lundi 12 octobre 2015

Les larmes

Les larmes.  Man Ray 1932


  Bien sûr il y a les guerres…
  Bien sûr il y a nos défaites…
  Mais voir un ami pleurer !
  
  Les mots de Brel tournent dans ma tête et mes yeux qui pleurent mon impuissance à éponger le chagrin et les saloperies de la vie.
  Jacques Brel a écrit « Voir un ami pleurer » et j’entends « voir un enfant pleurer ».
  Un enfant, mon enfant, mes enfants.
  L’ami de Brel c’est celui que l’on aime plus que tout, c’est l’ami, c’est l’aimé, c’est l’enfant. Celui dont la douleur devient la vôtre sans que la sienne en soit allégée. C’est une douleur qui se multiplie à l’horreur, ce sont des larmes partagées.
  
  J’ai été une mère jeune, très jeune et je n’ai jamais réellement intégré ce statut tel qu’il doit être ou tel qu’on nous le fait croire. Mes enfants vivaient avec moi, grandissaient librement, et les deux aînés ne m’ont jamais appelée « maman ». C’est la petite, la dernière, la fille, la petite sœur qui m’a dit : maman. Elle est la seule à toujours m’appeler ainsi, ses frères disent : Véro. Ce n’est pas important, c’est simplement quand les autres parents me le font remarquer que je m’en aperçois.
  Et pendant des dizaines d’années, je n’ai même pas eu l’impression d’être une mère, d’être la mère décrite dans les magazines, d’être la mère dont je voyais les multiples clonages à la sortie des écoles.
   Je devais tellement peu être une mère, qu’un jour une employée municipale scolaire m’a parlé de mes deux fils en me disant : « Vos petits frères. »
  J’ai corrigé et ai dit : « Mes fils. »
  Et elle a dit : « Ah bon. C’est que vous n’avez pas l’air… »
  J’avais sans doute « pas l’air », mais j’étais la mère.
  
  Mes enfants que je n’élevais pas, je n’ai jamais eu ce sentiment, nous les emmenions sur nos chemins de traverse, dans nos voyages désorganisés, dans notre vie éparpillée et désordonnée.
  Mes enfants dont je n’avais pas peur de dire que, si je ne les avais pas eus, je n’en aurais pas oublié de vivre pour autant et à qui je disais combien ils étaient importants, mais que ma vie aurait pu avoir une raison d’être, même sans eux.
  Quand je dis ça, Simon me dit que je me trompe, que ce n’est pas vrai. Lui, il sait que je n’aurais pas su donner un sens à ma vie sans mes enfants.
  
  Quand mes enfants étaient des enfants que je n’élevais pas, je les aimais et épongeais facilement leurs larmes.
  Des larmes d’enfant c’est presque un plaisir pour une mère.
  Ce sont des larmes pour lesquelles on a des armes.
  Ce sont des larmes en sucre.
  Je les consolais facilement, mes enfants en larmes et en colère.
  
  Et un jour, je regarde ces enfants qui ne sont plus des enfants.
  Bien sûr, le temps qui va trop vite…
  Et je vois leurs larmes qui ne sont plus en sucres et qui me déchirent et me labourent comme des sillons de douleur.
  
  Je suis celle qui pensait qu’il n’y avait que les petits enfants qui pleuraient.
  Je suis celle qui pensait que des larmes d’enfant sont des douceurs faites à une mère pour qu’elle ouvre plus facilement les bras.
  Je suis leur mère, la consolante.
  
  Mais voir un enfant pleurer !


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