Une journée de tandem sur l’île-aux-Moines, ça fait rêver. Surtout si on a la chanson Vanessa Paradis en tête, cela va bien au-delà du rêve, c’est un fantasme réalisé : « Dans le mot je t’aime/Tandem/Autant d’M/Parfois ça brille comme un diadème/Toujours le même thème/Tandem/C’est idem » et juste après : « Bientôt le crash/I don't know when ».
Il ne faut jamais faire l’impasse sur les conclusions, même si elles sont en chanson.
La journée de vacances avait débuté sur un coup de fil juste au moment où Simon garait notre voiture sur le parking de l’embarcadère pour la traversée vers l’île-aux-Moines. C’était une période pénible, mon premier livre (sur les trafics d’enfants dans l’adoption internationale) venait de sortir, et j’appréhendais chaque notification sur mon téléphone. Là, c’était une vraie sonnerie et il était plus rare que les injures arrivent en direct, les gens manquent de courage.
C’était le voisin qui ne me laisse pas le temps d’en placer une, il me demande combien de temps on compte laisser notre voiture garée devant son porche, que ça commence à bien faire. Il est furieux. Je lui réponds en rigolant qu’elle va sans doute rester longtemps vu que ce n’est pas notre voiture, vu qu’on est dans le golfe du Morbihan, vu qu’il pourrait me parler plus gentiment. Il me sort pour s’excuser : « Tu ne vas pas me croire, mais c’est exactement la même voiture que la vôtre ! Exactement ! » Je lui ai répondu que je le croyais, car Honda n’avait pas sorti un modèle spécialement pour nous et qu’il devait y avoir des milliers de gens qui avaient exactement la même voiture que nous. Il n’avait pas poursuivi la conversation. En général, quand on se sent stupide, on abrège.
Cette diversion n’a rien à voir avec le tandem, mais c’est en repensant à cette journée que je me suis souvenue du voisin et de ses certitudes.
Une fois la voiture garée dans le parking prévu pour les touristes, nous avons traversé pour rejoindre l’île. Nos amis bretons nous avaient conseillé de louer des vélos ; l’île est petite, mais à pied, ça fait tout de même des kilomètres et le mieux c’est de louer des vélos pour la journée.
Nous avions donc suivi leur conseil et prévu de passer la journée à vélo. Pour Simon, c’est sans questionnement, il a fait beaucoup de vélo dans les Alpes, sur une île, ça sera sans effort. Pour moi, même si je sais faire du vélo et en ai fait, c’est toujours plus périlleux, car j’aime modérément, il faut que le revêtement soit du billard, que ça ne monte pas, que la selle soit confortable, que Simon me réexplique tout le fonctionnement des vitesses et finisse par me faire le réglage et me dise : « Tu ne touches plus à rien ! »
Dès la sortie du bateau, nous repérons le loueur de vélo qui, comme à l’habitude, est placé à l’endroit stratégique, à droite ou à gauche de l’embarcadère. Nous louons nos deux vélos, des vélos basiques qui conviennent à tout le monde à condition de régler la selle, ce que fait la loueuse d’un tour de pince, et nous démarrons sur quelques mètres au moment où je vois, posé contre le mur, un magnifique tandem qui produit dans mon cerveau une suite d’images et de réflexions incontrôlables. La plus représentative de ces multiples réflexions imagées est : « Pourquoi louer deux vélos, alors qu’on nous en propose un pour deux ? » Dans la multitude des images mentales qui se précipitent, je vois le tandem comme la somme de deux vélos que l’on aurait accrochés ensemble. Mon cerveau ne va pas plus loin que : « Ce sera plus pratique. » Je fais immédiatement part à Simon de ce « Ce sera plus pratique », il n’ose rien répliquer et nous faisons demi-tour pour faire l’échange chez la loueuse. Cette dernière, un peu moqueuse, après coup, je m’en suis bien souvenu, me dit : « Vous en avez déjà fait ? », je lui dis que non, mais que ça ira. Elle ajoute : « Vous vous entendez bien ? » Elle me fait rire.
Et nous voilà vraiment partis cette fois, sur le tandem, Simon en tête parce que sa place était évidente, vu mon niveau en cyclisme et et du fait qu’on n’ait jamais vu une femme diriger un tandem. « Vraiment partis », c’était après être parvenus à se synchroniser pour relever l’engin très lourd et à mettre le pied sur la pédale en parfaite harmonie aussi pour attaquer la petite côte à la sortie de l’embarcadère.
C’est juste après l’effort à fournir pour passer la côte que je comprends que je me suis fait piéger et que le tandem est une invention du patriarcat.
Le guidon sur lequel j’ai posé mes mains est fixe. On se demande même pourquoi ils lui ont donné une forme de guidon puisqu’il ne sert à rien, juste à poser ses mains et prendre appui pour pédaler. C’est un guidon passif.
Pour les pédales, c’est encore plus surprenant, je me sens entraînée par le rythme de Simon, je n’ai aucune indépendance, mes jambes doivent suivre les siennes au risque de me faire embarquer par le mouvement de rotation et de me prendre les pédales dans les mollets ! C’est très désagréable, à la limite de la crise d’angoisse. Simon semble ne se rendre compte de rien. Évidemment, il est devant, il a un guidon qui tourne, des poignées qui freinent et il pédale comme il a envie de pédaler. Je me demande même s’il se souvient que je suis à l’arrière.
C’est l’été et les petites routes de l’île sont encombrées de familles en vacances, de poussettes et de vélos qu’il faut doubler ou éviter et avec l’engin que nous avons, c’est plus que périlleux, surtout que je persiste à vouloir tourner le guidon qui reste soudé à la structure.
Les arrêts sont une épreuve pour éviter de se vautrer dans le fossé. Nous devons nous concerter pour poser le pied au sol pile en même temps et ensuite pencher le tandem pour en descendre sans risquer de nous retrouver dessous à la moindre fausse manœuvre.
Toute la journée s’est écoulée ainsi avec en prime les portions de descente qui suivaient les montées — c’est logique — et étaient largement plus pénibles puisque Simon, habitué aux descentes des Alpes, pédalait et suivant la logique patriarcale du tandem, m’entraînait moi aussi à pédaler à toute allure alors que je ne pensais qu’à freiner et me crispais sur mon guidon fantoche en serrant des poignées de frein imaginaires et en hurlant : « Freine ! Freine ! Sinon, je me jette sur la route… »
Je crois que le pire du pire a été de réaliser qu’il n’y avait qu’un seul tandem de location sur l’île et que, durant toute la journée, nous avions fait le spectacle. Les gens se retournaient sur notre passage et commentaient. Mon énervement est arrivé à son paroxysme quand nous avons croisé un groupe de vacanciers et qu’une femme s’est sentie maligne de lancer en me montrant du doigt et en s’adressant à Simon : « Elle pédale même pas ! » Si j’avais pu descendre du tandem, je l’aurais giflée.
Fin d’après-midi, l’heure du bateau de retour sur le continent.
Pendant que Simon remettait le tandem à sa place contre le mur, la loueuse m’a demandé en me rendant ma caution : « Alors ! Vous allez rester ensemble ou vous vous séparez ce soir ? » Je lui ai répondu que, pour cette fois encore, on avait surmonté et qu’on devrait continuer ensemble, mais que ça avait été dur tout de même. Elle m’a regardée, elle a regardé Simon qui revenait et elle a ajouté : « Normalement, quand les couples rentrent en fin de journée pour me rendre le tandem, pour ceux qui ont tenu jusqu’à la fin de journée, ils se sont tellement engueulés qu’ils ne se parlent plus ! »
Nous, on s’est encore parlé, mais on ne refera plus jamais de tandem parce qu’on avait évité le crash prévu dans la chanson de Vanessa, mais de justesse.
Depuis, je suis persuadée que le tandem doit être considéré comme un outil au service du patriarcat et inscrit à tout ce que nous prévoyons de supprimer pour abolir le patriarcat.
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