mardi 18 novembre 2014

Cela reste indicible. En général.

Françoise et moi lors de ce séjour à Paris.
J’ai presque 12 ans et j’habite Saint Egrève, la banlieue proche de Grenoble.
Nous avons déménagé récemment, nous arrivons de la région parisienne.
Pour Pâques, mes parents ont organisé de m’envoyer passer les vacances chez mon grand père, avec ma cousine Françoise qui a mon âge et habite Amiens.
Ce n’est pas la première fois, quelques mois auparavant nous nous sommes déjà retrouvées Françoise et moi pour passer quelques jours ensemble à Paris et nous adorons ces moments où soudain nous découvrons la liberté de devenir adolescentes dans les rues de Paris.
Elle a presque mon âge, quelques mois de plus mais  quand on a 12 ans, ça compte.
Cette année là, sans doute au mois d’avril, je suis arrivée à Paris à la gare de Lyon où mon grand père m’attendait.
En me remémorant cet épisode de ma vie, je réalise que j’ai voyagé seule dans le train entre Grenoble et Paris et que cela me semble invraisemblable.
Pourtant j’en suis certaine.
Cela prouve qu’en 1967, on n’hésitait pas à mettre une enfant de 12 ans seule dans un train pour 6 heures de trajet.
Je me souviens très bien que de son côté Françoise effectuait aussi le trajet Amiens-Paris seule par le train. C’était moins long mais quelque soit le trajet,  en 2014, jamais on ne laisserait un enfant voyager seul à cet âge.
Y avait-il moins de risques ou alors ces risques étaient-ils moins connus, moins médiatisés ?

Me voilà donc arrivée à la gare de Lyon et mon grand père m’attend sur le quai.
Il est grand pour un homme de sa génération, il fait largement 1m80 et a la carrure d’un joueur du Stade (Toulousain ! ).
Il n’est pas bavard, il est veuf depuis longtemps, je n’ai jamais connu ma grand mère.
On pourrait dire que c’est un homme de la terre, un paysan.
Ses origines sont de la campagne Picarde.  Un vrai Ch’ti  mais en 1967, l’effet mode des Ch’tis n’était pas encore arrivé et ça ne signifiait pas grand chose pour moi ni pour personne d’ailleurs.
Quand on le croise c’est comme ça qu’on peut le décrire rapidement.
Ensuite, on découvre un intellectuel, un polytechnicien au regard de myope derrière des petites lunettes métalliques.
Un homme qui semble se cacher.
Cet homme qui est mon grand père est le père de mon père.
Tout ce que je viens de dire de lui en le décrivant succinctement ne représente surement pas l’image que ses enfants ou petits enfants ont de ce père et grand-père.
Eux quand ils parlent de lui, ils disent simplement : - Le Général. Le Général a dit … Le Général pense que … Le Général …
Le Général, c’est son nom pour toute la famille. Son nom familier.
Parce que c’est un Général de l’armée Française.
Le Général Antoine Moyen.
Et Moyen, c’est mon nom, mais ça c’est plutôt normal puisque c’est mon grand père paternel. Je profite de l’opportunité de cet article pour faire  cette précision à l’égard de ceux qui rigolent toujours en se demandant ce que veut dire ce Moyen accolé à Piaser.
Moi, je ne l’ai jamais appelé Le Général. Cela ne passait pas, je trouvais même que c’était un peu ridicule.
Mon autre grand père, celui du coté maternel, était lui Colonel, et jamais nous ne l’appelions Le Colonel … Je ne voyais donc pas en quoi l’autre, j’aurais dû lui donner son grade.
Et comme personne ne lui avait donné un nom de grand père, un vrai nom de papi ou de papé, et bien je l’appelais par son prénom : Antoine. D’autres petits enfants l’appelaient ainsi mais je crois que les années passant, on ne l’appelait plus que Le Général.
Me voici donc un jour d’avril 1967 avec mon grand père, dans le métro ligne 4 pour descendre à St Sulpice.
Il habite 17 rue d’Assas.
Joe Dassin habitait en face.

Françoise n’arrive que le lendemain matin d’Amiens et nous irons donc  la chercher le lendemain à la gare du Nord.
J’aurais aimé qu’elle soit déjà là et que nous passions notre première soirée ensemble. Je ne me sens pas très à l’aise avec ce grand père qui parle si peu.
Je me rassure en pensant à cette semaine qui arrive et dont je connais le programme.
Nous allons passer nos après midi dans une chambre noire à développer des films et à tirer des photos.
C’est une activité hors du commun mais qui fait partie de l’histoire familiale.
Cette famille paternelle est habitée par l’image et sans doute m’a t’elle contaminée.
Ils prennent tout en photo même les morts.
C’est ainsi que de cette grand mère que je n’ai jamais connue, j’ai des quantités de photos à tous les âges et aussi morte.
Ça aussi, maintenant je trouve que c’est bizarre, mais quand j’avais 12 ans ça faisait partie de l’album photos familial et on feuilletait joyeusement morts et vivants dans un même tempo joyeux.

En même temps qu’ils avaient acheté du matériel de prise de vues, ils avaient aussi investi dans le matériel de développement de l’image.
C’est vrai que c’est quand même la partie la plus rigolote et magique de  la photo.
Cette image qui se découvre dans les mouvements aquatiques du bac de révélateur, elle m’a toujours fascinée au point d’en avoir fait mon métier au début de ma vie.
C’est à ce programme des après midi à venir que je pense en rangeant ma petite valise dans la chambre au fond du très long couloir de l’appartement de la rue d’Assas.
Je suis déjà dans la pièce à l’ampoule rouge, sous la lumière du Krokus ventru.

Je suis au pied du lit et me déshabille pour enfiler mon pyjama.
Les bras croisés au dessus de la tête, je me dégage de mon teeshirt et c’est au moment de ce geste que je sens une présence.
Il est là dans l’encadrement de la porte ouverte.
Son corps occupe tout l’espace de la porte et il se tient comme maladroit, appuyé sur un des chambranles.
Il me regarde.
Il me regarde me déshabiller.
Son regard est sans équivoque. C’est un regard qui regarde.
Il ne bouge pas et occupe l’espace de sortie.
Il ne bougera pas et son regard m’intime de continuer.
Je n’ai pas le choix.
Alors j’ai continué de me déshabiller en lui tournant le dos et en dissimulant mon corps autant que je le pouvais.
Il a maté jusqu’au bout, immonde.
J’ai croisé son regard et ai compris que ce qu’il lui avait plu c’était mon humiliation.
Ensuite il est reparti dans le couloir à l’autre bout de l’appartement.
Je me suis endormie dans l’incompréhension totale et dans la peur.

Le lendemain matin, nous sommes allés chercher Françoise à la gare du Nord.
Je ne lui ai rien dit.
Nous avons passé la semaine sous le Krokus et dans les rues du quartier latin.
Elle était insouciante. Pas moi.
Je n’ai jamais plus considéré ce grand père comme un grand père.
Il était devenu un personnage dangereux et trouble.
Il ne cherchait pas non plus à me revoir ni à me parler.
Très peu de temps après, à l’occasion d’un repas où nous nous sommes brièvement retrouvés en tête à tête, il m’a dit : -Tu es moche. Je me demande pourquoi on te coupe les cheveux de la sorte. On dirait que tu as un bonnet de Horse Guard sur la tête. C’est hideux.
Quand je me suis mariée 5 ans plus tard, il m’a envoyée une lettre assassine.

Jamais je n’ai pu raconter cela ni à mes parents ni à personne.
Comment aller dire à mon père que son propre père a eu une attitude malsaine ?
Comment casser la légende de ce Général adulé par toute une famille ?
Ce héros, cet homme formidable, cet homme si généreux, si intelligent et si atypique …
Je savais que l’on me dirait que ce n’était pas grave, qu’il ne m’a rien fait dans le fond et qui sait si je ne me suis pas fait des idées…

C’était vrai, c’était violent et je ne me suis pas fait des idées.

En 1983, 16 années plus tard, il est hospitalisé en fin de vie.
Je suis de passage à Paris et mon oncle (donc un de ses fils) me propose qu’on lui rende visite.
Il me dit que c’est sans doute la dernière occasion de le voir.
Je ne veux pas.
Il ne comprend pas et insiste.
Je ne veux pas.
Je voudrais lui expliquer, lui raconter et je ne le fais pas.
Comment lui parler de son père de cette manière ?
Pas le courage de lui dévoiler cette facette.
Je ne veux pas lui faire de la peine.
Je ne dirai rien.
C’est indicible.
Et je laisserai le Général pisseux à ses infirmières.

jeudi 6 novembre 2014

A bout de souffle sous une robe

Le soir du 31, ma robe  mon ventre et moi.

J’ai vingt ans, j’attends mon deuxième enfant et j’ai rendez-vous chez le coiffeur.
  J’habite Saint-Egrève et, pour aller à Grenoble, j’ai pris le bus de la ligne 14 pour les Grenoblois qui savent ou les anciens Grenoblois qui se souviendront. Je descends à l’arrêt devant le Prisunic et j’emprunte la rue Saint-Jacques pour me rendre chez mon coiffeur, dont le salon est situé quelques rues derrière.
  Nous sommes invités le soir chez des copains pour le réveillon du 31, l’occasion de me refaire couper les cheveux et aussi en prévision de la naissance prévue pour quelques jours plus tard : être bien coiffée à la clinique pour les photos comme celles de Deneuve et Bardot, pimpantes et fraiches dans Paris Match avec leur nouveau-né de la veille dans les bras. 
  Je me dis que je vais tenter le coup moi aussi, une tête de star pour le réveillon et pour la naissance.
  Je marche donc dans cette rue Saint-Jacques qui est bondée en ce début d’après-midi de réveillon. Les gens font leurs achats et ils courent du traiteur à la pâtisserie.
  Je ne me sens pas pressée, mais je marche au rythme de la foule sans doute un peu entraînée, comme disait Piaf.
  J’ai un souvenir très précis de la robe que je portais ce jour-là. Ce sont les années 70, ma robe est longue et en jean souple. Très baba cool. Et sous cette longue robe en jean, pointe un ventre qui est encore plus pointu et plus arrogant que vous ne pouvez l’imaginer. 
  Quand je suis enceinte, je deviens une brindille qui porte un ventre. 
  L’obstétricien que je consulte et qui ne semble pas né de la dernière pluie m’a dit un jour en me regardant : Ò ?J’ai rarement vu ça à ce point… ? »
  La conséquence de ce ventre qui pointe comme un énorme ballon de rugby que j’aurais planqué sous mes vêtements fait qu’à partir du sixième mois je marche sans voir mes pieds et suis en constant déséquilibre.
  Là, dans la rue saint-Jaques, pour aller chez le coiffeur cet après-midi de 31 décembre, je suis presque au terme, c’est dire que ça pointe sérieux et que je suis vraiment instable. 
  Je marche en pensant à la soirée, à la valise qu’il faudra penser à mettre dans le coffre de la voiture, car je suis persuadée que je vais accoucher d’un moment à l’autre. Ça fait deux mois qu’on se trimballe avec la valise dans le coffre, car ça fait deux mois que je pense que ça va arriver dans l’instant. 
  On m’a dit que, pour un deuxième, ça allait plus vite. 
  Je pense à tout cela en regardant les vitrines sur ma droite. Je me souviens très bien d’une enseigne Phildar. 
  C’est précisément au moment de l’enseigne Phildar que tout a commencé. 
  Je sens que quelque chose freine ma marche et que ça se passe entre mes jambes.  
  Un endroit assez stratégique compte tenu des circonstances. 
  Je continue à marcher avec cette sensation étrange que j’ai toujours entre les jambes et alors que j’aurais dû arrêter ma marche et l’histoire avec, je ne m’expliquerai jamais pourquoi j’ai poursuivi cette allure à un train qui avait même tendance à s’accélérer. Je me dis que c’est sûrement ce foutu ventre pointu qui me déséquilibrait et que, dans l’angoisse de tomber, j’ai accéléré le pas pour ne pas me vautrer et tenter de me récupérer.
  J’avance donc d’un pas de plus en plus rapide avec maintenant un poids que je tire. 
  Mes pieds courent aussi vite que mes pensées. 
  J’analyse la situation qui est vite résumée : je suis enceinte jusqu’au cou et j’ai un truc qui vient de m’arriver entre les jambes. 
  Pas la peine de sortir de la Faculté pour faire un diagnostic. 
  Je me dis que j’ai accouché en marchant dans la rue Saint-Jacques un après-midi de 31 décembre. 
  C’est bien ce qu’on m’a dit : pour un deuxième, ça va plus vite. 
  
  Tout colle, sauf que j’ai maintenant attaqué un sprint sur le trottoir, car je suis carrément en train de tomber et j’essaie de récupérer un semblant d’équilibre qui me permettrait d’aller voir entre mes jambes.
  Je vois passer les vitrines sur ma droite tel un filé photographique. 
  Je pense que je n’ai pas ma valise.
  Je me dis que, tant qu’à accoucher un soir de réveillon, le 24 aurait été plus symbolique. 
  Tout défile toujours à toute allure sur le côté droit au niveau des guirlandes et des illuminations alors que le bas de ma robe me semble à des kilomètres en arrière et que j’ai l’impression d’être retenue par un éléphanteau.
  La situation qui pourrait être burlesque va finir par tourner au drame si je n’arrive pas à stopper cette course qui se déroule malgré moi. 
  Je ne rigole plus du tout quand je réalise que je vais écraser ce truc qui commence à se matérialiser.
  Pourquoi, lorsque l’on cherche à se rattraper, on accélère ? 
  Je l’ai bien remarqué, c’est un phénomène qui appartient sûrement à une loi physique. Ça nous est tous arrivé d’assister au spectacle d’une personne qui prend de la vitesse pour ne pas tomber. Et ça nous a fait rire. 
  Même si ce n’est pas drôle, on est écroulé de rire.

  Là, je suis rue Saint-Jacques et j’en suis bien à mes cinquante mètres de sprint avec le handicap du truc entre les jambes sur lequel je me concentre pour ne pas le piétiner. Il faut dire que ce truc que je n’ose pas nommer et que j’essaie surtout de ne pas trop visualiser, il n’y met pas du sien et ne m’aide pas trop à me reprendre.
  Et puis, comme il doit y avoir un bon Dieu ou une Sainte Vierge qui se souvient qu’elle a été maman même si c’était par le Saint-Esprit, le miracle se produit et je parviens à bloquer les freins et à stopper mon sprint.
  C’était le bout de la rue Saint-Jacques et Phildar était déjà loin. 
  Je suis debout, presque droite. Mon ventre est toujours aussi pointu et arrogant. 
  Je regarde les gens autour de moi et je m’aperçois avec consternation qu’ils me regardent aussi et qu’ils ne rigolent pas. Comme quoi ce phénomène ne déclenche pas toujours des rires comme je l’avais analysé précédemment. 
  Il est temps que je me penche sur ce que la nature m’a mis entre les jambes et que je constate les dégâts. 
  Il n’y a rien entre mes jambes. Ma robe est retenue à l’arrière et il y a quelque chose à l’intérieur. 
  Je l’ai donc traîné…
  Je m’accroupis et déplie ma robe et découvre un petit garçon qui pleure.
  Oui, c’est merveilleux, c’est un garçon.
  Mais le petit garçon doit avoir dix-huit mois et est tout noir. 
  Tout noir, je n’ai rien contre, mais ce n’était pas prévu.
  Et dix-huit mois ! Je n’ai quand même pas dépassé le terme à ce point…
  Je relève la tête en même temps que des bras étrangers se saisissent du petit garçon bouclé et le soulèvent du sol.
  Ce sont les heureux parents.
  Ils sont aussi essoufflés que moi.
  Complètement affolés, ils me disent avoir vu leur petit bonhomme disparaître, aspiré sous une longue robe en jean.

  Huit jours plus tard, j’ai accouché d’un petit garçon. 
  La valise était bien dans le coffre. 
  Et sur les photos, j’ai l’air d’une star.
  

dimanche 19 octobre 2014

L'artiste, le chercheur et la créativité.


Alors c’est quoi être un artiste ?
  Quand on ne passe pas son temps dans les cocktails de vernissage, sur la route entre deux salons, sur Facebook à soigner sa communication (et son ego), on fait quoi et on est quoi ?
  Cette question précise de savoir ce que veut dire « être artiste », c’est ma question récurrente et obsédante. 
  Je me la pose depuis le jour où quelqu’un m’a dit : « C’est bien que tu peignes, ça t’occupe, ça te fait passer le temps. »
  Le temps, il ne fait que passer et filer entre mes doigts, alors je me suis dit que ce n’était sûrement pas pour passer le temps que je peignais et encore moins pour peigner la girafe.
  Peindre n’est donc pas un passe-temps. Artiste, encore moins.
  Et je me suis questionnée tant et plus sur cette activité qui n’était pas un passe-temps et qui semblait totalement inclassable aux yeux de la société.
  
  Pourquoi je peignais ?
  Pourquoi j’y consacrais tant de temps, tant d’énergie ?
  Pourquoi cela me fatiguait-il autant ?
  Pourquoi cela me procurait-il autant de frustration et autant de fulgurances de bonheur ?
  Et il m’est venu l’idée qu’entre l’artiste et le chercheur il y avait un terrain commun.
  Dans les dictionnaires, la définition du nom commun « chercheur » est : personne qui cherche, qui s’adonne à la recherche et pour l’adjectif « chercheur », on peut lire : curieux, avide de faire des découvertes.
  L’idée d’un trait d’union possible entre chercheur et artiste se confirme, puisqu’à mes yeux, un artiste est aussi une personne curieuse qui cherche et est avide de découvertes.
  Mais je ne trouve nulle part qu’un chercheur passe le temps et peigne la girafe.
  
  Il n’y a que de Gaulle pour avoir brocardé les chercheurs en disant : « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve. Des chercheurs qui trouvent, on en cherche. »
  Ce n’était pas très délicat de la part d’un homme qui s’était montré plus intelligent que ça dans le passé, mais il paraît qu’il aurait aussi dit : « Il faut laisser ces gens [les chercheurs] faire leurs gammes, même si cela coûte cher. »
  
  Cette idée de « faire des gammes », justement, n’est-elle pas propre à l’artiste ? Le musicien naturellement fait ses gammes, mais le comédien aussi en déclamant, le chanteur en vocalisant et le peintre en peignant !
  Et voilà que, selon de Gaulle, le chercheur fait aussi ses gammes.
  Le chercheur cherche.
  L’artiste cherche.
  Je me suis trouvée devant ce constat avec le sentiment d’avoir fait un grand pas sans pourtant oser conclure qu’un artiste était un chercheur ou qu’un chercheur était un artiste.
   Je me sentais fière et victorieuse tel le soldat brandissant le drapeau à la bataille d’Iwo Jima.
  Et comme je suis curieuse (je viens de le démontrer : curieuse, puisqu’artiste), j’effectue une recherche dans Google à propos d’éventuels liens qui uniraient chercheurs et artistes.
   Mais c’est là que je manque d’organisation dans mon questionnement, j’aurais dû commencer par cette recherche, puisque Google me dit que Gilles Deleuze a traité de ce sujet précis en 1990 dans son recueil Pourparlers. Il a écrit : « Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports entre les arts, les sciences et la philosophie. Il n’y a aucun privilège d’une de ces disciplines l’une sur l’autre. Chacune d’entre elles est créatrice. Le véritable objet de la science, c’est de créer des fonctions, le véritable objet de l’art, c’est de créer des agrégats sensibles et l’objet de la philosophie, de créer des concepts. (…) Comment est-il possible que sur des lignes complètement différentes, avec des rythmes et des mouvements de production complètement différents, comment est-il possible qu’un concept, un agrégat et une fonction se rencontrent ? »
  
  C’est là que ça m’a collé un gros coup de blues. 
  Deleuze était déjà passé par là et il dit qu’a priori il n’y a pas de points communs, sauf qu’il laisse planer le doute et donc l’espoir.
  C’est toujours comme ça avec les philosophes, c’est à toi de conclure.
  Tout ce temps passé à me questionner, à questionner mes proches, à observer les artistes, à scruter le chercheur que j’avais sous les yeux… Tout ça pour ça… comme on dit quand on ne sait pas quoi dire.
   Je me posais des questions sur un truc déjà débattu… La déception.
  
  Je finis par me dire que, si cette recherche commune existe c’est forcément pour déboucher sur un concept. On ne cherche pas pour rien !
  C’est la créativité.
  Il n’est plus question de chercheur ou d’artiste, mais bien de créativité.
  Le voilà ce terreau commun qui nous anime tous fébrilement, les chercheurs et les artistes, cette quête qui nous fatigue et nous porte au nirvana, ce Graal qui fait soudain surgir envie, jalousie et autres sentiments haineux et actions délictuelles.
  La créativité.
  Cette créativité, qui est le fruit de nos recherches, qu’elles soient scientifiques, philosophiques ou artistiques, est un produit précieux dont nous ne connaissons pas les secrets de fabrication.
  L’inspiration semble en être le point de départ et nous avons besoin de la créativité des autres pour créer à notre propre compte.
  Personne n’a encore inventé une créativité artificielle même s’il y a eu des tentatives, elles n’ont pas encore emporté leurs créateurs au paradis.
  La créativité n’est donc pas une denrée dont on dispose en libre-service et que l’on pourrait acheter ou aller dérober chez les autres.
  Elle nous appartient.

mercredi 15 octobre 2014

Mon amoureux

La première photo à la MJC de St Egrève.
J'ai 15 ans en septembre, je rentre en seconde au lycée Stendhal à Grenoble et je tombe amoureuse.
Les garçons de mon âge ne m'intéressent pas, j'en ai testés deux ou trois et j'ai laissé tomber. Je les trouve jeunes et insipides.
Je suis amoureuse de mon amoureux.
Il est beaucoup plus âgé que moi car entre 15 et 25 il y a 10. Dix années qui représentent déjà tout un trajet de vie.
Sur le chemin du lycée, il me guette au coin de la rue de la République et attrape ma main qu'il glisse dans la sienne et m'emporte pour  un après midi d'école buissonnière.
Il m'offre des petits bouquets de violettes que je glisse dans mon sac et que je pose le soir sur mon bureau dans ma chambre. 
Il m'appelle  petite fille, petite fée en me citant René Char et des histoires de fougères.
Il me parle de Camus et de Céline et m'emmène au cinéma voir des films politiques qui me terrorisent.
Il achète une garde robe de princesse pour sa petite fée.
C'est l'amour fou, c'est mon amoureux.
La journée, je suis la petite fée de mon amoureux et le soir je suis la fille ainée d'une famille bourgeoise catholique.
J'arrive assez bien à gérer cette sorte de double vie. La double vie de Véronique ...
On va dire que tant que mes parents ne se doutent de rien ou de pas grand chose, je vis heureuse sans arrière pensée, sans crainte.

Et puis forcément, il y a un jour où les parents découvrent que leur enfant vit pour un autre. Je ne vivais pas avec mon amoureux mais je vivais pour lui.
Je crois que pour des parents surtout si c'est la première fois, c'est un moment important et bouleversant dans leur vie de parents de comprendre et d'accepter que leur enfant aime une autre personne.
Pour mes parents ça été un grand choc. Ils ont été vraiment très bouleversés.
Je ne me souviens même pas comment ils ont été mis au courant de ma relation avec mon amoureux, peut être que c'est moi tout simplement qui l'ai amené à la maison ? Peut être que quelqu'un leur a soufflé que leur fille était au bras d'un garçon dans les rues de Grenoble ?
Ce que je sais c'est qu'un jour ils ont su. 

Et ils m'ont dit qu'ils n'aimaient pas du tout que j'ai un amoureux.
Ce que je sais aussi, c'est que ce n'était pas vraiment le fait que je sois amoureuse qu'ils n'aimaient pas, ce qu'ils n'aimaient pas c'était mon amoureux.
Je le sais parce qu'ils me l'ont dit. C'est surtout ma mère qui me l'a dit car ma mère était le porte parole parental.
Un jour elle m'a dit que cet homme n'était pas du tout le type d'homme auquel ils avaient rêvé de me marier. Pour moi, ils avaient plutôt envisagé un fils de médecin, de notaire ou d'avocat. Pour le fils de notaire, ils ont d'ailleurs immédiatement fait une tentative assez grossière que j'ai démontée en quelques semaines.
Et elle me sermonnait en me disant que je leur faisais énormément de peine, oui une peine immense et quasiment insurmontable car mon amoureux n'était pas catholique.
C'était le pire que je pouvais leur faire.
C'est à ce moment du sermon du porte parole parental que je l'entends me dire : -Heureusement qu'en plus il n'est pas noir !
Je reprends mes esprits et visualise mon amoureux : Il n'est effectivement pas noir.
Muriel Robin vendait encore des chaussures dans le magasin familial de Saint Etienne et n'avait encore jamais joué le sketch du noir sur une scène. Ma mère la précédait de 18 ans et avait nettement moins d'humour.

Donc il n'est pas noir mon amoureux, mais il présente quand même outre sa laïcité un énorme défaut : c'est un prolo.
Le prolo catho, il aurait peut être eu sa chance.
Le catho noir, déjà un peu handicapé.
Le prolo noir et laïque, je n'ose imaginer.
Là, je leur proposais un prolo laïque et fils d'immigré (mais blanc).

Ce que je sais aussi, c'est que ni ma mère ni mon père, quand il osait prendre la parole, n'ont jamais prononcé ce mot : prolo ou prolétaire. Tout simplement parce que nous n'employions pas ce mot dans ma famille. C'est un mot que je n'avais quasiment jamais entendu prononcer sauf par les maoïstes du lycée.
Je ne sais même pas comment on en parlait des prolétaires, on disait  des "gens pas très distingués ... de gens un peu peuples ... ".
Ce n'était pas très important car on ne parlait jamais d'eux.
ils n'existaient pas.

C'est sûr qu'à côté du fils de notaire catho, il ne pesait pas lourd mon amoureux prolétaire.
Et ils me l'ont dit qu'il ne pesait rien et que j'allais l'oublier vite fait bien fait.
En écrivant ces mots je me dis que mes parents auraient dû naitre Indiens. Un mariage arrangé avec une famille de même caste, c'était leur idéal, avec en bonus la fille qui part s'installer dans la belle famille. Le seul bémol aurait évidemment été la dot ...
Mais comme ils ne sont pas Indiens, ils se sont réunis avec leurs amis et ils ont prié pour moi, pour mon salut comme ils disent.
Ils ont cherché auprès de leurs amis des idées pour m'éloigner de mon amoureux.
Je ne sais pas pourquoi ils sont venus me raconter une de ces idées qui consistait à m'envoyer un an en Angleterre. L'ami bien intentionné leur avait affirmé que j'oublierai ainsi mon amoureux.
Le projet n'a jamais vu le jour et je ne sais pas pourquoi mais j'imagine que cela avait un coût financier et dès qu'on parlait dépense d'argent dans  ma famille, ça sentait le cramé.
Et puis l'Angleterre en 1971 n'était peut être pas la meilleure idée à soumettre à mes parents pour me mettre à l'abri. Mary Quant, les Beatles et les Stones, ce n'était pas très catholique. 
Je suis donc restée à Grenoble dans ma famille et surveillée de très près.
Ce n'était même plus ma personne qu'on surveillait, c'était seulement ma vertu. C'était même devenu leur idée fixe, ils ne me parlaient plus que de ça.
J'en étais arrivée à les trouver obscènes et obsédés.
Je me suis affolée en sentant que plus rien ne comptait pour eux que leur réputation vis à vis de leurs amis, leur zâââââmis ... J'étais observée, surveillée, traquée.

J'ai dit à mon amoureux qu'il fallait se marier.
J'ai dit à mes parents que nous allions nous marier.
Ils n'ont pas hésité longtemps, ma proposition les soulageait et allait leur permettre de tirer un trait sur cette histoire. C'est sur ce genre de réaction que là encore je les trouve très Indiens. 

Les préparatifs ont commencé et comme ça les démangeait de conclure l'histoire, on a vite programmé le mariage pour le 20 janvier.
Et je les ai laissés tout décider, tout choisir. Le lieu, la bouffe, les invités, mon témoin, ma coiffure, mon horrible robe. Tout leur allait du moment que ça ne coutait pas trop cher.
La seule chose qui m'appartenait et que j'avais choisi, c'était mon amoureux.
Laissez le moi ... laissez le moi mon amoureux.

Trois semaines avant la date du mariage, je m'aperçois que je suis enceinte.
Je n'en ai pas été triste, il me semblait au contraire que c'était plus sécurisant et que comme ça ils ne pourraient vraiment plus reculer. C'était presque une joie après tout ce qui s'était passé.
Je me suis donc débrouillée pour que ma mère le sache immédiatement.
Sa réaction a été à la mesure de son humiliation vis à vis des ses zââââââmis ...
Je savais que je ne comptais plus, qu'elle n'avait plus que sa réputation à sauver.
Au milieu de mes sanglots, j'ai tout de même entendu cette phrase incroyable : -Avant de te marier devant Dieu il faudra aller confesser ton péché.
Ils m'ont déposée devant l'église Saint Louis à Grenoble.
Je suis entrée par la grande porte et ressortie par une autre sur le côté et suis allée faire un tour aux Nouvelles Galeries de la place Grenette.
Le 20 janvier 1973 j'ai épousé mon amoureux.
J'avais juste 17 ans, j'étais mineure alors c'est mon père qui à ma place, a dit oui à l'officier d'état civil qui célébrait notre mariage.

Souvent, je dis à mon amoureux qu'il faudrait qu'on se marie enfin un jour car moi, je n'ai jamais dit oui.

dimanche 12 octobre 2014

Ce sont donc les hommes ?

Primo Levi


  
  Avant d’avoir un statut d’artiste, j’ai eu une vie de salariée en entreprise.
  J’ai eu la chance, car c’est une vraie chance, de connaître énormément d’entreprises et de patrons différents. J’ai souvent perdu mon boulot, j’ai travaillé en intérim, j’ai été une vraie nomade du boulot et j’ai aimé traverser des univers différents.
  Je suis une grosse bosseuse, alors je m’investissais sans compter.
  Mais dès que ma situation se stabilisait dans une entreprise, j’étais traversée par des bouffées d’angoisse à l’idée que j’allais y finir ma vie.
  Je me souviens d’une société où je faisais une période d’essai. Soudain, mon regard s’était posé sur le gilet en laine d’une employée que celle-ci avait placé sur le dossier de son fauteuil. Le gilet informe et à la couleur indéfinissable épousait les formes du fauteuil et semblait moulé sur son dossier.
  Pendant quelques fractions de seconde, j’ai eu l’image de ce gilet greffé à vie sur son fauteuil. Son avenir de gilet était foutu, il n’était plus gilet, il était la seconde peau du fauteuil, il n’existait plus…
  Je me suis vue en gilet greffé. Foutue.
  
  Le lendemain de cette vision terrorisante, j’ai quitté l’entreprise où j’aurais pu faire carrière si je n’avais pas eu si peur d’une vie de gilet greffé à un fauteuil de secrétaire.
  Et à chaque fois, j’ai agi de la sorte avec comme seul objectif : surtout ne faire que passer.
  Quand ce n’était pas le contrat qui signait le départ, c’est moi qui le provoquais, lasse des jalousies, des règlements de compte, des luttes de pouvoir, des malhonnêtetés, des petits arrangements.
  Même l’ANPE, le Pôle Emploi de l’époque m’a lassée…
  Déconcertée par leur incompétence — même si je reconnais qu’il est difficile d’inventer un poste de documentaliste iconographe dans la région Toulousaine — et épuisée moralement par leur harcèlement, j’ai préféré leur dire un jour que je voulais être radiée et que je renonçais à mes indemnités.
  Personne n’a jamais compris que j’aie pu faire ça.
  Renoncer à 1000 euros par mois pour encore une année…
  C’était pourtant le prix de ma liberté.
  C’est ce jour-là que j’ai pu envisager de peindre et uniquement peindre.
  C’était la vie d’artiste.
  Je découvrais cette liberté de pouvoir peindre toute la journée.
  Et j’ai en même temps découvert le monde des artistes.
  Je n’ai pas eu de surprise.
  C’est exactement le même que celui du monde de l’entreprise.
  J’ai sûrement été un peu déçue, car j’avais rêvé d’un autre monde, mais j’avais l’habitude, ça m’a aidé à supporter.
  L’entraînement intensif que j’avais pratiqué en entreprise a eu pour effet de banaliser les effets délétères de la jalousie et de l’envie.
  J’ai compris que l’important dans cette vie d’artiste choisie, c’était ma liberté de peindre.
  Pouvoir dire que je ne peins pas pour les autres, mais pour moi.
  Même si le but est de vendre ses œuvres, je ne sais même pas si c’est le but, car j’ai l’énorme chance que l’argent ne soit pas important pour moi. Non pas que nos revenus nous permettent de ne pas compter, ce qui serait aussi une énorme chance, non, c’est simplement que l’argent n’a jamais été mon moteur dans la vie.
  Le fric ne me fait pas avancer et c’est ce qui a représenté mon principal handicap en entreprise.
  Toujours aujourd’hui dans ma vie d’artiste, ce n’est pas mon moteur.
  Je peins avec entêtement sans vraiment me poser de questions et malgré tout obsédée par une seule question : « Arrivera-t-il un jour où mon obstination cèdera à la lassitude et, ce jour-là, aurai-je la sagesse nécessaire pour m’y résigner ? »
  La méditation m’aiderait-elle à accepter cette éventualité ?
  L’âge aura-t-il raison de mon entêtement et m’amènera-t-il doucement vers l’acceptation ?
  C’est l’angoisse liée à la créativité, la peur qu’un jour plus rien ne se passe.
  Ce sont mes pensées d’artiste quand je suis seule dans mon atelier et que je branche la télé pour me ramener sur terre.
  
  Hier, nous roulions en voiture et je confiais à Simon ma tristesse de voir le monde des artistes si peu différent du monde des affaires.
  Je lui disais que j’aimerais que les artistes soient là pour tempérer, pour trouver les mots justes qui rassurent dans ce monde qui est devenu si anxiogène.
  Je lui disais que j’avais envie que les artistes jouent ce rôle apaisant.
  Je lui disais que j’étais épuisée par les violences du monde.
  Je lui disais qu’il ne fallait pas que les artistes participent eux aussi à ces violences.
  Je lui ai dit : 
  « Mais c’est quoi ? C’est notre société ? »
  Il m’a répondu : 
  « Ce n’est pas notre société, ce sont les hommes ».
  
  Je n’ai plus rien dit.
  L’indicible.
  J’ai encaissé et j’encaisse encore ses mots.
  Ce sont donc les hommes ?


Poème placé en exergue de Si c’est un homme

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

mercredi 1 octobre 2014

L'Algérie et ces pays où nous n'irons plus.

1988 Le Mzab.

Nous imaginions que nos voyages nous porteraient toujours plus loin, que nous reviendrions sur ces lieux qui nous avaient fascinés pour les explorer encore un peu, pour les voir encore, pour les revoir sans leur dire adieu.
  Mais aujourd’hui, tout a basculé dans le mauvais sens et nous savons que nous ne retournerons sans doute jamais en Algérie. Et sans doute jamais en Tunisie, au Maroc, en Égypte, au Kurdistan, en Indonésie…
  Ce ne serait pas si grave que cela d’abandonner des projets de voyage (ce sont juste des rêves d’enfants gâtés qui seront un peu moins gâtés) et cela ne mériterait sûrement pas de venir se plaindre si ce n’était pas une vraie douleur.
  
  Depuis l’année dernière, chaque après-midi, Simon scanne nos diapos de voyage de 1982 à l’époque où je suis passée au numérique. Des cartons de dias qui dormaient dans le garage et qu’il a décidé de trier, puis de numériser pour redonner une vie à nos souvenirs familiaux.
  Quand je rentre dans son bureau et que mon regard se pose sur l’écran de son Mac, je me retrouve dans le Sahara, dans le Hoggar, en Arménie, au Kurdistan à frôler les frontières de l’Iran et de l’Irak, en Indonésie… Les images se superposent, se succèdent au fil des après-midi et je réalise que ce temps est terminé, que ces souvenirs vont devenir des « collectors ».
  
  Depuis la semaine dernière, je repense plus intensément à l’Algérie.
  Rien ne nous destinait à aimer l’Algérie et le Sahara.
  Quand je dis « rien ? », c’est que nous n’avons ni Simon ni moi de racines dans ce pays et que nos motivations pour le découvrir n’étaient qu’un appel du désert.
  Oui, Charles de Foucauld nous a déjà fait le coup, mais, chez nous, rien de mystique, rien de religieux ni de fanatique, uniquement une fascination très laïque pour cet univers désertique.
  Nous ne sommes religieux ni l’un ni l’autre, mais l’Islam n’était pas « une religion épouvantail » à nos yeux, au moins au début de nos voyages en 1982. Je crois que, bien au contraire, nous en avions une représentation empreinte de tolérance et de paix. Je sais que cela peut sembler bizarre de lire cela, mais c’est réellement de cette manière que nous vivions cette religion et elle ne représentait en rien la moindre menace pour nous.
  Et c’est dans cet état d’esprit, c’est-à-dire en toute liberté et en confiance que, pendant presque quinze années, nous avons voyagé en Algérie et dans les autres pays du Maghreb.
  Nous connaissions les dangers inhérents à nos périples.
  Perdre la piste était le pire des risques et nous avons mangé et fait manger à nos enfants des tonnes de poussière de sable à coller des convois de camions pour ne pas perdre le ruban de piste parfois invisible.
  Nous avons désensablé notre véhicule sous des soleils de plomb.
  Nous avons mangé de pain trempé dans l’huile des conserves de sardines.
  Nous avons planté, ivres de fatigue, des tentes qui, à l’époque, n’étaient pas labellisées Quechua.
  Nous avons dormi chez des habitants que nous ne connaissions pas.
  Nous avons vécu un bonheur brut et simple.
  Nous avons eu le sentiment d’offrir ces traversées à nos enfants.
  Nous n’avons jamais imaginé courir le moindre danger terroriste.
  
  Et puis les années sont passées, les choses ont changé.
  Elles n’ont pas changé dans le bon sens.
  Au fil des guerres intérieures entre clans, des attentats, nous comprenions qu’il allait devenir de plus en plus difficile de repartir dans les sables du Sahara.
  
  Fin 2002, nous avions demandé à Titania ce qui lui ferait plaisir pour fêter ses 18 ans, puisqu’elle a eu l’idée amusante de naître un 1er janvier.
  Elle n’a pas réfléchi longtemps et nous a dit :
   « J’aimerais retourner dans le Sahara, car j’étais petite quand on y allait et je n’en ai pas de souvenirs précis. »
  Son souhait nous comblait et nous embarrassait à la fois, car déjà, en 2002, ce n’était plus un voyage facile, même si cela ne l’avait jamais été.
  Elle voulait revoir le désert ? Alors, nous allions lui offrir le vrai désert, la traversée mythique que nous n’avions jamais faite ; la transversale Djanet-Tamanrasset. 
  Nous avons acheté un voyage organisé en convoi de plusieurs véhicules au départ de Djanet pour rejoindre Tam en huit jours.
  C’était un compromis qui nous semblait sécurisant. Il n’était plus question de partir en solo. 
  
  Une belle transversale comme nous l’espérions, comme nous l’attendions.
  Un anniversaire au pied des dunes.
  Mais aussi des moments intrigants, comme ces bolides qui passaient en roulant à tombeau ouvert en frôlant notre convoi. Quand nous demandions à nos guides et chauffeurs qui étaient ces cinglés que nous avions à peine le temps de distinguer, ils nous répondaient en évoquant de la contrebande.
  Ils étaient mal à l’aise et on comprenait qu’il était inutile d’insister et de vouloir comprendre.
  
  Dans les derniers jours de notre traversée, juste avant d’arriver dans le massif du Hoggar, nous avions croisé des touristes allemands qui voyageaient dans un camping-car incroyablement équipé. J’avais eu l’impression d’une véritable forteresse roulante, très haute de caisse, carrosserie en aluminium comme un food truck américain. Le truc très moche, mais très efficace et très cher.
  J’avais discuté avec eux, un couple d’une cinquantaine d’années. Ils voyageaient sur plusieurs mois et traversaient le Sahara en solo.
  Je ne me souviens pas les avoir enviés malgré le luxe un peu ostentatoire de leur véhicule et le confort dont ils semblaient disposer à l’intérieur. J’aimais bien l’idée que nous avions trimballé nos mômes dans le Sahara à bord d’une 4L, puis d’un modeste Toyota, mais je ne leur ai pas dit.
  Nous sommes remontés dans notre 4 X 4 avec notre chauffeur et les avons laissés repartir dans leur bunker à roulettes en leur souhaitant une bonne continuation comme on dit en français, mais je leur ai dit en anglais : « Take care » et je trouve que cela a nettement plus de sens et cela en prendra réellement dans les semaines qui ont suivi à la lecture de la presse.
  
  « (…) Entre le 22 février et le 23 mars 2003, six groupes de touristes sont enlevés avec leurs véhicules dans le désert, près d’Illizi : trente-deux personnes au total, dont seize Allemands, dix Autrichiens, quatre Suisses, un Néerlandais et
un Suédois. Ils vont vivre une odyssée éprouvante, qui coûtera la vie à une femme, victime d’une insolation. 
  Pendant des semaines, les médias, les responsables politiques et les familles des otages spéculent sur l’identité des ravisseurs. Officiellement, ni leur identité ni leurs revendications ne sont connues.
  Les otages seront libérés en deux fois, le 13 mai et le 18 août 2003 (….)
  http://www.algeria-watch.org/fr/aw/gspc_etrange_histoire_partie_2.htm
  
  « (…) Dix-sept otages (10 Autrichiens, 6 Allemands et un Suédois) avaient été libérés le 13 mai. Fin juin, une otage allemande est morte des suites d’une insolation.
  Les 32 otages européens faisaient partie de plusieurs groupes de touristes. Ils voyageaient par leurs propres moyens et sans guide dans le Sahara algérien, zone incontrôlable qui couvre plus de 2 millions de km2.
  La série d’enlèvements a été imputée à l’Algérien Amari Saïfi, dit Abderrezak le para, qui aurait sa base en Algérie et serait le numéro 2 du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) d’Hassan Hattab. (…)
  www.ladepeche.fr/article/2003/08/18/132508-les-otages-europeens-du-sahara-seraient-liberes.html
  
  Le couple des Allemands faisait partie de ces otages.

1988 Le Hoggar

lundi 8 septembre 2014

Jean-Luc

A la Maison de la Radio avec Jean-Luc

  Je suis en Corrèze.
  J’ai été invitée à exposer mes peintures pour la Biennale internationale d’Aquarelle. 
  Je déjeune dans l’unique petit bistrot du village avec d’autres artistes et les organisateurs, Pierre et son épouse Geneviève. 
  Les conversations vont bon train, les souvenirs s’égrènent joyeusement. J’évoque Pierre Desproges comme je le fais souvent, car il me manque. Un peu comme Brel me manque aussi.
  Pierre me dit alors : 
  « Figure-toi que je connaissais très bien Pierre Desproges, je déjeunais souvent avec lui à la Maison de la Radio à l’époque des Flagrants Délires. »
  Il m’explique alors qu’il est ingénieur du son et a fait toute sa carrière à Radio France.
  Radio France, France Inter… des mots magiques pour moi. J’aime la radio et les voix de la radio ont accompagné toute une partie de ma vie. Dans notre vieille maison du sud de Grenoble, France Inter rythmait mes journées jusqu’à la nuit.
  Et je me souviens de Jean-Luc Blain, de Passerelles, de cette rencontre au printemps 1985. 
  Jean-Luc, un journaliste grand reporter, revenait du Sri Lanka. Rentré clandestinement dans le pays pour rencontrer les combattants tamouls du LTTE (Front de libération), il témoignait sur les ondes de France Inter dans son émission « Passerelles ».
  Simon et moi venions juste de revenir du Sri Lanka avec notre toute petite Titania dans les bras. Et j’entends les mots de Jean-Luc qui résonnent en écho à ce que nous venions nous aussi de voir et de vivre au Sri Lanka.
  Il est émouvant, sa voix m’emporte de nouveau à Sri Lanka, mais dans la guerre de Jaffna, dans l’horreur des combats.
  Je poste un courrier à Jean-Luc. Une lettre où je lui écris qu’il me touche, qu’il me ramène dans ce Sri Lanka que j’ai quitté il y a quelques mois à peine.
  Ce n’était pas encore l’immédiateté d’Internet, il fallait écrire sur du papier et coller un timbre.
  J’oublie, car je n’attends rien.
  Le surlendemain, le téléphone sonne. « Vous êtes Véronique Piaser-Moyen ? Je suis Jean-Luc Blain. » 
  C’est le début de l’histoire.
  Nous avons parlé au téléphone comme si nous nous connaissions déjà.
  Et soudain, Jean-Luc me dit : 
  « Vous avez beaucoup de choses à raconter vous aussi. Vous avez une belle voix. Je vous invite à venir sur France Inter dans mon émission pour dire ce que vous avez à dire. » Je lui réponds que je peux venir dans trois semaines. Il éclate de rire : 
  « Mais dans trois semaines, je serai peut-être mort ! Vous venez après-demain et on fait Passerelles ensemble en direct. »
  Alors, j’y suis allée.
  J’avais envie de rencontrer Jean-Luc, j’avais envie de témoigner en direct à France Inter, j’avais envie de l’impossible qui devenait possible.
  À la maison de la radio, j’ai traversé des couloirs, plein de couloirs jusqu’à son bureau. Il m’expliquait tout, me présentait à des journalistes qui passaient des portes ou ne me présentait pas en me disant : « Celui-là, il est très beau, mais il est très con, alors je ne te le présente pas parce que tu vas seulement remarquer qu’il est beau ! » Il me faisait rire, rien ne semblait lui faire peur. 
  Nous avons déjeuné ensemble. « Passerelles » était programmée de 14 h à 15 h.
  Je ne savais pas ce que j’allais dire au micro, ce qu’il attendait de moi. Je lui posais des questions, il me répondait qu’on avait le temps d’en parler après le déjeuner. 
  Ce jour-là, il m’a appris ce qu’étaient le professionnalisme et la confiance.
  Il m’a dit : 
  « Tu n’as rien à appréhender, Véronique, c’est moi le journaliste et c’est moi qui mène l’émission. Tu réponds à mes questions, tu dis ce que tu as à dire, tu te laisses guider, c’est tout. » 
  J’ai réalisé que c’était lui le patron, que c’était son émission et que je pouvais lui faire confiance, car s’il y avait un vrai risque, c’était bien lui qui le prenait.
  Durant l’émission, tout est devenu simple, car Jean-Luc s’est effectivement comporté comme un grand professionnel et m’a offert ce cadeau de me sentir à l’aise en direct dans un studio d’enregistrement.
  Quand il a levé la main vers la cabine des techniciens pour lancer le générique de fin, il a reposé son casque sur la table et m’a dit : 
  « Bravo ! Mais je pense que l’ambassade de Sri Lanka ne va pas être très contente de ce que nous avons dit cet après-midi. J’espère que tu pourras encore avoir un visa… » C’est depuis ce jour que je suis pétrifiée d’angoisse chaque fois que je fais une demande de visa pour Sri Lanka. 
  
  Nous sommes restés en contact pendant longtemps après ce direct.
  Je passais le voir à la Maison de la Radio quand je venais à Paris.
  Nous nous téléphonions régulièrement. Je me rappelle le jour où il m’a appelé en me demandant si c’était normal que le pot-au-feu qu’il s’était lancé à cuisiner fasse de la mousse en cuisant. Que devait-il faire de toute cette mousse qu’il voyait se former à la surface ? Je devais le rassurer pour du pot-au-feu qui mousse alors qu’il était grand reporter et partait régulièrement risquer sa vie pour rapporter de l’information. 
  Si je ne le voyais pas, je l’entendais sur France Inter puis sur TFI où il a travaillé avec Tony Comiti.
  Sa voix, sa magnifique voix qui portait ses témoignages si bien écrits.
  Je lui dis combien j’aime sa voix avec ce léger vibrato. Il sursaute et me regarde, effaré : « Ah bon ! Un vibrato ? » 
  Je comprends que cela ne lui convient pas et pourtant je persiste : 
  « Oui, un vibrato ! Et c’est justement ton vibrato qui rend la voix off de tes reportages si émouvante. »
  Il sourit et je vois bien que cela ne lui va pas. Mais il sourit.

  Un jour, il me demande quel a été le déclencheur de mes convictions politiques.
  Il me dit :
  « Pour moi c’est Le Che. Et pour toi ?
  — Pour moi c’est Allende et le 11 septembre 1973. » 
  Et l’on refaisait le monde comme deux gauchistes convaincus de pouvoir changer le monde. 
  Lui, il avait déjà vu le monde et affronté les guerres et les hommes, moi pas encore.
  C’était l’année des premiers otages au Liban, Kauffmann, Seurat, Carton et Fontaine. Je m’en émouvais, il était surpris par mon engagement. Il me racontait les coulisses du journalisme et se laissait aller à des confidences très secrètes.
  
  Et puis je l’ai perdu de vue.
  Sa voix avait disparu des radios, de la télé.
  
  En 2010 ou un peu avant ou un peu après, je tape son nom dans Google et je vois qu’il est parti aux Marquises durant plusieurs années, puis qu’il est revenu en France et s’est installé chez lui, sur l’ile de Groix, où il a créé le Festival du film insulaire.
  
  Et l’histoire recommence, mais sans enveloppe ni timbre, cette fois c’est Internet qui transporte mon message vers lui.
  C’est encore le téléphone qui sonne à croire que Jean-Luc n’aime pas écrire, je décroche.
  « Bonjour. Est-ce que j’ai toujours la plus belle voix de France Inter ?? »
  Oui, Jean-Luc, tu as toujours ta voix avec ce léger vibrato, même si tu n’en veux pas de ce vibrato qui me charme.
  Et il me raconte sa vie à Groix et son festival du film insulaire.
  « Tu n’as pas envie de venir ? C’est quand même incroyable ce que je vais te dire. Écoute-moi bien, cette année, le pays qui est l’invité d’honneur du festival, c’est le Sri Lanka ! »
  
  C’était vraiment l’histoire qui recommençait.
  Comment croire au hasard ?
  Moi, je n’y crois pas.
  J’aime mieux la notion de synchronicité.
  
  Nous sommes allés à Groix et j’ai revu Jean-Luc en patron du festival.
  Nous avons visionné tous les films srilankais, dont certains étaient bouleversants.
  Nous avons bu des bières ensemble.
  Jean-Luc m’a raconté des morceaux de sa vie aux Marquises.
  Il m’a reparlé de son reportage en 1985 à Sri Lanka.
  Il a cherché la veille à récupérer les enregistrements, mais ne les a pas retrouvés.
  Il se souvient de son interview du leader du LTTE : « Il était fou furieux, ce type… Je ne pouvais pas le dire comme ça au micro… ? »
  Il semblait fatigué par la vie, toujours fêtard, mais fatigué.
  
  Ce jour-là, les yeux plissés et les cheveux valsant autour de son visage, il râle sur le gardien du parking du festival qui lui donne des ordres pour ranger son véhicule, une espèce de 4X4 déglingué. Il râle tout en se pliant aux directives du mec, mais, une fois sa voiture garée, il me lance : « Mais, il me tartine les couilles, celui-là ! »
  J’avais trouvé l’expression à la fois vulgaire et mignonne.
  
  Le lendemain de la clôture du festival, je suis allée lui dire au revoir.
  Il m’a serrée dans ses bras, il avait les larmes aux yeux en me disant au revoir et je le sens encore légèrement appuyé sur moi et me serrant fort sur lui.
  Je le sens.
  
  C’est tout cela que je raconte à Pierre dans le petit bistrot. 
  Nous cherchons le nom de la journaliste qui était la compagne de Jean-Luc.
  Nous ne le retrouvons pas.
  De retour à l’expo, je me connecte pour trouver ce nom qui m’échappe et je tape « Jean-Luc Blain » sur Google.
  C’est un carnet noir qui me répond.
  Je ne sais plus ce que cela veut dire et je le sais très bien.
  On dit : carnet blanc pour un mariage.
  On dit : carnet rose pour une naissance.
  Et on a donc inventé le carnet noir.
  C’est qui le connard qui a inventé le carnet noir ?
  C’est qui cet abruti qui me fait pleurer ?
  
  Je cours retrouver Pierre.
  « Jean-Luc est mort ! »
  Il ne le savait pas.
  Nous traversons quelques secondes de sidération.
  Pierre me prend dans ses bras et me dit : 
  « Comme la vie est surprenante. Nous ne nous connaissions pas et, en quelques secondes, nous partageons la même douleur. » 
  Moi, j’ai dit à Jean-Luc : 
  « Ce carnet noir, il me tartine les couilles… »