Je pensais avoir exorcisé la vieillesse en l’écrivant, mais une page n’aura pas suffi. Il faudrait sans doute en faire un roman tant la matière est riche, mais c’est trop triste, je préfère écrire des romans où les personnages ont encore la vie devant eux et l’amour en eux.
Le mois des vœux se profile et j’ai préparé ma carte comme je le fais chaque année depuis des décennies. J’y tiens à cette carte que je crée, je m’y accroche bien plus qu’aux vœux eux-mêmes en me persuadant que c’est uniquement parce que j’envoie une œuvre personnelle que les vœux se réaliseront.
Cette semaine, j’ai finalisé ma création et, sans rien vous en dévoiler, elle n’est pas franchement joyeuse, mais comment envoyer des petits chatons enturbannés qui dansent dans la poudreuse alors qu’il y a l’Ukraine, Mayotte, Gaza et des otages et que je n’ai même pas osé vous souhaiter Hannouka. Là, il est encore temps si j’en ai le courage.
Et toujours pour que mes vœux aient une chance de se réaliser, je m’efforce d’envoyer un maximum de mes cartes par la poste, dans une vraie enveloppe avec un vrai timbre.
C’est là que l’histoire de la vieillesse me retombe dessus.
Je n’ai plus de timbres et je vais donc à la poste me ravitailler en vignettes. Je pense que c’est au moment de cette prise de décision que j’ai commis une erreur, j’aurais pu aller au guichet acheter un carnet de vrais timbres qui auraient été d’ailleurs plus élégants sur l’enveloppe, mais je me dirige vers le distributeur automatique et je commande seize vignettes d’affranchissement.
Si je me souviens si précisément du nombre des vignettes, c’est que l’imprimante de l’automate met environ cinq secondes à imprimer chaque vignette. Et il vous fait le décompte avec une petite roue qui tourne pour chaque vignette. Inutile de préciser qu’au bout de la deuxième vignette, j’ai regretté d’en avoir commandé seize !
Plantée devant la borne, j’attends patiemment et, quand arrive la seizième, j’ai le sentiment d’avoir gagné au loto. Il me reste à demander une facture, l’écran me propose de passer en mode professionnel, tout semble soudain s’accélérer dans le bon sens jusqu’au moment où je me retrouve à devoir taper tous les chiffres de ma carte Pro que, par chance, j’ai pensé à glisser dans ma poche en partant de chez moi. Taper ou écrire des chiffres représente toujours une tâche ardue pour mon cerveau, qui n’enregistre aucun chiffre dans l’ordre, même en les recopiant. En me concentrant, je parviens à taper les douze chiffres de ma carte Pro et l’écran m’annonce que tout est OK, ma facture est envoyée dans ma boite mail.
J’avais atteint une satisfaction que certains qualifieraient de nirvana, quand je sens surgir derrière moi un bras qui me bouscule et une main qui se projette et appuie sur l’écran qui se réinitialise. Stupéfaite, je découvre une employée de la poste collée contre moi et à qui je demande ce qu’elle vient de faire. Elle bafouille un peu et se retourne vers la grande salle en me désignant un employé chargé de l’accueil : « C’est lui ! » Et face à mon ahurissement, elle précise : « C’est lui qui vous a signalée ! », et elle repart sans demander son reste quand je lui réponds que je suis tout simplement en train de passer commande de vignettes et de demander une facture.
J’ai eu mes vignettes d’affranchissement, mais pas la facture. En intervenant sur l’écran, l’employée avait annulé l’opération en cours.
De retour chez moi, j’ai filé à la salle de bain, là où Simon m’a installé trois miroirs, un de face et deux de côté. Je me suis bien regardée, de face, de dos, de profil pour me remettre en situation ou plutôt dans la situation de l’employé qui avait signalé la vieille cliente en difficulté devant le distributeur.
C’étaient peut-être mes cheveux ramassés à la va-vite dans une pince, c’était peut-être cette vieille parka qui me donne des allures de réfugiée kosovare, c’était peut-être mon genou qui me fait encore légèrement boiter, c’était peut-être tout. Ce tout qui donne le signal de la vieillesse et des clichés qui y sont associés.
Durant leur formation d’employé des postes, après avoir écrit sur leur front « La poste », on dit aux stagiaires : « Dès qu’il y a une vieille ou un vieux qui se présente à un distributeur, ne le quittez pas des yeux et jetez-vous sur lui au moindre signe de défaillance. »
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