jeudi 6 novembre 2014

A bout de souffle sous une robe

Le soir du 31, ma robe  mon ventre et moi.

Le 31 décembre 1975. 

J’ai 20 ans, j’attends mon deuxième enfant et j’ai rendez vous chez le coiffeur.

J’ai pris le bus entre St Egrêve et Grenoble, la ligne 14 de la Semitag pour les Grenoblois qui savent ou anciens Grenoblois qui se souviendront et j’emprunte la rue Saint Jacques pour me rendre chez mon coiffeur.

Nous sommes invités le soir chez des copains pour le réveillon du 31, l’occasion de me refaire couper les cheveux et aussi en prévision de la naissance : être bien coiffée à la clinique pour les photos puisque la naissance est prévue pour mi-janvier.

Les stars comme Deneuve et Bardot, elles sont toujours pimpantes et fraiches sur les photos avec leur nouveau né de la veille dans les bras. 

Je me dis que je vais tenter le coup moi aussi, une tête de star pour le réveillon et pour la naissance.
Je marche donc dans cette rue Saint Jacques qui est bondée en ce début d’après midi de réveillon. Les gens font leurs achats et ils courent d’un traiteur à une pâtisserie.
Je ne me sens pas pressée mais je marche au rythme de la foule sans doute un peu entraînée, comme dirait Piaf.
Et je me souviens précisément de la robe que je portais ce jour là. Ce sont les années 70 et je suis très baba cool, ma robe est longue et en jean souple.
Et sous cette longue robe en jean, pointe un ventre qui est encore plus pointu et plus arrogant que vous ne pouvez l’imaginer. 
Quand je suis enceinte, je deviens une brindille qui porte un ventre. 

Le médecin accoucheur que je consulte et qui ne semble pas né de la dernière pluie, m’a dit un jour en me regardant : - J’ai rarement vu ça à ce point …

La conséquence de ce ventre qui pointe comme un énorme ballon de rugby que j’aurais planqué sous mes vêtements, fait qu'à partir du 6ème mois je marche sans voir mes pieds et suis en constant déséquilibre.

Là, rue Saint Jaques pour aller chez le coiffeur un après midi de 31 décembre, j’en suis à 8 mois et demi, c’est dire que ça pointe sérieux et que je suis vraiment en équilibre instable. 

Je marche en pensant à  la soirée, à la valise qu’il faudra penser à mettre dans le coffre de la voiture car je suis persuadée que je vais accoucher d’un moment à l’autre. Ça fait deux mois qu’on se trimballe avec la valise dans le coffre car ça fait deux mois que je pense que ça va arriver dans l’instant. 
On m’a dit que pour un deuxième, ça allait plus vite. 

Je pense à tout cela en regardant les vitrines sur ma droite. Je me souviens très bien d’une enseigne Phildar. 

C’est justement au moment de l’enseigne Phildar que tout a commencé. 

J’ai senti que quelque chose freinait ma marche et que ça se passait entre mes jambes.  
Un endroit assez stratégique compte tenu des circonstances. 
Je continue à marcher avec cette sensation étrange que j’ai toujours entre les jambes mais alors que j’aurais dû arrêter ma marche et l’histoire avec,  je ne m’expliquerai jamais pourquoi j’ai poursuivi cette allure qui avait même tendance à s’accélérer. 

Je me dis que c’est sûrement ce foutu ventre pointu qui me déséquilibrait et  que dans l’angoisse de tomber, j’ai accéléré le pas pour tenter de ne pas me vautrer et essayer de me récupérer.
J’avance donc d’un pas de plus en plus rapide avec maintenant un poids que je tire. 
Mes pieds courent aussi vite que mes pensées. 
J’analyse la situation qui est vite résumée :
Je suis enceinte jusqu’au cou et j’ai un truc qui vient de m’arriver entre les jambes. 
Pas la peine de sortir de la Faculté pour faire un diagnostique. 

Je me dis que j’ai accouché en marchant dans la rue Saint Jacques un après midi de 31 décembre. 

C’est bien ce qu’on m’a dit : pour un deuxième ça va plus vite. 

Tout colle sauf que j’ai maintenant attaqué un sprint sur le trottoir car je suis carrément en train de tomber et j’essaie toujours de récupérer un semblant d’équilibre qui me permettrait d’aller voir entre mes jambes.
Je vois passer les vitrines sur ma droite comme un filé photographique. 
Je pense que je n’ai pas ma valise.
Je me dis que tant qu’à accoucher un soir de réveillon, le 24 aurait été plus symbolique. 
Tout défile toujours à tout allure sur le côté droit au niveau des guirlandes et des illuminations alors que le bas de ma robe me semble à des kilomètres en arrière et que j’ai l’impression d’être retenue par un éléphanteau.
La situation qui pourrait être burlesque va finir par tourner au drame si je n’arrive pas à stopper cette course qui se déroule malgré moi. 
Je ne rigole plus du tout quand je réalise que je vais l’écraser ce truc qui commence à se matérialiser.

Pourquoi lorsque  l’on cherche à se rattraper on accélère ???? 

Je l’ai bien remarqué, c’est un phénomène qui appartient surement à une loi physique. 

Un jour ou l’autre ça nous arrive , on voit quelqu’un qui en est victime et ça nous fait rire. Le mec qui prend de la vitesse pour ne pas tomber. 
Même si ce n’est pas drôle, on est écroulé de rire.


Là, je suis rue Saint Jacques et j’en suis bien à mes 50 mètres de sprint avec le handicap du truc entre les jambes sur lequel je me concentre pour ne pas lui tomber dessus. 
Et il faut dire que ce truc que je n’ose pas nommer et que j’essaie surtout  de ne pas trop visualiser, il n’y met pas du sien et ne m’aide pas trop à me reprendre.
Et puis, comme il doit y avoir un bon Dieu ou une sainte vierge qui se souvient qu’elle a été maman même si c’était par le saint Esprit, le miracle se produit et je parviens à bloquer les freins et à stopper mon sprint.
C’était le bout de la rue saint Jacques et Phildar était déjà loin. 
Je suis debout presque droite et mon ventre est toujours aussi pointu et arrogant. 

Je regarde les gens autour de moi et je m’aperçois avec consternation qu’ils me regardent aussi et qu’ils ne rigolent pas. 

Comme quoi ce phénomène ne fait pas toujours écrouler de rire comme je l’avais analysé précédemment. 
Il est temps que je me penche sur ce que la nature m’a mis entre les jambes et que je constate les dégâts. 

Il n’y a rien entre mes jambes. 

Ma robe est retenue à l’arrière et il y a quelque chose à l’intérieur. 

Je l’ai donc traîné …

Je m’accroupis et déplie ma robe et découvre un petit garçon qui pleure.

Oui, c’est merveilleux, c’est un garçon.

Mais le petit garçon a 18 mois et est tout noir. 
Tout noir, je n’ai rien contre mais ce n’était pas prévu. 

Et 18 mois !  Je n’ai quand même pas dépassé le terme à ce point …

Je relève la tête en même temps que des bras se saisissent du petit garçon bouclé et le soulèvent du sol.
Ce sont les heureux parents.
Ils sont aussi essoufflés que moi.
Et  ils me disent complètement affolés  qu’ils ont vu leur petit bonhomme disparaître en se faisant aspirer sous une longue robe en jean.

15 jours plus tard j’ai eu mon petit garçon. 
La valise était bien dans le coffre. 

Et sur les photos j’ai l’air d’une star. 

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