Running Fence, Sonoma and
Marin Counties, California, 1972-76 Photo: Wolfgang Volz © 1976 Christo |
Je
lui avais téléphoné complètement par hasard. Le doigt qui se trompe de nom sur la
liste du smartphone et comme un acte manqué que j’avais peut-être toujours souhaité je reconnais la voix de Marc.
Trop
tard pour annuler l’appel, je lui dis : - C’est moi, j’ai fait ton numéro
par erreur. Et pour ne pas raccrocher, je me raccroche aux banalités et promets
de le rappeler.
Sa
voix est identique à celle que j’ai laissée au fond de 40 ans de souvenirs.
Je
l’ai rappelé plus tard comme je lui avais promis car j’avais senti qu’il avait
cru à ma promesse et que peut être il attendait mon appel. Il insiste et semble
tenir à ces retrouvailles alors nous avons convenu de nous revoir rapidement.
Mon
planning m’amenait dans sa région, j’ai saisi le prétexte. Je voulais lui faire
plaisir.
Et
ensuite je me suis demandé comment j’allais avoir le courage de le revoir.
J’avais laissé passé trop de temps et Marc avait atteint cette limite d’âge qui
ne permet plus d’attendre mais qui donne aussi place à tous les prétextes pour
fuir cette foutue limite qui ne durera plus très longtemps.
J’avais
eu envie de cette rencontre pendant des années et là maintenant que cette
rencontre se décidait, se précisait, je n’en avais plus envie. J’avais peur.
Nous
avions décidé que je l’appellerai le jour même.
Je
l’appelle et je sens que Marc n’est plus aussi enthousiaste. Je suis là et il
recule doucement. Il a un rendez vous en début d’après midi alors il me
dit : - Pas avant 18h00. Et puis il me rappelle pour me dire : -
Finalement ne viens pas avant 18h30, je ne suis pas certain de pouvoir me
libérer plus tôt.
Pourquoi
n’a-t-il pas mieux organisé cette rencontre qu’il m’avait presque supplié de
lui accorder ? De quoi a t-il peur ? Sans doute les mêmes craintes
que les miennes, les années de silence, les années qui marquent nos visages et
nos corps.
Il
a 20 ans de plus que moi et je l’ai quitté alors qu’il n’était déjà plus un
jeune homme.
Moi, j’étais encore une jeune femme et je suis persuadée que l’épreuve sera pour moi et non pour lui.
Moi, j’étais encore une jeune femme et je suis persuadée que l’épreuve sera pour moi et non pour lui.
Je
suis au pied de son appartement et je lis sur la boite aux lettres qu’il vit
toujours avec sa femme. Il est écrit M. et Mme. Cela veut dire que Madame est
toujours dans les lieux.
Je
me souviens bien de Madame car nous avons été amies. Mais Madame était très
méprisante avec toutes les femmes qui du moment qu’elles faisaient moins d’1m80
et pesaient plus de 55kg, étaient forcément naines et obèses. Ce qui était
forcément mon cas, 55kg c’était bien mon poids mais seulement 1m67 … Un peu
juste pour Madame qui ne cessait de me le faire savoir et de me le montrer en ne
loupant jamais une occasion de se déshabiller.
Et
le couple Marc et Madame a vite volé en éclats malgré la naissance d’une petite
Solène. Je ne verrai plus la Madame de Marc et Marc redeviendra célibataire à
nos yeux.
Ce
qui est écrit sur la boite vient subitement démentir cette vie de célibataire.
Madame est revenue ou Madame n’est jamais vraiment partie.
Madame est revenue ou Madame n’est jamais vraiment partie.
Devant
la boite aux lettres, j’espère seulement que Madame ne sera pas là ce soir car
j’ai trop entendu ses litanies de reproches haineux à l’égard de Marc et je ne
me sens pas le courage de la revoir et de la regarder poliment.
Marc
a ouvert la porte de palier, il est seul et il nous attend pour nous inviter à
entrer dans cet appartement que nous ne connaissons pas. Il a déménagé il y a
une dizaine d’années.
Je
pose mon sac sur un canapé blanc qui est dans l’entrée et au moment où mes yeux
découvrent et décryptent l’univers laiteux qui débarquent dans mon regard, Marc
prononce une phrase que je n’entends pas tellement je suis abasourdie par les
images que je voie et envahie par les images suggérées qui défilent.
Tout
est blanc, neigeux, nuageux, aseptisé, enveloppé, protégé.
La
grande pièce est emballée dans des draps blancs.
Les
lustres et lampes sont enveloppés dans des sacs en plastiques transparents.
Je
pense à Christo.
Je
pense à une scène de théâtre.
Je
pense à un roman russe.
Je
pense à une salle blanche.
Et
je dis : - C’est quoi ???
Et
j’éclate de rire.
Marc
explique en bafouillant encore un peu : - C’est pour protéger de la poussière,
pour que ça ne se salisse pas. Elle est partie en vacances depuis le mois de
juin et quand elle part, elle fait comme ça. Ça lui donne moins de travail au
retour.
J’éclate
toujours de rire dans un fou rire sans fin parce que je ne sais plus quoi faire
d’autre. C’est trop brutal.
Oui,
je me souviens que Madame était très maniaque et se shootait à l’aspirateur.
Visiblement
son addiction l’a conduite très loin.
Je
ne peux m’empêcher de dire à Marc : - Tu salis toujours autant ?
Il
ne rit même pas et me répond sérieusement : - Non, ce n’est pas
particulièrement moi, c’est la poussière normale.
Ah
bon.
Marc
a perdu de l’humour avec les années gagnées. Je me surveille.
Nous
nous asseyons sur les draps, dans les draps comme des intrus.
Il
sort une bouteille de whisky et cette bouteille vient soudain me rassurer.
Je me raccroche aux souvenirs de ces nuits de beuveries et d’excès, lui au whisky et nous et les autres à toutes sortes d’autres substances. Tous en route vers des paradis artificiels qui nous collaient des maux de tête bien réels le lendemain.
Je me raccroche aux souvenirs de ces nuits de beuveries et d’excès, lui au whisky et nous et les autres à toutes sortes d’autres substances. Tous en route vers des paradis artificiels qui nous collaient des maux de tête bien réels le lendemain.
Ce
soir le whisky me rassure, le whisky me dit que rien n’a changé.
Et
tout a changé.
Je
sais que Marc a compris que je ne l’admirais plus.
Je
le plains pour la douleur que je suis en train de lui faire et dans laquelle il
restera empêtré toute la soirée.
Les
souvenirs défilent, les photos, les miennes sur l’écran de ma tablette, les
siennes dans des pochettes photos fripées comme la vieillesse.
Il
s’excuse encore conscient de ce qu’il nous inflige.
Je
demande à Marc s’il a internet. Il me dit non. J’insiste en lui demandant si
cela ne manque pas à leur fille Solène pour garder le contact avec eux. Il me
répond : - Elle a renoncé.
La
phrase est tombée. Même Solène a renoncé.
Cela
veut dire que je n’ai rien à dire, rien à insister.
C’est
zone blanche.
J’avais
déjà un peu senti la couleur de la zone avec les draps.
Et
je sens la tristesse et le désespoir qui me gagnent en m’enveloppant dans un
grand drap.
Je regarde Marc. Lui il est totalement enveloppé, quasiment inatteignable.
Je regarde Marc. Lui il est totalement enveloppé, quasiment inatteignable.
Il
s’est réfugié dans la posture de l’étranger.
Il
ne veut plus que je me souvienne que je l’ai aimé.
Et
je me dis que c’est sûrement ce qu’il aura le mieux réussi ce soir.
Il
m’a forcée à l’oubli.
C’est
un étranger. Un autre. Un homme qui a renoncé à tout, même à ses souvenirs.
Nous
sommes repartis faute de conversation partagée avec Marc.
Nous
n’avions plus que la nôtre.
Nous
n’avions plus que nos rires et notre complicité à deux.
Nous
n’avions plus que notre bonheur affiché qui venait laminer une douleur affichée.
Nous
lui avons dit au revoir.
J’ai
dit à Marc : - J’ai aimé passer encore un peu de temps dans tes draps.
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