jeudi 6 novembre 2014

A bout de souffle sous une robe

Le soir du 31, ma robe  mon ventre et moi.

J’ai vingt ans, j’attends mon deuxième enfant et j’ai rendez-vous chez le coiffeur.
  J’habite Saint-Egrève et, pour aller à Grenoble, j’ai pris le bus de la ligne 14 pour les Grenoblois qui savent ou les anciens Grenoblois qui se souviendront. Je descends à l’arrêt devant le Prisunic et j’emprunte la rue Saint-Jacques pour me rendre chez mon coiffeur, dont le salon est situé quelques rues derrière.
  Nous sommes invités le soir chez des copains pour le réveillon du 31, l’occasion de me refaire couper les cheveux et aussi en prévision de la naissance prévue pour quelques jours plus tard : être bien coiffée à la clinique pour les photos comme celles de Deneuve et Bardot, pimpantes et fraiches dans Paris Match avec leur nouveau-né de la veille dans les bras. 
  Je me dis que je vais tenter le coup moi aussi, une tête de star pour le réveillon et pour la naissance.
  Je marche donc dans cette rue Saint-Jacques qui est bondée en ce début d’après-midi de réveillon. Les gens font leurs achats et ils courent du traiteur à la pâtisserie.
  Je ne me sens pas pressée, mais je marche au rythme de la foule sans doute un peu entraînée, comme disait Piaf.
  J’ai un souvenir très précis de la robe que je portais ce jour-là. Ce sont les années 70, ma robe est longue et en jean souple. Très baba cool. Et sous cette longue robe en jean, pointe un ventre qui est encore plus pointu et plus arrogant que vous ne pouvez l’imaginer. 
  Quand je suis enceinte, je deviens une brindille qui porte un ventre. 
  L’obstétricien que je consulte et qui ne semble pas né de la dernière pluie m’a dit un jour en me regardant : Ò ?J’ai rarement vu ça à ce point… ? »
  La conséquence de ce ventre qui pointe comme un énorme ballon de rugby que j’aurais planqué sous mes vêtements fait qu’à partir du sixième mois je marche sans voir mes pieds et suis en constant déséquilibre.
  Là, dans la rue saint-Jaques, pour aller chez le coiffeur cet après-midi de 31 décembre, je suis presque au terme, c’est dire que ça pointe sérieux et que je suis vraiment instable. 
  Je marche en pensant à la soirée, à la valise qu’il faudra penser à mettre dans le coffre de la voiture, car je suis persuadée que je vais accoucher d’un moment à l’autre. Ça fait deux mois qu’on se trimballe avec la valise dans le coffre, car ça fait deux mois que je pense que ça va arriver dans l’instant. 
  On m’a dit que, pour un deuxième, ça allait plus vite. 
  Je pense à tout cela en regardant les vitrines sur ma droite. Je me souviens très bien d’une enseigne Phildar. 
  C’est précisément au moment de l’enseigne Phildar que tout a commencé. 
  Je sens que quelque chose freine ma marche et que ça se passe entre mes jambes.  
  Un endroit assez stratégique compte tenu des circonstances. 
  Je continue à marcher avec cette sensation étrange que j’ai toujours entre les jambes et alors que j’aurais dû arrêter ma marche et l’histoire avec, je ne m’expliquerai jamais pourquoi j’ai poursuivi cette allure à un train qui avait même tendance à s’accélérer. Je me dis que c’est sûrement ce foutu ventre pointu qui me déséquilibrait et que, dans l’angoisse de tomber, j’ai accéléré le pas pour ne pas me vautrer et tenter de me récupérer.
  J’avance donc d’un pas de plus en plus rapide avec maintenant un poids que je tire. 
  Mes pieds courent aussi vite que mes pensées. 
  J’analyse la situation qui est vite résumée : je suis enceinte jusqu’au cou et j’ai un truc qui vient de m’arriver entre les jambes. 
  Pas la peine de sortir de la Faculté pour faire un diagnostic. 
  Je me dis que j’ai accouché en marchant dans la rue Saint-Jacques un après-midi de 31 décembre. 
  C’est bien ce qu’on m’a dit : pour un deuxième, ça va plus vite. 
  
  Tout colle, sauf que j’ai maintenant attaqué un sprint sur le trottoir, car je suis carrément en train de tomber et j’essaie de récupérer un semblant d’équilibre qui me permettrait d’aller voir entre mes jambes.
  Je vois passer les vitrines sur ma droite tel un filé photographique. 
  Je pense que je n’ai pas ma valise.
  Je me dis que, tant qu’à accoucher un soir de réveillon, le 24 aurait été plus symbolique. 
  Tout défile toujours à toute allure sur le côté droit au niveau des guirlandes et des illuminations alors que le bas de ma robe me semble à des kilomètres en arrière et que j’ai l’impression d’être retenue par un éléphanteau.
  La situation qui pourrait être burlesque va finir par tourner au drame si je n’arrive pas à stopper cette course qui se déroule malgré moi. 
  Je ne rigole plus du tout quand je réalise que je vais écraser ce truc qui commence à se matérialiser.
  Pourquoi, lorsque l’on cherche à se rattraper, on accélère ? 
  Je l’ai bien remarqué, c’est un phénomène qui appartient sûrement à une loi physique. Ça nous est tous arrivé d’assister au spectacle d’une personne qui prend de la vitesse pour ne pas tomber. Et ça nous a fait rire. 
  Même si ce n’est pas drôle, on est écroulé de rire.

  Là, je suis rue Saint-Jacques et j’en suis bien à mes cinquante mètres de sprint avec le handicap du truc entre les jambes sur lequel je me concentre pour ne pas le piétiner. Il faut dire que ce truc que je n’ose pas nommer et que j’essaie surtout de ne pas trop visualiser, il n’y met pas du sien et ne m’aide pas trop à me reprendre.
  Et puis, comme il doit y avoir un bon Dieu ou une Sainte Vierge qui se souvient qu’elle a été maman même si c’était par le Saint-Esprit, le miracle se produit et je parviens à bloquer les freins et à stopper mon sprint.
  C’était le bout de la rue Saint-Jacques et Phildar était déjà loin. 
  Je suis debout, presque droite. Mon ventre est toujours aussi pointu et arrogant. 
  Je regarde les gens autour de moi et je m’aperçois avec consternation qu’ils me regardent aussi et qu’ils ne rigolent pas. Comme quoi ce phénomène ne déclenche pas toujours des rires comme je l’avais analysé précédemment. 
  Il est temps que je me penche sur ce que la nature m’a mis entre les jambes et que je constate les dégâts. 
  Il n’y a rien entre mes jambes. Ma robe est retenue à l’arrière et il y a quelque chose à l’intérieur. 
  Je l’ai donc traîné…
  Je m’accroupis et déplie ma robe et découvre un petit garçon qui pleure.
  Oui, c’est merveilleux, c’est un garçon.
  Mais le petit garçon doit avoir dix-huit mois et est tout noir. 
  Tout noir, je n’ai rien contre, mais ce n’était pas prévu.
  Et dix-huit mois ! Je n’ai quand même pas dépassé le terme à ce point…
  Je relève la tête en même temps que des bras étrangers se saisissent du petit garçon bouclé et le soulèvent du sol.
  Ce sont les heureux parents.
  Ils sont aussi essoufflés que moi.
  Complètement affolés, ils me disent avoir vu leur petit bonhomme disparaître, aspiré sous une longue robe en jean.

  Huit jours plus tard, j’ai accouché d’un petit garçon. 
  La valise était bien dans le coffre. 
  Et sur les photos, j’ai l’air d’une star.
  

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