes parents alors qu’il n’y avait pas de quoi, je me suis posé la question : « Préfères-tu te retrouver en pleine nature face à un homme ou face à un ours ? »
Et comme la majorité des femmes, je choisis l’ours tout en étant bien consciente de la dangerosité de la bête, de sa taille et de son poids. De la taille de ses griffes aussi. Mais, quand je dis que je suis consciente de sa dangerosité, je ne la connais pas réellement, je ne peux que l’imaginer parce que je l’ai lue ou vue sur des écrans. Je n’ai jamais croisé d’ours et ai peu de chances d’en croiser, à part dans le Jura où l’on vient d’apprendre grâce à Franck Dubosc que c’est possible (j’en profite pour vous dire que son film est un excellent film), et c’est justement parce que je n’ai jamais croisé d’ours, que je c’est lui que je choisis. Je peux croire qu’il ne m’agressera pas ou que je serai plus rapide que lui ou que je ne l’intéresserai pas.
Et si jamais l’ours m’attaquait, il y aurait des preuves que personne ne contesterait. (Même dans le Jura, ils ont fini par y croire à l’ours.) Personne n’aurait le culot de me demander si j’étais consentante, personne ne me dirait : « Pourquoi tu es montée en voiture avec lui ? », personne ne me demanderait comment j’étais habillée et si je ne l’ai pas un peu excité, personne ne me dirait plus qu’il faut oublier et je ne passerais pas ma vie à devoir me justifier et à avoir honte.
Là où le choix de l’ours est irrationnel, c’est que j’ai beau imaginer que j’esquiverais ses attaques, il va finir par me tuer d’un coup de patte alors qu’avec l’homme on a une chance de survivre.
Mais si j’ai choisi l’ours, c’est parce que je n’ai jamais rencontré d’ours et qu’en laissant à l’ours, une chance que je ne laisse plus aux hommes, je m’en donne une.

mardi 7 janvier 2025

Charlie. Dix ans...

 




Mercredi 7 janvier
Il est 16 h 30. 
Installée sur la table du séjour, je fixe au dos des encadrements de mes peintures le système qui permettra de les accrocher aux cimaises du restaurant dans lequel j’expose la semaine prochaine. 
Le ventilateur tourne. 
Des vendeurs passent dans la rue en klaxonnant pour se signaler. 
Des chiens aboient timidement, c’est la nuit qu’ils se déchaînent. 
Et tout bascule quand France Inter qui, jusque-là, diffusait son programme habituel — je ne sais plus lequel, je l’écoutais à peine — s’interrompt brutalement pour annoncer un attentat dans les locaux de Charlie Hebdo. 
Nous sommes en Inde à Pondichéry à des milliers de kilomètres, à quatre heures de décalage, et nous vivons la même sidération que les milliers, puis les millions de Français qui vont vivre en direct cette tragédie. 
J’arrive à joindre un ami journaliste qui me confirme l’attentat et qui au fil des minutes, me décline les noms des morts, la liste s’allonge au fur et à mesure de nos échanges. Je le supplie de m’en dire plus, il me dit qu’il ne sait rien d’autre que ce qui est annoncé par les rédactions. Il ne fait que me donner des noms supplémentaires. 
Nous sortons dans Pondy à la rencontre des autres Français et il est rapidement décidé par le consulat qu’un rassemblement sera organisé demain devant le monument aux morts à l’heure de la minute de silence en France. Midi pour la France et 16 heures pour nous. 

Jeudi 8 janvier
Il faut attendre midi pour avoir la matinale de France Inter. C’est long. 
Sur Internet, je découvre les slogans « Je suis Charlie », nous allons en faire imprimer deux chez le Xerox du coin, celui qui est musulman, le seul qui est honnête, me fait remarquer Simon. Je me demande encore si les employés avaient compris ce que nous leur faisions imprimer. 
Le président d’une association des Français de Pondichéry nous demande de participer à la cérémonie de l’après-midi. Il part faire fabriquer une grande banderole et me demande mon avis pour le texte. Il veut mettre : « Nous sommes tous Charlie », je lui dis qu’il faut mettre « Je suis Charlie », il argumente en me disant que le texte ne peut pas être à la première personne, qu’il faut parler pour tout le monde. Je lui explique qu’il ne faut pas détourner la phrase, qu’elle a déjà un retentissement mondial. Il me dit oui. Il nous demande si nous pourrions tenir la banderole lors de l’hommage. Nous comprenons qu’il ne veut pas s’en charger ni aucun de ses proches. Quelques semaines plus tôt, il nous avait annoncé qu’il était ami avec Thierry Mariani.
À 15 heures, nous passons chez lui chercher la banderole sur laquelle il a fait imprimer « Nous sommes tous Charlie ». 
Nous repassons à l’appartement accrocher nos « Je suis Charlie » sur nos teeshirts. 
Nous partons ainsi harnachés et faisons un détour par le temple où j’achète un bouquet de lotus rose, treize lotus, un pour chaque mort, les onze de Charlie, le policier et la policière. Je ne me doute pas que le lendemain, mon bouquet aurait eu quatre lotus supplémentaires. 
« C’est là qu’on rencontre le plus imbécile des Français qui vit à Pondichéry et qui se marre de nous voir arriver en face de lui avec notre message collé sur la poitrine. Il n’est au courant de rien, comme il travaille pour l’Ashram, ce n’est pas étonnant, rien n’existe en dehors de cette secte.
On lui explique, il peut venir au monument aux morts, mais non ! Il continue sa route. On aurait peut-être dû lui dire que Sarko était d’accord pour cette manifestation. Lui et sa femme ne pensent que par Sarko. 
On se rend au monument. Il y a déjà du monde. On ne sait pas quoi faire avec notre banderole qui ne nous appartient pas, mais dont apparemment personne ne veut.
On arrive en même temps que le Consul qui, avec son staff s’installe à la gauche de la statue du soldat et il reste un espace entre eux et la statue. Avec Véro, on s’installe là, entre les officiels et la statue symbole des gens qui sont morts pour rien.
On dirait qu’il n’y avait que des gauchos comme nous deux pour porter haut cette banderole, parce que, malgré tout, ici “Charlie Hebdo”, ça ne représente pas les valeurs du Figaro.
Finalement, on est vraiment fiers et ça nous fait du bien de présenter à la foule, environ 200 personnes, ce message : “Nous sommes Charlie”. On le fait sérieux, tellement sérieux qu’à la fin, après la minute de silence, le Consul est venu nous remercier. »
C’est ce que Simon a écrit le soir du 8 janvier dans le journal de bord qu’il tient quotidiennement. 
Avant de repartir, j’ai posé mon bouquet de lotus au pied du soldat du monument aux morts. Des milliers et milliers de fleurs qui ont été déposées ce jour-là en France et dans le monde, je pense qu’il n’y a pas dû avoir beaucoup de lotus, un pour chacun et j’espère que de là où ils étaient, ils ont bien noté qu’ils avaient eu droit à une fleur qui n’était pas comme les autres. 
Le soir, Simon m’a dit : « On va partir loin avec la moto. Ça nous videra la tête de ces horreurs. »
Le lendemain matin, on a chargé les sacoches sur la moto et on est parti loin, comme Simon l’avait décidé. 
Après avoir roulé dix heures, ivres de fatigue, on a fait une première halte dans une ville comme on n’imagine plus qu’il en existe encore en Inde. Là, le touriste occidental n’est pas encore arrivé et l’humanitaire non plus, pourtant, selon ce que Simon a écrit, il y aurait du boulot.
Dans la soirée, je descends à la réception, le seul endroit où je capte un filet de connexion, et j’apprends par mon fils la suite de l’horreur en France. Je remonte dans la chambre encore plus découragée, abattue et dévorée par les moustiques qui avaient eux aussi établi leur QG à la réception.
On pensait mettre de la distance avec l’horreur, mais elle continuait. 

Dimanche 11 janvier
Tard le soir, de retour à Pondy, on apprend les chiffres de la manif, un million cinq à Paris, on est heureux. On aurait voulu y être. 
Durant ces quelques jours de fuite, chaque fois qu’un Indien me demandait « What’s your name ? », parce qu’ils sont toujours curieux de connaître votre prénom, je répondais : « I am Charlie », et ils me disaient : « Nice to meet you, Charlie ! »
C’est ainsi que je leur ai rendu hommage à l’autre bout de la planète.