mercredi 12 mars 2025

L'étoile

 


Cela fait un an que je mesure chacun de mes propos, un an que je ferme ma gueule, par peur. 

Ça date du 7 octobre 2023.

Ça date des premiers bombardements sur Gaza. 

Les deux intimement mêlés dans mon indignation, mais inexprimables à parts égales, publiquement. 

Je me souviens des jours qui ont suivi le 7 octobre quand j’avais dit à une amie mon horreur pour les exactions commises par le Hamas, les femmes violées, les enfants arrachés à leurs parents, les femmes trainées sur le sol, les hommes mis en joue… Je lui ai dit que je trouvais les médias timides et timorés face à de tels crimes. Elle m’a répondu dans un souffle : « Ah ! Toi aussi… ? » 

Je sais ce que Netayahu a fait de Gaza, ces mères pleurant leurs enfants morts sous les bombardements, j’ai bien sous les yeux les regards perdus des enfants devant leur habitation transformée en un amoncellement de gravats. 

J’ai bien tout cela en tête et j’ai dénoncé sans relâche et sans discrimination les horreurs des uns et de l’autre, jusqu’au jour où je me suis rendu compte qu’une photo de Gaza récoltait une multitude de « like » et des commentaires de soutien par dizaine, alors qu’une information sur les otages israéliens ne semblait émouvoir qu’une ou deux personnes, à peine. 

J’ai dénoncé sans relâche, jusqu’au jour où j’ai fait relâche, car j’ai eu peur. 

La première peur a seulement été celle de perdre mes amis, je faisais le compte de ceux qui soutenaient à fond les Palestiniens et j’ai commencé à trier ce que je publiais par peur de me faire éjecter ou d’être classée parmi les soutiens de Netanyahu alors que la blague de Guillaume Meurisse m’avait convenu. Je pense que sa comparaison était juste et quitte à choquer, je pense aussi qu’elle avait de la finesse. Depuis tout le monde s’est jeté dans la controverse, Télérama, Delphine Horvilleur, Sophia Aram, Blanche Gardin, etc.

J’ai malgré tout persisté. Notamment le jour du 80e anniversaire de la libération des camps. C’était le 27 janvier. 

Ce jour-là, tout de même, j’avais pensé qu’on pouvait le célébrer ensemble. Alors j’ai publié une photo du camp d’Auschwitz avec une petite phrase de commémoration. Peut-être aurais-je dû m’en tenir à la photo et à la petite phrase sobre qui l’accompagnait, mais j’ai eu l’idée — j’ai failli écrire : « la mauvaise idée », c’est dire… — de ponctuer ma phrase avec une petite étoile de David. Une pauvre petite étoile qui se trouve dans la bibliothèque des émoticônes de Facebook. Je n’ai rien eu à chercher, rien à fabriquer, c’était juste là sous mes doigts, sur le clavier. Le résultat de mon post commémoratif a été consternant. Il a recueilli trois pauvres « like » et aucun commentaire ou juste un seul, poli et conventionnel. 

Je me suis demandé si c’était l’étoile. Je me suis dit qu’on avait pensé que j’avais signé avec l’étoile. Je me suis dit que je n’aurais pas dû. Je me suis dit que, dans le doute, tout le monde était passé vite fait devant ma publication en fermant les yeux. Je me suis dit que je n’aurais pas dû mettre l’étoile. Je me suis demandé si ça aurait changé quelque chose et j’en ai été persuadé. Et j’ai été profondément attristée.

Je me souviens de mon enfance dans une famille très catholique avec un père qui ne loupait pas une moquerie sur les Juifs, sur leur nom, sur leur nez, sur leur fric, sur leur réseau. Tout était prétexte à réflexion, même de dire à ma mère qu’elle avait une vraie tête de Juive et que quand même… Mais il ne fallait pas le dire ouvertement, et de toute manière, on ne savait pas. C’était le refrain. Une moitié de la famille niait alors que l’autre était fascinée au point de faire sabbat et de partir vivre sur la Terre Promise. J’ai grandi ainsi, sans rien comprendre. Un jour, les juifs qui faisaient rigoler dans les discussions de fin de repas au moins autant que leur potes les Arméniens au point que, durant longtemps j’ai cru qu’ils étaient « des sortes de Juifs », et le jour suivant, on disait : « Oui, mais quand même… ». Pour les Arméniens, je ne me trompais pas réellement si l’on considère ma méprise enfantine du point de vue du génocide. 

Plus tard, par défi, j’ai porté une étoile de David autour de mon cou. Pour leur dire qu’ils n’avaient pas le droit de ne pas dire, qu’ils n’avaient pas le droit de nier, qu’ils n’avaient pas le droit de rigoler. 

Aujourd’hui, pour ne rien oublier, j’aime donner à mes personnages de roman des prénoms hébraïques, Rachel, Déborah, Judith, Ester, Annah, Elias, Ariel, Simon. Il y en a toujours au moins un, pour dire. Je ne pensais pas qu’on puisse me demander de le justifier et pourtant on l’a fait. On m’a demandé quelle était donc la raison pour que mes personnages portent des prénoms juifs. Quand on m’a eu identifiée comme gauchiste ayant rejoint les rangs des camarades du NFP, on m’a dit : « Mais vous savez qu’ils sont antisémites ? » 

Aujourd’hui, rien n’a changé, c’est toujours la même histoire. 

Même si j’ai fait fondre mon étoile de David et ma médaille de baptême, c’est toujours aussi lourd à porter. 

La peur est revenue. Ma peur. 






vendredi 14 février 2025

il suffit de passer le pont

 


Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure.

Lorsque nous avons acheté notre appartement, quatre des grands carreaux du carrelage du couloir étaient fendus ou éclatés. Les propriétaires qui nous avaient vendu l’appartement nous avaient dit qu’ils avaient toujours connu le couloir ainsi fendu et malgré leurs recherches n’avaient pas retrouvé de carrelage identique pour le restaurer. On s’était donc adapté, on avait essayé d’oublier ces fentes étoilées qui m’obligeaient malgré tout à les enjamber lorsque je marchais pieds nus dans l’appartement. Environ six mois d’enjambements pour l’année. On se disait, quand on aura un peu plus d’argent, on demandera à un carreleur ce qu’il peut faire et qui ne soit pas trop moche. 

Au début de l’année, le proprio du troisième a entrepris de refaire l’un de ses deux appartements et nous avons vu passer dans la montée d’escalier tous les corps de métier. Quand ç’a été le tour du carreleur, on lui a demandé de passer chez nous pour établir un diagnostic sur notre carrelage fendu et nous donner son avis et son devis. Son idée de reprise ainsi que la dépense nous semblant envisageables, on lui a donné le feu vert pour entreprendre ce mini chantier qu’il allait grouper avec celui du proprio du troisième. 

Il y a quinze jours, il m’avait dit, je viens la semaine prochaine et il n’est pas venu. Plus aucune nouvelle quand, hier, il a sonné à la porte. Il nous a dit, je viens pour votre carrelage et hop, il a démarré. Casque sur les oreilles, disqueuse à la main, deux heures durant, il a découpé et on a enduré, sans casque. Je me demandais combien de temps, il allait « disquer », car l’après-midi, j’avais un cours de peinture que je n’envisageais pas de donner dans ces décibels assourdissants. Heureusement, quand le cours a démarré, il ne disquait ni ne meulait plus rien. Il collait. 

C’est quand j’ai eu fini le cours, refermé la porte et dis au revoir à mon élève que Simon m’a annoncé sur un air affligé et compatissant que nous n’avions plus accès au séjour. J’ai évalué la situation en quelques secondes : plus de séjour, plus de canapé, plus de télé, plus de soirée, plus de moment de détente, plus rien. Et, crevée par le cours, je ne pensais qu’à me jeter sur le canapé. Simon attendait ma réaction qui ne s’est pas fait attendre. J’ai engueulé le carreleur. Il aurait pu nous prévenir, on aurait dit qu’il découvrait la situation, il réalisait qu’il avait fait une reprise de 97 cm de large sur laquelle on ne pouvait pas poser un pied et que 97 cm, ça faisait un grand pas. Simon, en prenant un bon pied d’appel, y arrivait. Avant de m’annoncer la condamnation de l’accès au séjour, il s’était exercé et avait dit au carreleur, ma femme risque de mal le prendre, mais je la porterai. Le carreleur l’avait regardé, effaré, et lui avait dit : mais vous allez vous faire mal ?! Il avait dû se rendre compte qu’on était un peu vieux pour faire des sauts de biche et ça allait devenir encore plus risqué si Simon se lançait à faire un porté. Mais il ne proposait pas de solution, à part de nous dire d’aller passer la soirée ailleurs. 

Simon m’a dit, je vais construire un pont. Il est allé chercher à la cave ce que nous pourrions avoir pour construire ce pont et est remonté avec un montant d’étagère et une planche. Nous avions le tablier, il restait à trouver les piliers. Deux petits bancs sculptés saramaca, qu’on a rapportés de Guyane, semblaient faire l’affaire et on a posé le montant d’étagère et la planche dessus. Le carreleur, en observateur consciencieux, a jugé que c’était dangereux, trop haut, a-t-il dit. Après nous avoir enfermés hors du séjour sans aucun égard, il semblait soudain se préoccuper de notre sécurité. On a abandonné l’idée des bancs saramaca, et on a fini par dégotter dans la cave, deux tasseaux dont la hauteur passait juste au-dessus du dispositif installé par le carreleur. 

À 18 heures, nous avions retrouvé l’accès au séjour, au canapé, à la télé. 

Simon m’a avoué qu’il n’aurait pas passé la soirée à sauter, que ça le fatiguait tout de même un peu et que sauter avec moi dans les bras, c’était au-dessus de ses forces, mais que l’essentiel c’était que le carreleur y ait cru. 

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Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure. (Suite et fin)


Quand le carreleur était chez nous pour la reprise du carrelage, Simon a eu l’idée de lui parler de notre table haute dans la cuisine. Un truc assez moche, au point que j’en parle dans l’un de mes romans. De la même manière que je place et m’inspire de personnes de mon entourage pour mes personnages, je n’hésite pas non plus à placer des éléments de ma cuisine, c’est plus simple pour les décrire et eux, présentent l’avantage de ne pas pouvoir se plaindre de se retrouver dans mes romans. Donc, pour mes lectrices et lecteurs, je parle bien de la table haute qui sépare la cuisine d’un autre espace assez indéterminé dont j’ai fini par faire mon atelier. 

Nous expliquons au carreleur que cette table est moche et que notre idée est de la carreler. Il examine l’affaire et, honnêtement, il faut le reconnaître, nous dit que carreler la table va être d’un coût largement supérieur à un plan de travail neuf. On lui dit qu’en effet, ce serait mieux, mais que nous sommes incapables de le faire par nous-mêmes. De plus, jamais un artisan ne viendra chez nous pour remplacer les 2,60 mètres de plan de travail. Je précise la dimension, car si le plan de travail faisait les 2,50 mètres réglementaires, ça serait bien plus économique. Le carreleur nous répond, ne vous inquiétez pas, le peintre qui travaille avec moi dans l’appartement d’en haut, fait ce genre de petits travaux, il sera là la semaine prochaine, vous n’aurez qu’à lui demander s’il peut intervenir. 

Et c’est à partir de là que tout est devenu absolument odieux. Il a ajouté en nous regardant : 
« Je dois vous prévenir qu’il est noir. Je vous le dis, parce que ça peut faire peur, mais il est très bien. »

On a dû faire une tête telle, qu’il a poursuivi.
« Je vous dis ça, car y a des gens à qui ça peut faire peur. Il est noir, très noir, mais ne vous inquiétez pas. » 

Là, à ce stade, on ne faisait plus aucune tête du tout, on ne se regardait plus. Je me suis retenue de lui dire ce que je pensais de lui, car il restait des joints à faire sur le carrelage. J’ai filé dans mon bureau pour ne pas lui bondir dessus. 

Et ensuite, il s’est passé ce qu’il se passe toujours quand une personne nous sort une énormité pareille, on n’en reparle pas. On est comme ça, Simon et moi, quand ça tape trop fort, on n’en parle pas pour oublier. 

Jusqu’à hier, où Simon a crié depuis l’entrée à mon attention, viens dans la cuisine, je suis avec le peintre ! Je les ai rejoints et on a commencé à discuter de notre plan de travail. Et soudain, m’est revenu le discours du carreleur, alors j’ai dévisagé le peintre. J’ai vu un jeune homme asiatique au joli sourire à la carnation assez foncée, mais normale pour un Asiatique, puisque, contrairement à la légende, ils ne sont pas tous jaunes, et que le continent asiatique présente une diversité d’ethnies comme en Europe, un Suédois est différent d’un Espagnol. Il m’a fallu un temps que j’ai jugé démesuré pour rassembler le discours du carreleur et faire le lien avec l’homme qui était en face de moi. J’ai dû bredouiller un truc sur la porte de la rue qu’il fallait bien claquer pour la verrouiller quand il m’a regardée en riant et en me disant, oui, je sais, vous me l’avez déjà dit ! Ah oui, je lui avais dit, il y a déjà un mois, puisque j’étais montée à l’étage et que j’avais discuté avec lui… C’était donc lui le cannibale censé effrayer les vieux du premier ! 

Il va venir changer notre plan de travail, il n’habite pas loin, il a de la famille à Montauban, ça lui permettra de voir ses neveux, c’est ce qu’il nous dit. 

On a pris son numéro de téléphone. On lui a dit, à bientôt, et on est allés se jeter sur le canapé, accablés. 

On s’est dit que c’était peut-être un fils de boat people.  

On s’est dit que c’était peut-être un adopté. 

On s’est dit que c’était le carreleur immonde qui nous faisait peur. 

On ne savait plus quoi se dire. 



mercredi 22 janvier 2025

L'ours ou l'homme ?

 


« Préférez-vous vous retrouver en pleine nature face à un homme ou face à un ours ? » 

C’est la question qui a été posée à des femmes et celles-ci ont répondu majoritairement qu’elles choisissaient l’ours. J’ai d’abord cru à un canular du Gorafi, mais, vérification faite, c’est vrai, les femmes auraient moins peur de croiser un ours dans la forêt qu’un homme. Et moi ? J’aurais répondu quoi à cette question ? L’ours ou l’homme ?
Une fois évacuée l’histoire du gorille, du juge et de la vieille qui m’est immédiatement revenue en tête et qui faisait tant rire mes parents alors qu’il n’y avait pas de quoi, je me suis posé la question : « Préfères-tu te retrouver en pleine nature face à un homme ou face à un ours ? »
Et comme la majorité des femmes, je choisis l’ours tout en étant bien consciente de la dangerosité de la bête, de sa taille et de son poids. De la taille de ses griffes aussi. Mais, quand je dis que je suis consciente de sa dangerosité, je ne la connais pas réellement, je ne peux que l’imaginer parce que je l’ai lue ou vue sur des écrans. Je n’ai jamais croisé d’ours et ai peu de chances d’en croiser, à part dans le Jura où l’on vient d’apprendre grâce à Franck Dubosc que c’est possible (j’en profite pour vous dire que son film est un excellent film), et c’est justement parce que je n’ai jamais croisé d’ours, que je c’est lui que je choisis. Je peux croire qu’il ne m’agressera pas ou que je serai plus rapide que lui ou que je ne l’intéresserai pas.
Et si jamais l’ours m’attaquait, il y aurait des preuves que personne ne contesterait. (Même dans le Jura, ils ont fini par y croire à l’ours.) Personne n’aurait le culot de me demander si j’étais consentante, personne ne me dirait : « Pourquoi tu es montée en voiture avec lui ? », personne ne me demanderait comment j’étais habillée et si je ne l’ai pas un peu excité, personne ne me dirait plus qu’il faut oublier et je ne passerais pas ma vie à devoir me justifier et à avoir honte.
Là où le choix de l’ours est irrationnel, c’est que j’ai beau imaginer que j’esquiverais ses attaques, il va finir par me tuer d’un coup de patte alors qu’avec l’homme on a une chance de survivre.
Mais si j’ai choisi l’ours, c’est parce que je n’ai jamais rencontré d’ours et qu’en laissant à l’ours, une chance que je ne laisse plus aux hommes, je m’en donne une.

mardi 7 janvier 2025

Charlie. Dix ans...

 




Mercredi 7 janvier
Il est 16 h 30. 
Installée sur la table du séjour, je fixe au dos des encadrements de mes peintures le système qui permettra de les accrocher aux cimaises du restaurant dans lequel j’expose la semaine prochaine. 
Le ventilateur tourne. 
Des vendeurs passent dans la rue en klaxonnant pour se signaler. 
Des chiens aboient timidement, c’est la nuit qu’ils se déchaînent. 
Et tout bascule quand France Inter qui, jusque-là, diffusait son programme habituel — je ne sais plus lequel, je l’écoutais à peine — s’interrompt brutalement pour annoncer un attentat dans les locaux de Charlie Hebdo. 
Nous sommes en Inde à Pondichéry à des milliers de kilomètres, à quatre heures de décalage, et nous vivons la même sidération que les milliers, puis les millions de Français qui vont vivre en direct cette tragédie. 
J’arrive à joindre un ami journaliste qui me confirme l’attentat et qui au fil des minutes, me décline les noms des morts, la liste s’allonge au fur et à mesure de nos échanges. Je le supplie de m’en dire plus, il me dit qu’il ne sait rien d’autre que ce qui est annoncé par les rédactions. Il ne fait que me donner des noms supplémentaires. 
Nous sortons dans Pondy à la rencontre des autres Français et il est rapidement décidé par le consulat qu’un rassemblement sera organisé demain devant le monument aux morts à l’heure de la minute de silence en France. Midi pour la France et 16 heures pour nous. 

Jeudi 8 janvier
Il faut attendre midi pour avoir la matinale de France Inter. C’est long. 
Sur Internet, je découvre les slogans « Je suis Charlie », nous allons en faire imprimer deux chez le Xerox du coin, celui qui est musulman, le seul qui est honnête, me fait remarquer Simon. Je me demande encore si les employés avaient compris ce que nous leur faisions imprimer. 
Le président d’une association des Français de Pondichéry nous demande de participer à la cérémonie de l’après-midi. Il part faire fabriquer une grande banderole et me demande mon avis pour le texte. Il veut mettre : « Nous sommes tous Charlie », je lui dis qu’il faut mettre « Je suis Charlie », il argumente en me disant que le texte ne peut pas être à la première personne, qu’il faut parler pour tout le monde. Je lui explique qu’il ne faut pas détourner la phrase, qu’elle a déjà un retentissement mondial. Il me dit oui. Il nous demande si nous pourrions tenir la banderole lors de l’hommage. Nous comprenons qu’il ne veut pas s’en charger ni aucun de ses proches. Quelques semaines plus tôt, il nous avait annoncé qu’il était ami avec Thierry Mariani.
À 15 heures, nous passons chez lui chercher la banderole sur laquelle il a fait imprimer « Nous sommes tous Charlie ». 
Nous repassons à l’appartement accrocher nos « Je suis Charlie » sur nos teeshirts. 
Nous partons ainsi harnachés et faisons un détour par le temple où j’achète un bouquet de lotus rose, treize lotus, un pour chaque mort, les onze de Charlie, le policier et la policière. Je ne me doute pas que le lendemain, mon bouquet aurait eu quatre lotus supplémentaires. 
« C’est là qu’on rencontre le plus imbécile des Français qui vit à Pondichéry et qui se marre de nous voir arriver en face de lui avec notre message collé sur la poitrine. Il n’est au courant de rien, comme il travaille pour l’Ashram, ce n’est pas étonnant, rien n’existe en dehors de cette secte.
On lui explique, il peut venir au monument aux morts, mais non ! Il continue sa route. On aurait peut-être dû lui dire que Sarko était d’accord pour cette manifestation. Lui et sa femme ne pensent que par Sarko. 
On se rend au monument. Il y a déjà du monde. On ne sait pas quoi faire avec notre banderole qui ne nous appartient pas, mais dont apparemment personne ne veut.
On arrive en même temps que le Consul qui, avec son staff s’installe à la gauche de la statue du soldat et il reste un espace entre eux et la statue. Avec Véro, on s’installe là, entre les officiels et la statue symbole des gens qui sont morts pour rien.
On dirait qu’il n’y avait que des gauchos comme nous deux pour porter haut cette banderole, parce que, malgré tout, ici “Charlie Hebdo”, ça ne représente pas les valeurs du Figaro.
Finalement, on est vraiment fiers et ça nous fait du bien de présenter à la foule, environ 200 personnes, ce message : “Nous sommes Charlie”. On le fait sérieux, tellement sérieux qu’à la fin, après la minute de silence, le Consul est venu nous remercier. »
C’est ce que Simon a écrit le soir du 8 janvier dans le journal de bord qu’il tient quotidiennement. 
Avant de repartir, j’ai posé mon bouquet de lotus au pied du soldat du monument aux morts. Des milliers et milliers de fleurs qui ont été déposées ce jour-là en France et dans le monde, je pense qu’il n’y a pas dû avoir beaucoup de lotus, un pour chacun et j’espère que de là où ils étaient, ils ont bien noté qu’ils avaient eu droit à une fleur qui n’était pas comme les autres. 
Le soir, Simon m’a dit : « On va partir loin avec la moto. Ça nous videra la tête de ces horreurs. »
Le lendemain matin, on a chargé les sacoches sur la moto et on est parti loin, comme Simon l’avait décidé. 
Après avoir roulé dix heures, ivres de fatigue, on a fait une première halte dans une ville comme on n’imagine plus qu’il en existe encore en Inde. Là, le touriste occidental n’est pas encore arrivé et l’humanitaire non plus, pourtant, selon ce que Simon a écrit, il y aurait du boulot.
Dans la soirée, je descends à la réception, le seul endroit où je capte un filet de connexion, et j’apprends par mon fils la suite de l’horreur en France. Je remonte dans la chambre encore plus découragée, abattue et dévorée par les moustiques qui avaient eux aussi établi leur QG à la réception.
On pensait mettre de la distance avec l’horreur, mais elle continuait. 

Dimanche 11 janvier
Tard le soir, de retour à Pondy, on apprend les chiffres de la manif, un million cinq à Paris, on est heureux. On aurait voulu y être. 
Durant ces quelques jours de fuite, chaque fois qu’un Indien me demandait « What’s your name ? », parce qu’ils sont toujours curieux de connaître votre prénom, je répondais : « I am Charlie », et ils me disaient : « Nice to meet you, Charlie ! »
C’est ainsi que je leur ai rendu hommage à l’autre bout de la planète. 

 


lundi 30 décembre 2024

Tandem patriarcal

 

Une journée de tandem sur l’île-aux-Moines, ça fait rêver. Surtout si on a la chanson Vanessa Paradis en tête, cela va bien au-delà du rêve, c’est un fantasme réalisé : « Dans le mot je t’aime/Tandem/Autant d’M/Parfois ça brille comme un diadème/Toujours le même thème/Tandem/C’est idem » et juste après : « Bientôt le crash/I don't know when ».
Il ne faut jamais faire l’impasse sur les conclusions, même si elles sont en chanson.
La journée de vacances avait débuté sur un coup de fil juste au moment où Simon garait notre voiture sur le parking de l’embarcadère pour la traversée vers l’île-aux-Moines. C’était une période pénible, mon premier livre (sur les trafics d’enfants dans l’adoption internationale) venait de sortir, et j’appréhendais chaque notification sur mon téléphone. Là, c’était une vraie sonnerie et il était plus rare que les injures arrivent en direct, les gens manquent de courage.
C’était le voisin qui ne me laisse pas le temps d’en placer une, il me demande combien de temps on compte laisser notre voiture garée devant son porche, que ça commence à bien faire. Il est furieux. Je lui réponds en rigolant qu’elle va sans doute rester longtemps vu que ce n’est pas notre voiture, vu qu’on est dans le golfe du Morbihan, vu qu’il pourrait me parler plus gentiment. Il me sort pour s’excuser : « Tu ne vas pas me croire, mais c’est exactement la même voiture que la vôtre ! Exactement ! » Je lui ai répondu que je le croyais, car Honda n’avait pas sorti un modèle spécialement pour nous et qu’il devait y avoir des milliers de gens qui avaient exactement la même voiture que nous. Il n’avait pas poursuivi la conversation. En général, quand on se sent stupide, on abrège.
Cette diversion n’a rien à voir avec le tandem, mais c’est en repensant à cette journée que je me suis souvenue du voisin et de ses certitudes.

Une fois la voiture garée dans le parking prévu pour les touristes, nous avons traversé pour rejoindre l’île. Nos amis bretons nous avaient conseillé de louer des vélos ; l’île est petite, mais à pied, ça fait tout de même des kilomètres et le mieux c’est de louer des vélos pour la journée.
Nous avions donc suivi leur conseil et prévu de passer la journée à vélo. Pour Simon, c’est sans questionnement, il a fait beaucoup de vélo dans les Alpes, sur une île, ça sera sans effort. Pour moi, même si je sais faire du vélo et en ai fait, c’est toujours plus périlleux, car j’aime modérément, il faut que le revêtement soit du billard, que ça ne monte pas, que la selle soit confortable, que Simon me réexplique tout le fonctionnement des vitesses et finisse par me faire le réglage et me dise : « Tu ne touches plus à rien ! »

Dès la sortie du bateau, nous repérons le loueur de vélo qui, comme à l’habitude, est placé à l’endroit stratégique, à droite ou à gauche de l’embarcadère. Nous louons nos deux vélos, des vélos basiques qui conviennent à tout le monde à condition de régler la selle, ce que fait la loueuse d’un tour de pince, et nous démarrons sur quelques mètres au moment où je vois, posé contre le mur, un magnifique tandem qui produit dans mon cerveau une suite d’images et de réflexions incontrôlables. La plus représentative de ces multiples réflexions imagées est : « Pourquoi louer deux vélos, alors qu’on nous en propose un pour deux ? » Dans la multitude des images mentales qui se précipitent, je vois le tandem comme la somme de deux vélos que l’on aurait accrochés ensemble. Mon cerveau ne va pas plus loin que : « Ce sera plus pratique. » Je fais immédiatement part à Simon de ce « Ce sera plus pratique », il n’ose rien répliquer et nous faisons demi-tour pour faire l’échange chez la loueuse. Cette dernière, un peu moqueuse, après coup, je m’en suis bien souvenu, me dit : « Vous en avez déjà fait ? », je lui dis que non, mais que ça ira. Elle ajoute : « Vous vous entendez bien ? » Elle me fait rire.
Et nous voilà vraiment partis cette fois, sur le tandem, Simon en tête parce que sa place était évidente, vu mon niveau en cyclisme et et du fait qu’on n’ait jamais vu une femme diriger un tandem. « Vraiment partis », c’était après être parvenus à se synchroniser pour relever l’engin très lourd et à mettre le pied sur la pédale en parfaite harmonie aussi pour attaquer la petite côte à la sortie de l’embarcadère.
C’est juste après l’effort à fournir pour passer la côte que je comprends que je me suis fait piéger et que le tandem est une invention du patriarcat.
Le guidon sur lequel j’ai posé mes mains est fixe. On se demande même pourquoi ils lui ont donné une forme de guidon puisqu’il ne sert à rien, juste à poser ses mains et prendre appui pour pédaler. C’est un guidon passif.
Pour les pédales, c’est encore plus surprenant, je me sens entraînée par le rythme de Simon, je n’ai aucune indépendance, mes jambes doivent suivre les siennes au risque de me faire embarquer par le mouvement de rotation et de me prendre les pédales dans les mollets ! C’est très désagréable, à la limite de la crise d’angoisse. Simon semble ne se rendre compte de rien. Évidemment, il est devant, il a un guidon qui tourne, des poignées qui freinent et il pédale comme il a envie de pédaler. Je me demande même s’il se souvient que je suis à l’arrière.
C’est l’été et les petites routes de l’île sont encombrées de familles en vacances, de poussettes et de vélos qu’il faut doubler ou éviter et avec l’engin que nous avons, c’est plus que périlleux, surtout que je persiste à vouloir tourner le guidon qui reste soudé à la structure.
Les arrêts sont une épreuve pour éviter de se vautrer dans le fossé. Nous devons nous concerter pour poser le pied au sol pile en même temps et ensuite pencher le tandem pour en descendre sans risquer de nous retrouver dessous à la moindre fausse manœuvre.

Toute la journée s’est écoulée ainsi avec en prime les portions de descente qui suivaient les montées — c’est logique — et étaient largement plus pénibles puisque Simon, habitué aux descentes des Alpes, pédalait et suivant la logique patriarcale du tandem, m’entraînait moi aussi à pédaler à toute allure alors que je ne pensais qu’à freiner et me crispais sur mon guidon fantoche en serrant des poignées de frein imaginaires et en hurlant : « Freine ! Freine ! Sinon, je me jette sur la route… »
Je crois que le pire du pire a été de réaliser qu’il n’y avait qu’un seul tandem de location sur l’île et que, durant toute la journée, nous avions fait le spectacle. Les gens se retournaient sur notre passage et commentaient. Mon énervement est arrivé à son paroxysme quand nous avons croisé un groupe de vacanciers et qu’une femme s’est sentie maligne de lancer en me montrant du doigt et en s’adressant à Simon : « Elle pédale même pas ! » Si j’avais pu descendre du tandem, je l’aurais giflée.

Fin d’après-midi, l’heure du bateau de retour sur le continent.
Pendant que Simon remettait le tandem à sa place contre le mur, la loueuse m’a demandé en me rendant ma caution : « Alors ! Vous allez rester ensemble ou vous vous séparez ce soir ? » Je lui ai répondu que, pour cette fois encore, on avait surmonté et qu’on devrait continuer ensemble, mais que ça avait été dur tout de même. Elle m’a regardée, elle a regardé Simon qui revenait et elle a ajouté : « Normalement, quand les couples rentrent en fin de journée pour me rendre le tandem, pour ceux qui ont tenu jusqu’à la fin de journée, ils se sont tellement engueulés qu’ils ne se parlent plus ! »

Nous, on s’est encore parlé, mais on ne refera plus jamais de tandem parce qu’on avait évité le crash prévu dans la chanson de Vanessa, mais de justesse.

Depuis, je suis persuadée que le tandem doit être considéré comme un outil au service du patriarcat et inscrit à tout ce que nous prévoyons de supprimer pour abolir le patriarcat.

samedi 28 décembre 2024

Mais vieillir, oh, oh vieillir -02

 

Je pensais avoir exorcisé la vieillesse en l’écrivant, mais une page n’aura pas suffi. Il faudrait sans doute en faire un roman tant la matière est riche, mais c’est trop triste, je préfère écrire des romans où les personnages ont encore la vie devant eux et l’amour en eux.

Le mois des vœux se profile et j’ai préparé ma carte comme je le fais chaque année depuis des décennies. J’y tiens à cette carte que je crée, je m’y accroche bien plus qu’aux vœux eux-mêmes en me persuadant que c’est uniquement parce que j’envoie une œuvre personnelle que les vœux se réaliseront. 

Cette semaine, j’ai finalisé ma création et, sans rien vous en dévoiler, elle n’est pas franchement joyeuse, mais comment envoyer des petits chatons enturbannés qui dansent dans la poudreuse alors qu’il y a l’Ukraine, Mayotte, Gaza et des otages et que je n’ai même pas osé vous souhaiter Hannouka. Là, il est encore temps si j’en ai le courage. 

Et toujours pour que mes vœux aient une chance de se réaliser, je m’efforce d’envoyer un maximum de mes cartes par la poste, dans une vraie enveloppe avec un vrai timbre. 

C’est là que l’histoire de la vieillesse me retombe dessus. 

Je n’ai plus de timbres et je vais donc à la poste me ravitailler en vignettes. Je pense que c’est au moment de cette prise de décision que j’ai commis une erreur, j’aurais pu aller au guichet acheter un carnet de vrais timbres qui auraient été d’ailleurs plus élégants sur l’enveloppe, mais je me dirige vers le distributeur automatique et je commande seize vignettes d’affranchissement. 
Si je me souviens si précisément du nombre des vignettes, c’est que l’imprimante de l’automate met environ cinq secondes à imprimer chaque vignette. Et il vous fait le décompte avec une petite roue qui tourne pour chaque vignette. Inutile de préciser qu’au bout de la deuxième vignette, j’ai regretté d’en avoir commandé seize ! 
Plantée devant la borne, j’attends patiemment et, quand arrive la seizième, j’ai le sentiment d’avoir gagné au loto. Il me reste à demander une facture, l’écran me propose de passer en mode professionnel, tout semble soudain s’accélérer dans le bon sens jusqu’au moment où je me retrouve à devoir taper tous les chiffres de ma carte Pro que, par chance, j’ai pensé à glisser dans ma poche en partant de chez moi. Taper ou écrire des chiffres représente toujours une tâche ardue pour mon cerveau, qui n’enregistre aucun chiffre dans l’ordre, même en les recopiant. En me concentrant, je parviens à taper les douze chiffres de ma carte Pro et l’écran m’annonce que tout est OK, ma facture est envoyée dans ma boite mail. 
J’avais atteint une satisfaction que certains qualifieraient de nirvana, quand je sens surgir derrière moi un bras qui me bouscule et une main qui se projette et appuie sur l’écran qui se réinitialise. Stupéfaite, je découvre une employée de la poste collée contre moi et à qui je demande ce qu’elle vient de faire. Elle bafouille un peu et se retourne vers la grande salle en me désignant un employé chargé de l’accueil : « C’est lui ! » Et face à mon ahurissement, elle précise : « C’est lui qui vous a signalée ! », et elle repart sans demander son reste quand je lui réponds que je suis tout simplement en train de passer commande de vignettes et de demander une facture. 

J’ai eu mes vignettes d’affranchissement, mais pas la facture. En intervenant sur l’écran, l’employée avait annulé l’opération en cours. 

De retour chez moi, j’ai filé à la salle de bain, là où Simon m’a installé trois miroirs, un de face et deux de côté. Je me suis bien regardée, de face, de dos, de profil pour me remettre en situation ou plutôt dans la situation de l’employé qui avait signalé la vieille cliente en difficulté devant le distributeur. 
C’étaient peut-être mes cheveux ramassés à la va-vite dans une pince, c’était peut-être cette vieille parka qui me donne des allures de réfugiée kosovare, c’était peut-être mon genou qui me fait encore légèrement boiter, c’était peut-être tout. Ce tout qui donne le signal de la vieillesse et des clichés qui y sont associés.

Durant leur formation d’employé des postes, après avoir écrit sur leur front « La poste », on dit aux stagiaires : « Dès qu’il y a une vieille ou un vieux qui se présente à un distributeur, ne le quittez pas des yeux et jetez-vous sur lui au moindre signe de défaillance. »


samedi 21 décembre 2024

Mais vieillir, oh, oh vieillir

 

Autoportrait

Je suis devenue vieille lorsque je suis venue vivre à Montauban. Ça fait deux ans et demi. 

C’est arrivé d’un coup.

Jusque-là, je passais les années en m’amusant, en glissant doucement vers cette vieillesse inéluctable, mais que j’imaginais loin de moi. 

Mais, le passage à Montauban a agi comme un révélateur, j’y rencontrais des inconnus qui me découvraient et qui me disaient que j’étais vieille. Ils ne me l’ont pas dit directement, quoiqu’on m’ait déjà fait le coup, il y a plusieurs années en arrière, dans un salon où un couple avait acheté un de mes tableaux et avait demandé à me rencontrer, ce que j’avais bien entendu accepté. Le tableau était une grande peinture et j’avais prévu de leur offrir un de mes livres d’artiste. À l’heure du rendez-vous, je m’étais avancée vers eux, un couple d’une soixantaine d’années et le monsieur m’avait accueillie par un : « Ah ! Mon Dieu, on ne vous imaginait pas aussi vieille ! » Je ne m’étais même pas sentie obligée d’être polie malgré les dénégations de sa femme qui en avaient fait des caisses pour rattraper l’irrattrapable en m’expliquant que ma peinture était si dynamique qu’ils n’avaient pu imaginer que ce soit une artiste de mon âge qui en était l’auteur… Je les avais laissés en plan en gardant mon cadeau sous le bras. 

Depuis cet avertissement qui remonte à au moins quinze ans, j’avais oublié, j’avais baissé la garde. Je n’entendais que Simon, celui qui m’appelle sa petite fille vieille et qui me dit que je suis une petite merdeuse.  

En arrivant à Montauban, j’ai compris la dureté de ne pas rester vivre sur les lieux où l’on a été jeune, là où j’étais une jeune mère de famille, une jeune photographe, une jeune demandeuse d’emploi, une jeune grand-mère, une jeune militante, une jeune patiente, une jeune citoyenne, là où les autres me regardaient avec en arrière-plan l’image d’une femme encore jeune. 

Désormais, je suis vieille. Direct. 

Et ce n’est pas tant que d’être vieille, je savais que c’était inéluctable, mais que ce soit des étrangers qui viennent me le dire, c’est insupportable. 

Lorsque je tends ma carte de mutuelle dématérialisée sur l’écran de mon iPhone et que l’on me dit doucereusement : « On va vous faire une impression papier, ce sera plus pratique pour vous », lorsque je paie avec mon téléphone et qu’on me dit : « Vous êtes moderne pour votre âge », lorsque le vendeur de fruits et légumes m’apostrophe : « Petite mamie », je réplique que je ne me sens pas concernée. 

Je sais que mes cheveux ont blanchi, que mon corps a changé, que mes mains disent mon âge, mais c’est mon affaire devant le miroir. 

J’ai compris toute seule que j’avais vieilli. C’était quand j’ai trouvé que les autres étaient vieux et que je découvrais qu’ils étaient plus jeunes que moi. C’était quand un homme se retournait sur moi et que je le trouvais vieux et qu’un jour, il n’y a plus eu que les vieux pour se retourner. C’était quand j’ai réalisé que je ne pouvais plus dire que j’étais tombée amoureuse parce que ça horrifiait mon interlocuteur. C’était quand j’ai gardé mes chagrins d’amour pour moi parce que les vieux n’ont plus d’histoire d’amour. La société l’a décidé. L’amour des vieux et entre vieux, c’est repoussant. 

C’est tout ça vieillir. 

Certains jours, pour me faire rire, je repense aux acquéreurs de ma peinture. Ceux qui m’avaient trouvée vieille. Ils ont dû accrocher le tableau sur un de leurs murs et que disent-ils à leurs amis si ces derniers le remarquent ? C’est une vieille artiste qui peint comme une jeunette… On s’est fait avoir, on a acheté un tableau sans rencontrer l’artiste au préalable et on a eu la déception de notre vie, c’était une vieille dame… 

Je ne sais pas et, en plus, je ne me souviens même plus du tableau que je leur avais vendu. 
Sauf que c’était un truc de jeune.