samedi 31 octobre 2015

La grande visite



J’ai toujours eu peur de cette grande visite hebdomadaire.
On ne sait pas le jour ou on ne s’en souvient pas, mais un matin tout est différent, le silence devient lourd, les chariots s’emballent, les portes s’ouvrent sur le couloir, le personnel devient désagréable et suspicieux car c’est le jour de la grande visite du grand professeur.
On sait qu’il est arrivé lorsque l’on entend des discussions à la porte d’entrée, la porte aux deux battants qui s’ouvrent et se referment tout seuls.
Le grand professeur est le seul à parler, il crie, il aboie dans un langage que je ne comprends pas mais que sa cour silencieuse n’interrompt jamais et semble même approuver par un silence recueilli.  
Je me recroqueville et tire vers mon visage le drap qui est jaune dans tous les films, mais qui est blanc taché de la mort des autres, dans tous les CHU de la vraie vie.
Il parle, il parle comme s’il haranguait une foule. Combien sont-ils à le suivre dans cette grande visite ? Je faufile mon regard entre deux portes et découvre une vingtaine de jeunes personnes les yeux levés vers le grand professeur, le corps droit et la main crispé sur un carnet de note.
C’est tout ce groupe qui va donc suivre le grand professeur pour la grande visite. C’est suffisamment  impressionnant pour me donner envie de partir et de fuir cette visite dont je ne veux pas entendre le verdict.
Il entre.
Nous sommes deux et je sais que dans une stratégie assez simple à envisager, le grand professeur commencera par visiter mon voisin qui est le premier sur sa trajectoire.
C’est dans cette attente angoissante le seul moment que je qualifierai de jubilatoire ; assister à la visite de son  voisin  qui va être qualifié, jugé, jaugé, apprécié, critiqué, aimé ou condamné sous vos yeux.
C’est jubilatoire car c’est totalement ignoble.
Aucune pudeur, aucune ligne de confidentialité, le voisin, l’autre est là recroquevillé sous son drap jaune qui n’est pas jaune et cet autre attend pétri d’angoisse ce que le professeur va décider pour lui.
Moi, je profite.
Je profite encore de ce répit avant mon tour.
Je souhaite qu’il se déchaine et exécute l’autre, mon voisin.
Mais le grand professeur parle doucement, il s’approche du cadre et de son doigt vient doucement caresser le verre en levant les yeux comme pour remercier une grâce divine qui aurait soudain pénétré l’espace.
Ses mots sont incompréhensibles mais il sont emprunts de douceur et son groupe d’étudiants adopte immédiatement la même posture de remerciement mystique.
Le grand professeur tourne autour de mon voisin et le félicite, l’encourage.
Il va s’en sortir, il est sur le bon chemin. Tout va bien.
Et il revient poser son doigt sur le verre et insister sur des détails que les élèves auraient pu louper.
C’est qu’il est sacrément pédago ce grand professeur.
Et puis c’est fini pour mon veinard de voisin, c’est mon tour.
Je me ratatine sous le drap qui est banalement blanc et orné du liseré brodé CHU de Pétaouchnok, je me recroqueville sous le regard du grand professeur.
Mais il s’en fout, il a déjà bondi sur le tableau qui est en face de moi et il hurle dans une phrase courte et violente des mots que je ne comprends pas.
Un silence a suivi son court hurlement.
Je suis condamnée.
Son doigt s’approche mais évite de toucher le verre, son doigt tourne et vire sur les taches de couleur et soudain s’écarte comme pour fuir une épidémie de peste.
Il dit à ses étudiants de partir, de ne plus regarder.
Je ne sais pas ses mots, je ne sais pas sa langue qui est un peu du chinois, mais l’effarement du professeur est exprimé dans un esperanto universel qui ne me laisse plus aucun espoir sur mes chances d’exister à ses yeux.
Les étudiants baissent les yeux, effectuent un demi tour dans les règles et m’évitent dans une rigueur de défilé militaire.
Je me redresse et cherche le regard du grand professeur pour espérer un repêchage, une carte « chance » ou au moins « caisse de communauté », la carte qui dirait de repasser par la case départ sans toucher les 20 000 francs.
Je tire la carte, celle qui dit d’aller en prison sans passer par la case départ.
Il n’y a déjà plus personne.
Pas un seul ne risquera un regard sur ma peinture
Pas un seul n’osera déroger à l’ordre du mandarin.
Il y a risque de contagion.


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