lundi 23 novembre 2015

Pour Isabelle et Geoffrey.




Vendredi elle m’a appelée pour me parler et je lui ai dit : - Il est vivant.
Et j’ai ajouté : - Forcément.
Je me souviens de mes doigts qui tapent ce « forcément » sur le clavier et ce sentiment d’en faire trop. 
Un côté Marguerite Duras que je me reproche immédiatement et toujours maintenant, mais il est trop tard, j’ai appuyé sur « envoyer ».
Et de toute manière comment lui répondre autrement ?
Je sais qu’il faut lui dire qu’il est « vivant forcément » puisqu’on ne sait rien.
Je sens pourtant que l’épilogue tragique est déjà écrit et je crois qu’elle le sait aussi.
Je regarde l’écran de la télé et devant ce fil d’info continu  je lui transmets ce qu’ils disent de Bamako.
Mais ils disent si peu de choses.
Alors on dit quoi à une amie qui vous supplie de lui dire ce qui va la rassurer ?
On répond quoi à une si folle demande de changer la fin redoutée d’une tragédie déjà écrite par des monstres.
Rien ou si peu de choses.
On lui dit quoi à son amie ??? on lui dit quoi ??? On fait comment …
Je raconte l’écran, Hollande qui parle encore, les forces spéciales vont arriver et vont le libérer. Forcément.
Crois-moi s’il te plait, ne cède pas à ton angoisse.
Reviens, tu as quitté ton clavier et maintenant c’est moi qui ai besoin que tu parles.
Pourquoi me parles-tu des versets du coran ? Ils en ont libérés je te l'ai dit. Ne prends que cette information, ils n’ont pas à préciser lesquels ils ont libéré. C'est quoi cette histoire de coran ...
Ecoute moi et reviens sur l’écran.
C’est un drame qui ne te concernera pas car cela n’arrive qu’à des gens qu’on ne connaît pas. Il faut que tu me croies et que tu te calmes.
Je promets et donne tout à un Dieu auquel je ne crois pas, je fais échange de tout ce qu’il veut contre une seule phrase incrustée dans l’écran qui dira que tous les otages ont été libérés, je donne tout contre ce forcément sur lequel je me suis engagée.
Oui tu me crois cette fois. Les forces spéciales vont arriver.
Et là il y a eu du silence comme un répit entre ses questions et mes réponses et un peu plus tard, elle a écrit : - Geoffrey est mort.
Je ne sais pas comment on fait à ce moment là pour être utile à une amie.
Tout devient horriblement absurde, ridicule à la limite du burlesque.
Comme si l’écran de la télé était rentré dans ma vie, comme si la mort venait se jeter sur moi dans toute son indécence, comme s’il fallait toujours rajouter une couche à l’horreur de l’horreur.
Je lui ai juste dit de rentrer chez elle calmement, de me promettre qu’elle se sentait capable de conduire. Il fallait lui dire quelque chose alors je disais n’importe quoi, je débobinais des conseils débiles.
Juste des mots pour meubler le silence et ne pas risquer d’entendre ses larmes … Surtout ne pas me retrouver face à mon impuissance.
Il faut qu’elle continue de croire que je suis forte et qu’elle peut me parler.
C’est forcément cela qu’il faut faire pour une amie qui pleure.
Forcément, forcément.
La douleur insupportable de l’ami que l’on voit pleurer, la douleur insupportable de son impuissance à canaliser cette douleur créent deux souffrances qui se rejoignent pour peut être se comprendre dans une désespérance commune.
Dans des mots ou par des gestes dans ce silence qui accompagne la sidération de la barbarie, il y aura forcément un instant où tu sentiras ma main dans la tienne, il y aura forcément un moment où tu entendras mon sourire.

Et forcément je te verrai sourire.
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Lundi 11 novembre 2019

Hier soir,  j’ai rencontré la maman de Geoffrey.
Je ne savais pas qu’elle serait à cette soirée d’anniversaire, je n’y avais pas pensé, je n’avais d’ailleurs jamais imaginé qu’un jour je la rencontrerai.
Je l’ai immédiatement reconnue car je l’avais vue sur des images d’actualité et aussi sur des photos de famille et je n’ai rien pensé d’autre que cette nécessité d’aller lui parler, d’aller lui dire que j’avais rencontré son fils trois semaines avant qu’il ne se fasse tuer par un tir de kalachnikov dans une attaque terroriste en novembre 2015.
Je suis allée vers elle, vers cette toute petite femme lumineuse et je lui ai dit, vous ne me connaissez pas mais je veux vous dire que j’avais rencontré votre fils trois semaines avant l’attaque terroriste. Elle sourit et m’écoute lui dire mes souvenirs de Geoffrey, lui dire que l’amitié qui me lie à sa sœur a fait que je me suis trouvée à suivre l’attaque en direct en sachant que Geoffrey était à l’intérieur et que j’ai su aussi en direct que Geoffrey avait été abattu.
Elle me sourit dans ses larmes et me dit, dès que vous êtes arrivée, j’ai croisé votre regard en étant certaine que vous aviez quelque chose à me dire, que vous n’étiez pas venue par hasard et que vous alliez venir me parler. Je ne savais pas ce que c’était mais je l’ai senti.
Je n’avais pas grand-chose à lui dire et je ressentais pourtant cette nécessité de lui parler de son fils, de lui dire que je n’avais pas peur de  son chagrin et de sa douleur qui débordait derrière son sourire, de lui redire que son fils ne serait jamais oublié même par moi, une étrangère.
Elle est allée cacher ses larmes et puis est revenue  me dire comme elle était heureuse que grâce à notre échange son fils ait été présent à cette soirée d’anniversaire, combien ma simplicité à venir vers elle avait donné une respiration à sa souffrance de mère.
Hier soir, c’était comme si l’union de souffrances pouvait ouvrir vers des espoirs.



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