Alors c’est quoi être un artiste ?
Quand on ne passe pas son temps dans les cocktails de vernissage, sur la route entre deux salons, sur Facebook à soigner sa communication (et son ego), on fait quoi et on est quoi ?
Cette question précise de savoir ce que veut dire « être artiste », c’est ma question récurrente et obsédante.
Je me la pose depuis le jour où quelqu’un m’a dit : « C’est bien que tu peignes, ça t’occupe, ça te fait passer le temps. »
Le temps, il ne fait que passer et filer entre mes doigts, alors je me suis dit que ce n’était sûrement pas pour passer le temps que je peignais et encore moins pour peigner la girafe.
Peindre n’est donc pas un passe-temps. Artiste, encore moins.
Et je me suis questionnée tant et plus sur cette activité qui n’était pas un passe-temps et qui semblait totalement inclassable aux yeux de la société.
Pourquoi je peignais ?
Pourquoi j’y consacrais tant de temps, tant d’énergie ?
Pourquoi cela me fatiguait-il autant ?
Pourquoi cela me procurait-il autant de frustration et autant de fulgurances de bonheur ?
Et il m’est venu l’idée qu’entre l’artiste et le chercheur il y avait un terrain commun.
Dans les dictionnaires, la définition du nom commun « chercheur » est : personne qui cherche, qui s’adonne à la recherche et pour l’adjectif « chercheur », on peut lire : curieux, avide de faire des découvertes.
L’idée d’un trait d’union possible entre chercheur et artiste se confirme, puisqu’à mes yeux, un artiste est aussi une personne curieuse qui cherche et est avide de découvertes.
Mais je ne trouve nulle part qu’un chercheur passe le temps et peigne la girafe.
Il n’y a que de Gaulle pour avoir brocardé les chercheurs en disant : « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve. Des chercheurs qui trouvent, on en cherche. »
Ce n’était pas très délicat de la part d’un homme qui s’était montré plus intelligent que ça dans le passé, mais il paraît qu’il aurait aussi dit : « Il faut laisser ces gens [les chercheurs] faire leurs gammes, même si cela coûte cher. »
Cette idée de « faire des gammes », justement, n’est-elle pas propre à l’artiste ? Le musicien naturellement fait ses gammes, mais le comédien aussi en déclamant, le chanteur en vocalisant et le peintre en peignant !
Et voilà que, selon de Gaulle, le chercheur fait aussi ses gammes.
Le chercheur cherche.
L’artiste cherche.
Je me suis trouvée devant ce constat avec le sentiment d’avoir fait un grand pas sans pourtant oser conclure qu’un artiste était un chercheur ou qu’un chercheur était un artiste.
Je me sentais fière et victorieuse tel le soldat brandissant le drapeau à la bataille d’Iwo Jima.
Et comme je suis curieuse (je viens de le démontrer : curieuse, puisqu’artiste), j’effectue une recherche dans Google à propos d’éventuels liens qui uniraient chercheurs et artistes.
Mais c’est là que je manque d’organisation dans mon questionnement, j’aurais dû commencer par cette recherche, puisque Google me dit que Gilles Deleuze a traité de ce sujet précis en 1990 dans son recueil Pourparlers. Il a écrit : « Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports entre les arts, les sciences et la philosophie. Il n’y a aucun privilège d’une de ces disciplines l’une sur l’autre. Chacune d’entre elles est créatrice. Le véritable objet de la science, c’est de créer des fonctions, le véritable objet de l’art, c’est de créer des agrégats sensibles et l’objet de la philosophie, de créer des concepts. (…) Comment est-il possible que sur des lignes complètement différentes, avec des rythmes et des mouvements de production complètement différents, comment est-il possible qu’un concept, un agrégat et une fonction se rencontrent ? »
C’est là que ça m’a collé un gros coup de blues.
Deleuze était déjà passé par là et il dit qu’a priori il n’y a pas de points communs, sauf qu’il laisse planer le doute et donc l’espoir.
C’est toujours comme ça avec les philosophes, c’est à toi de conclure.
Tout ce temps passé à me questionner, à questionner mes proches, à observer les artistes, à scruter le chercheur que j’avais sous les yeux… Tout ça pour ça… comme on dit quand on ne sait pas quoi dire.
Je me posais des questions sur un truc déjà débattu… La déception.
Je finis par me dire que, si cette recherche commune existe c’est forcément pour déboucher sur un concept. On ne cherche pas pour rien !
C’est la créativité.
Il n’est plus question de chercheur ou d’artiste, mais bien de créativité.
Le voilà ce terreau commun qui nous anime tous fébrilement, les chercheurs et les artistes, cette quête qui nous fatigue et nous porte au nirvana, ce Graal qui fait soudain surgir envie, jalousie et autres sentiments haineux et actions délictuelles.
La créativité.
Cette créativité, qui est le fruit de nos recherches, qu’elles soient scientifiques, philosophiques ou artistiques, est un produit précieux dont nous ne connaissons pas les secrets de fabrication.
L’inspiration semble en être le point de départ et nous avons besoin de la créativité des autres pour créer à notre propre compte.
Personne n’a encore inventé une créativité artificielle même s’il y a eu des tentatives, elles n’ont pas encore emporté leurs créateurs au paradis.
La créativité n’est donc pas une denrée dont on dispose en libre-service et que l’on pourrait acheter ou aller dérober chez les autres.
Elle nous appartient.