mardi 18 octobre 2016

L'accident

L'homme mort. Edouard Manet
C’était en juillet.
C’était les vacances.
Nous avions fait le projet d’aller passer 3 semaines à Bristol en Angleterre chez des copains. Ils s’étaient exilés là-bas depuis déjà de nombreuses années et nous n’avions jamais fait la traversée pour aller les voir. Et cette fois ci nous nous étions décidés. Et puis on irait au Pays de Galles chez Dylan Thomas.
Maria était du voyage, elle avait 16 ans.
On avait réservé la traversée Le Havre-Portsmouth et on prévoyait de traverser la France en prenant notre temps avec une étape à Poitiers.

Sur le trajet de la première journée nous nous sommes arrêtés à Oradour sur Glane. Je n’y étais jamais retournée depuis mon enfance. Mes parents avaient dû avoir la même démarche : une visite pèlerinage sur la route des vacances. 
C’est toujours aussi émouvant et déchirant et je prends conscience que lorsque j’y suis venue la première fois sans doute dans les années 60, cette tragédie n’était pas si ancienne que cela.
Je pense que Maria est elle aussi sous le coup de l’émotion mais je n’ai jamais eu l’occasion d’en reparler avec elle car la tragédie de l’histoire a laissé place ce jour là, à la tragédie du quotidien.

Nous avions réservé un hôtel à quelques kilomètres au nord de Poitiers et le soir nous sommes allés faire un tour au centre ville puis chercher un petit resto pour diner. Tout était plein à craquer dans cette petite ville et ce n’est pas sans peine que nous avions réussi à trouver une table dans une pizzéria.
La serveuse était débordée. Elle est venue prendre nos trois commandes à l’arrachée dans un brouhaha indescriptible puis est repartie en courant. C’est à ce moment là que nous rigolons Jean-Noël et moi et que nous nous disons :
- Mais elle ne nous a pas demandé ce que nous voulions boire !
Oui, elle est repartie si vite et si loin semble t’il que nous hésitons quelques secondes  à la rappeler et finalement Jean-Noël attrape la carafe d’eau posée sur la nappe en papier et dit : - Et bien nous dinerons à l’eau !
Et nous avons mangé nos pizzas, bu nos verres d’eau et sommes repartis en voiture rejoindre notre hôtel à environ 15 km par la deux fois deux voies qui passe devant le Futuroscope.
Il fait presque nuit noire, la voie rapide est mal éclairée.
J’en fais la remarque à Jean-Noël, je lui dis : - C’est complètement glauque, on comprend que ce soit limité à 70km/h.
Et légèrement tournée sur ma gauche, je vois que le compteur kilométrique affiche bien les 70km/h. De toute manière, je sais qu’il respecte toujours les limitations.
Et puis dans la minute qui a suivi alors que je suis toujours légèrement tournée sur ma gauche, c’est à ce moment là que c’est arrivé.

Je hurle.
Je hurle le prénom de Jean-Noël.
Je hurle Jean-no car je l’appelle Jean-no.
Sur la gauche de la voiture, j’ai vu surgir une ombre.
Cette ombre est devenue silhouette humaine en se rapprochant de nous.
Et puis la silhouette qui se précipitait vers nous a eu un mouvement de recul.
Et la silhouette a frappé le pare choc avant gauche, a fait une grande pirouette en l’air et est venue se plaquer sur le pare brise en face de moi.
Le pare brise s’est déchiré en petits morceaux et j’ai soudain eu le visage de la silhouette sur mon visage.
Un gros plan comme une sorte de prise de vue au grand angle projetée sur un écran cinémascope.
Et puis la silhouette a disparu et la voiture s’est arrêtée.
Et le silence s’est fait après le fracas de l’horreur.

Je me suis retournée pour regarder Maria et j’ai croisé son regard terrorisé.
J’ai pris mon téléphone dans mon sac et j’ai cherché à faire le 18. Je n’y arrivais pas, je ne voyais rien, je n’avais plus mes lunettes.
Jean-Noël à ce moment là est arrivée à ma portière et m’a dit : - Il vit encore
Il a appelé les secours.
Je suis sortie de la voiture et ai couru vers les voitures qui avaient stoppé derrière nous et je me souviens que j’étais incontrôlable.
Je criais dans leur direction : - Venez nous aider, on vient de tuer un mec. Ne nous laissez pas seuls.
Je me précipitais vers les voitures et j’ai entendu à un  moment où je m’agrippais à une portière, le déclic du verrouillage automatique.
Je pense que je n’oublierai jamais ce bruit en réponse à ma détresse.

Et puis, il y a eu quelques véhicules plus loin, un couple qui a ouvert sa portière et qui est venu vers moi pour me proposer leur aide. Je leur ai demandé de prendre en charge Maria, de rester à s’occuper d’elle pendant que nous attendions les secours.
Et je suis allée à l’avant de notre voiture pour savoir, pour essayer d’agir.

Un homme est arrivé en même temps et il m’a dit : - Je suis pompier, je ne suis pas en service ce soir, mais je roulais sur la voie en face quand il y a eu l’accident et j’ai traversé pour venir vous aider.
Il vient se pencher sur le corps de l’homme qui est devant notre voiture.
Je lui demande ce qu’il faut faire et il me répond : - Rien
Et il prend son téléphone et je l’entends qui donne des ordres.
Il me dit qu’il a demandé des secours en renfort.
Je regarde l’homme au sol, Jean-Noël est accroupi à côté de lui et je me dis que l’homme est en train de mourir.

Et puis la gendarmerie arrive et les pompiers et les urgentistes et tout se met en route. 
Les secours médicaux sont sur l’homme et la gendarmerie est avec nous.
Les documents de la voiture … les questions… les tracés sur la route à la peinture rose fluo …
Nous attendons sur le bord de la voie, totalement sidérés.

Et puis je vais voir les deux gendarmes et je leur dis qu’il faut faire un alcotest  à mon mari. Ils me regardent presque un peu amusés par mon ordre, car c’est carrément un ordre que je viens de leur donner. Mais ils me répondent qu’on a le temps, qu’ils vont le faire.
Mais ils ne le font pas, alors je retourne les voir pour leur dire qu’il faut faire cet alcotest sans tarder.
Alors ils ont comme un regard touchant vers moi et me demandent : - Pourquoi insistez-vous autant Madame ?
Je leur dis : - Parce que c’est pour l’instant la seule chose qui pourra un peu soulager mon mari. Il n’a rien bu.  
Ils me répondent : - Nous le savons. Nous l’avons immédiatement constaté et c’est pour cela que nous ne sommes pas pressés.
Je leur dis : - S’il vous plait, faites le tout de suite pour nous faire un peu de bien.
Alors ils l’ont immédiatement fait et c’était zéro alcoolémie.

La nuit s’est éternisée sur le bord de la voie rapide.
Les étoiles pleuraient dans le ciel du Futuroscope.

Les gendarmes nous ont ramené à l’hôtel.
Et là, on s’est allongé sur le lit en attendant que le soleil se lève et que le fourgon de la gendarmerie vienne nous rechercher  pour les auditions.

A chacun de nous trois ils ont demandé leur version de l’accident.
Mais il n’y avait pas grand chose à expliquer.
Un piéton qui traverse la voie rapide, ils avaient l’habitude. Ce n’était pas le premier à se faire faucher.
Ils étaient gentils ces gendarmes, ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour nous réconforter.
L’homme blessé était toujours vivant et était à l’hôpital de Poitiers en réanimation.
La veille sur la route, ils avaient réussi à relancer son cœur.
J’ai demandé aux gendarmes de m’appeler pour me communiquer de ses nouvelles dans les prochains jours.

Nous sommes revenus à Toulouse.
Une dizaine de jours plus tard un gendarme m’a appelée et il m’a dit : - Madame, je viens vous dire que Monsieur M. a été débranché.
Je lui ai répondu : - Ah, c’est une bonne nouvelle. Il va mieux.
Et il m’a dit : - Non Madame. Débranché, ça veut dire qu’il est mort.

Le procureur de la République a classé l’affaire. Aucune charge n’était retenue contre le conducteur.

Nous avons été long à reprendre pied.
Pour chacun de nous trois le traumatisme a été d’une violence inouïe. Les psys nomment cela le stress post-traumatique.
Jean-Noël ne se souvenait plus du nom de ses employés et collaborateurs. Une mémoire vidée, lessivée.
Je n’arrivais plus à formuler une phrase, je bégayais. J’ai bégayé longtemps.
Je suis allée raconter à un psy.
Maria pleurait en m’expliquant que l’absence de faute de la part de Jean-Noël était à la fois pour elle un soulagement et une source d’angoisse.
Elle me disait : - Alors si il n’a fait aucune erreur, ça veut dire qu’on ne peut pas éviter complètement un tel drame. Ça veut dire que même si on est parfait on peut être victime. C’est ça qui m’angoisse.

Il aurait fallu que je la rassure, que je trouve quelque chose de réconfortant à lui répondre mais c’était impossible car c’était précisément la même chose qui m’angoissait. Savoir que l’on ne contrôle pas tout même si l’on s’efforce d’avoir un comportement le plus exemplaire possible.

Nous reparlons encore souvent tous les trois de ce drame que nous avons partagé.
Nous repensons à la serveuse pressée de la pizzéria qui ne nous a pas demandé ce que nous voulions boire avec nos pizzas.
Nous évitons d’envisager le scénario de la serveuse qui fait son job correctement et propose la carte des boissons.
Jean-Noël m’a confié un jour  qu’il n’aurait pu se pardonner d’avoir bu ne serait ce qu’une bière.
Maria me dit qu’elle évite autant qu’elle le peut de rouler sur des voies rapides. Treize ans plus tard, son angoisse est toujours présente.
Moi, je n’ai plus eu envie de conduire et ne touche un volant que par obligation.
Je suis une véritable plaie en voiture.
Jean-Noël sait qu’il doit rester à distance des véhicules qui nous précèdent car j’ai le cœur qui tape dès qu’un obstacle se rapproche du pare brise.
Il sait que j’appréhende les gens qui peuvent traverser.
Il sait qu’il n’y a rien à faire et que je passe les trajets à me mordre les joues.

Cette nuit là, il y a eu une fracture dans nos vies.
Un homme a perdu la sienne contre notre voiture
Et des étoiles se sont éteintes dans notre vie.


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