samedi 19 septembre 2015

Le dernier petit tour entre ses draps


Running Fence, Sonoma and Marin Counties, California, 1972-76 
Photo: Wolfgang Volz 
© 1976 Christo
Je lui avais téléphoné complètement par hasard. Le doigt qui se trompe de nom sur la liste du smartphone et comme un acte manqué que j’avais peut-être toujours souhaité je reconnais la voix de Marc.
Trop tard pour annuler l’appel, je lui dis : - C’est moi, j’ai fait ton numéro par erreur. Et pour ne pas raccrocher, je me raccroche aux banalités et promets de le rappeler.
Sa voix est identique à celle que j’ai laissée au fond de 40 ans de souvenirs.
Je l’ai rappelé plus tard comme je lui avais promis car j’avais senti qu’il avait cru à ma promesse et que peut être il attendait mon appel. Il insiste et semble tenir à ces retrouvailles alors nous avons convenu de nous revoir rapidement.
Mon planning m’amenait dans sa région, j’ai saisi le prétexte. Je voulais lui faire plaisir.
Et ensuite je me suis demandé comment j’allais avoir le courage de le revoir. J’avais laissé passé trop de temps et Marc avait atteint cette limite d’âge qui ne permet plus d’attendre mais qui donne aussi place à tous les prétextes pour fuir cette foutue limite qui ne durera plus très longtemps.
J’avais eu envie de cette rencontre pendant des années et là maintenant que cette rencontre se décidait, se précisait, je n’en avais plus envie. J’avais peur.
Nous avions décidé que je l’appellerai le jour même.
Je l’appelle et je sens que Marc n’est plus aussi enthousiaste. Je suis là et il recule doucement. Il a un rendez vous en début d’après midi alors il me dit : - Pas avant 18h00. Et puis il me rappelle pour me dire : - Finalement ne viens pas avant 18h30, je ne suis pas certain de pouvoir me libérer plus tôt.
Pourquoi n’a-t-il pas mieux organisé cette rencontre qu’il m’avait presque supplié de lui accorder ? De quoi a t-il peur ? Sans doute les mêmes craintes que les miennes, les années de silence, les années qui marquent nos visages et nos corps.
Il a 20 ans de plus que moi et je l’ai quitté alors qu’il n’était déjà plus un jeune homme.
Moi, j’étais encore une jeune femme et je suis persuadée que l’épreuve sera pour moi et non pour lui.

Je suis au pied de son appartement et je lis sur la boite aux lettres qu’il vit toujours avec sa femme. Il est écrit M. et Mme. Cela veut dire que Madame est toujours dans les lieux.
Je me souviens bien de Madame car nous avons été amies. Mais Madame était très méprisante avec toutes les femmes qui du moment qu’elles faisaient moins d’1m80 et pesaient plus de 55kg, étaient forcément naines et obèses. Ce qui était forcément mon cas, 55kg c’était bien mon poids mais seulement 1m67 … Un peu juste pour Madame qui ne cessait de me le faire savoir et de me le montrer en ne loupant jamais une occasion de se déshabiller.
Et le couple Marc et Madame a vite volé en éclats malgré la naissance d’une petite Solène. Je ne verrai plus la Madame de Marc et Marc redeviendra célibataire à nos yeux.
Ce qui est écrit sur la boite vient subitement démentir cette vie de célibataire.
Madame est revenue ou Madame n’est jamais vraiment partie.
Devant la boite aux lettres, j’espère seulement que Madame ne sera pas là ce soir car j’ai trop entendu ses litanies de reproches haineux à l’égard de Marc et je ne me sens pas le courage de la revoir et de la regarder poliment.
Marc a ouvert la porte de palier, il est seul et il nous attend pour nous inviter à entrer dans cet appartement que nous ne connaissons pas. Il a déménagé il y a une dizaine d’années.
Je pose mon sac sur un canapé blanc qui est dans l’entrée et au moment où mes yeux découvrent et décryptent l’univers laiteux qui débarquent dans mon regard, Marc prononce une phrase que je n’entends pas tellement je suis abasourdie par les images que je voie et envahie par les images suggérées qui défilent.
Tout est blanc, neigeux, nuageux, aseptisé, enveloppé, protégé.
La grande pièce est emballée dans des draps blancs.
Les lustres et lampes sont enveloppés dans des sacs en plastiques transparents.

Je pense à Christo.
Je pense à une scène de théâtre.
Je pense à un roman russe.
Je pense à une salle blanche.
Et je dis : - C’est quoi ???
Et j’éclate de rire.

Marc explique en bafouillant encore un peu : - C’est pour protéger de la poussière, pour que ça ne se salisse pas. Elle est partie en vacances depuis le mois de juin et quand elle part, elle fait comme ça. Ça lui donne moins de travail au retour.
J’éclate toujours de rire dans un fou rire sans fin parce que je ne sais plus quoi faire d’autre. C’est trop brutal.
Oui, je me souviens que Madame était très maniaque et se shootait à l’aspirateur.
Visiblement son addiction l’a conduite très loin.
Je ne peux m’empêcher de dire à Marc : - Tu salis toujours autant ?
Il ne rit même pas et me répond sérieusement : - Non, ce n’est pas particulièrement moi, c’est la poussière normale.
Ah bon.
Marc a perdu de l’humour avec les années gagnées. Je me surveille.
Nous nous asseyons sur les draps, dans les draps comme des intrus.
Il sort une bouteille de whisky et cette bouteille vient soudain me rassurer.
Je me raccroche aux souvenirs de ces nuits de beuveries et d’excès, lui au whisky et nous et les autres à toutes sortes d’autres substances. Tous en route vers des paradis artificiels qui nous collaient des maux de tête bien réels le lendemain.
Ce soir le whisky me rassure, le whisky me dit que rien n’a changé.
Et tout a changé.

Je sais que Marc a compris que je ne l’admirais plus.
Je le plains pour la douleur que je suis en train de lui faire et dans laquelle il restera empêtré toute la soirée.
Les souvenirs défilent, les photos, les miennes sur l’écran de ma tablette, les siennes dans des pochettes photos fripées comme la vieillesse.
Il s’excuse encore conscient de ce qu’il nous inflige.
Je demande à Marc s’il a internet. Il me dit non. J’insiste en lui demandant si cela ne manque pas à leur fille Solène pour garder le contact avec eux. Il me répond : - Elle a renoncé.
La phrase est tombée. Même Solène a renoncé.
Cela veut dire que je n’ai rien à dire, rien à insister.
C’est zone blanche.
J’avais déjà un peu senti la couleur de la zone avec les draps.
Et je sens la tristesse et le désespoir qui me gagnent en m’enveloppant dans un grand drap.
Je regarde Marc. Lui il est totalement enveloppé, quasiment inatteignable.
Il s’est réfugié dans la posture de l’étranger.
Il ne veut plus que je me souvienne que je l’ai aimé.
Et je me dis que c’est sûrement ce qu’il aura le mieux réussi ce soir.
Il m’a forcée à l’oubli.
C’est un étranger. Un autre. Un homme qui a renoncé à tout, même à ses souvenirs.

Nous sommes repartis faute de conversation partagée avec Marc.
Nous n’avions plus que la nôtre.
Nous n’avions plus que nos rires et notre complicité à deux.
Nous n’avions plus que notre bonheur affiché qui venait laminer une douleur affichée.
Nous lui avons dit au revoir.

J’ai dit à Marc : - J’ai aimé passer encore un peu de temps dans tes draps.

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