dimanche 12 octobre 2014

Ce sont donc les hommes ?

Primo Levi


  
  Avant d’avoir un statut d’artiste, j’ai eu une vie de salariée en entreprise.
  J’ai eu la chance, car c’est une vraie chance, de connaître énormément d’entreprises et de patrons différents. J’ai souvent perdu mon boulot, j’ai travaillé en intérim, j’ai été une vraie nomade du boulot et j’ai aimé traverser des univers différents.
  Je suis une grosse bosseuse, alors je m’investissais sans compter.
  Mais dès que ma situation se stabilisait dans une entreprise, j’étais traversée par des bouffées d’angoisse à l’idée que j’allais y finir ma vie.
  Je me souviens d’une société où je faisais une période d’essai. Soudain, mon regard s’était posé sur le gilet en laine d’une employée que celle-ci avait placé sur le dossier de son fauteuil. Le gilet informe et à la couleur indéfinissable épousait les formes du fauteuil et semblait moulé sur son dossier.
  Pendant quelques fractions de seconde, j’ai eu l’image de ce gilet greffé à vie sur son fauteuil. Son avenir de gilet était foutu, il n’était plus gilet, il était la seconde peau du fauteuil, il n’existait plus…
  Je me suis vue en gilet greffé. Foutue.
  
  Le lendemain de cette vision terrorisante, j’ai quitté l’entreprise où j’aurais pu faire carrière si je n’avais pas eu si peur d’une vie de gilet greffé à un fauteuil de secrétaire.
  Et à chaque fois, j’ai agi de la sorte avec comme seul objectif : surtout ne faire que passer.
  Quand ce n’était pas le contrat qui signait le départ, c’est moi qui le provoquais, lasse des jalousies, des règlements de compte, des luttes de pouvoir, des malhonnêtetés, des petits arrangements.
  Même l’ANPE, le Pôle Emploi de l’époque m’a lassée…
  Déconcertée par leur incompétence — même si je reconnais qu’il est difficile d’inventer un poste de documentaliste iconographe dans la région Toulousaine — et épuisée moralement par leur harcèlement, j’ai préféré leur dire un jour que je voulais être radiée et que je renonçais à mes indemnités.
  Personne n’a jamais compris que j’aie pu faire ça.
  Renoncer à 1000 euros par mois pour encore une année…
  C’était pourtant le prix de ma liberté.
  C’est ce jour-là que j’ai pu envisager de peindre et uniquement peindre.
  C’était la vie d’artiste.
  Je découvrais cette liberté de pouvoir peindre toute la journée.
  Et j’ai en même temps découvert le monde des artistes.
  Je n’ai pas eu de surprise.
  C’est exactement le même que celui du monde de l’entreprise.
  J’ai sûrement été un peu déçue, car j’avais rêvé d’un autre monde, mais j’avais l’habitude, ça m’a aidé à supporter.
  L’entraînement intensif que j’avais pratiqué en entreprise a eu pour effet de banaliser les effets délétères de la jalousie et de l’envie.
  J’ai compris que l’important dans cette vie d’artiste choisie, c’était ma liberté de peindre.
  Pouvoir dire que je ne peins pas pour les autres, mais pour moi.
  Même si le but est de vendre ses œuvres, je ne sais même pas si c’est le but, car j’ai l’énorme chance que l’argent ne soit pas important pour moi. Non pas que nos revenus nous permettent de ne pas compter, ce qui serait aussi une énorme chance, non, c’est simplement que l’argent n’a jamais été mon moteur dans la vie.
  Le fric ne me fait pas avancer et c’est ce qui a représenté mon principal handicap en entreprise.
  Toujours aujourd’hui dans ma vie d’artiste, ce n’est pas mon moteur.
  Je peins avec entêtement sans vraiment me poser de questions et malgré tout obsédée par une seule question : « Arrivera-t-il un jour où mon obstination cèdera à la lassitude et, ce jour-là, aurai-je la sagesse nécessaire pour m’y résigner ? »
  La méditation m’aiderait-elle à accepter cette éventualité ?
  L’âge aura-t-il raison de mon entêtement et m’amènera-t-il doucement vers l’acceptation ?
  C’est l’angoisse liée à la créativité, la peur qu’un jour plus rien ne se passe.
  Ce sont mes pensées d’artiste quand je suis seule dans mon atelier et que je branche la télé pour me ramener sur terre.
  
  Hier, nous roulions en voiture et je confiais à Simon ma tristesse de voir le monde des artistes si peu différent du monde des affaires.
  Je lui disais que j’aimerais que les artistes soient là pour tempérer, pour trouver les mots justes qui rassurent dans ce monde qui est devenu si anxiogène.
  Je lui disais que j’avais envie que les artistes jouent ce rôle apaisant.
  Je lui disais que j’étais épuisée par les violences du monde.
  Je lui disais qu’il ne fallait pas que les artistes participent eux aussi à ces violences.
  Je lui ai dit : 
  « Mais c’est quoi ? C’est notre société ? »
  Il m’a répondu : 
  « Ce n’est pas notre société, ce sont les hommes ».
  
  Je n’ai plus rien dit.
  L’indicible.
  J’ai encaissé et j’encaisse encore ses mots.
  Ce sont donc les hommes ?


Poème placé en exergue de Si c’est un homme

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

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