Vendredi, elle m’a appelée de son bureau et je lui ai dit : « Il est vivant. »
Et j’ai ajouté : « Forcément. »
Je me souviens de mes doigts qui tapent ce « forcément » sur le clavier et ce sentiment d’en faire trop.
Un côté Marguerite Duras que je me reproche immédiatement et toujours aujourd’hui, mais il est trop tard, j’ai appuyé sur « envoyer ».
Et de toute manière, comment lui répondre autrement ?
Je sais qu’il faut lui dire qu’il est « vivant forcément », puisqu’on ne sait rien.
Je sens pourtant que l’épilogue tragique est déjà écrit et je crois qu’elle le sait aussi.
Je regarde l’écran de la télé et devant ce fil d’info continu, je lui transmets ce qu’ils disent de Bamako. Mais ils disent si peu de choses.
On répond quoi à une amie qui vous supplie de lui dire ce qui va la rassurer ?
On répond quoi à une si folle demande de changer la fin redoutée d’une tragédie déjà écrite par des monstres. Rien ou si peu de choses.
On lui dit quoi à son amie ? On lui dit quoi ? On fait comment ?
Je lui raconte l’écran de la télé, François Hollande qui parle encore, les forces spéciales vont arriver et vont le libérer. Forcément.
Crois-moi s’il te plait, ne cède pas à ton angoisse.
Reviens ! Tu as quitté ton clavier et maintenant c’est moi qui ai besoin que tu parles.
Pourquoi me parles-tu des versets du coran ? Ils en ont libéré, je te l’ai dit. Ne prends que cette information, ils n’ont pas à préciser lesquels ils ont libérés. C’est quoi cette histoire de coran ? …
Écoute-moi et reviens.
C’est un drame qui ne te concernera pas, car cela n’arrive qu’à des gens qu’on ne connaît pas. Il faut que tu me croies et que tu te calmes.
Je promets et donne tout à un Dieu auquel je ne crois pas, je fais échange de tout ce qu’il veut contre une seule phrase incrustée sur l’écran de la télé qui dira que tous les otages ont été libérés, je donne tout contre ce « forcément » sur lequel je me suis engagée.
Oui, tu me crois cette fois. Les forces spéciales vont arriver.
Et là, il y a eu du silence comme un répit entre ses questions et mes réponses, et, un peu plus tard, elle a écrit :
« Geoffrey est mort. »
Comment on fait à ce moment-là pour être utile à une amie ?
Tout devient horriblement absurde, ridicule à la limite du burlesque. Comme si l’écran de la télé était rentré dans ma vie, comme si la mort venait se jeter sur moi dans toute son indécence, comme s’il fallait toujours rajouter une couche à l’horreur de l’horreur.
Je lui ai dit de rentrer chez elle calmement, de me promettre qu’elle se sentait capable de conduire. Il fallait lui dire quelque chose, alors je disais n’importe quoi, je débobinais des conseils stupides.
Des mots pour meubler le silence et ne pas risquer d’entendre ses larmes… Surtout pas.
Il faut qu’elle continue de croire que je suis forte et qu’elle peut me parler.
C’est forcément cela qu’il faut faire pour une amie qui pleure.
Forcément, forcément.
La douleur insupportable de l’ami que l’on voit pleurer, la douleur insupportable de son impuissance à canaliser cette douleur créent deux souffrances qui se rejoignent pour peut-être se rejoindre dans une désespérance commune.
Après la barbarie, il y aura forcément un instant où tu sentiras ma main dans la tienne, il y aura forcément un moment où tu entendras mon sourire.
Et forcément, je te verrai sourire.
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Lundi 11 novembre 2019
Hier soir, j’ai rencontré la maman de Geoffrey.
Je ne savais pas qu’elle serait à cette soirée d’anniversaire, je n’y avais pas pensé, je n’avais d’ailleurs jamais imaginé qu’un jour je la rencontrerais.
Je l’ai immédiatement reconnue, car je l’avais vue sur des images d’actualité et sur des photos de famille qu’Isabelle m’avait montrées et je n’ai rien pensé d’autre que cette nécessité d’aller lui parler, d’aller lui dire que j’avais rencontré son fils trois semaines avant qu’il ne se fasse tuer par un tir de kalachnikov en novembre 2015.
Je suis allée vers elle, vers cette toute petite femme lumineuse et je lui ai dit : « Vous ne me connaissez pas, mais je veux vous dire que j’avais rencontré votre fils trois semaines avant l’attaque terroriste. » Elle sourit et m’écoute lui dire mes souvenirs de Geoffrey, lui dire que l’amitié qui me lie à sa sœur a fait que j’ai suivi l’attaque en direct en sachant que
Geoffrey était dans l’hôtel et que j’ai su aussi en direct que Geoffrey avait été abattu.
Elle me sourit dans ses larmes et me dit, dès que vous êtes arrivée, j’ai croisé votre regard en étant certaine que vous aviez quelque chose à me dire, que vous n’étiez pas venue par hasard et que vous alliez venir me parler. Je ne savais pas et pourtant je l’ai senti.
Je n’avais pas grand-chose à lui dire à cette mère, je ressentais seulement cette nécessité de lui parler de son fils, de lui dire que je ne craignais pas son chagrin ni sa douleur qui débordait derrière son sourire, cette nécessité de lui redire que son fils ne serait jamais oublié, même par moi, une étrangère.
Elle est allée cacher ses larmes et puis est revenue me dire comme elle était heureuse que, grâce à notre échange, son fils ait été présent à cette soirée d’anniversaire, combien ma simplicité à venir vers elle avait donné une respiration à sa souffrance de mère.
Hier soir, c’était comme si l’union des souffrances pouvait ouvrir vers des espoirs.