mercredi 30 septembre 2015

C'était mon premier.



Il était le premier.

Il s’appelait Georges et avait 30 ans quand nous l’avons connu. 
C’est sa compagne Marie que nous avions rencontrée en premier, une relation de travail de Jno.

Une fille atypique, un peu androgyne, un peu féministe mais pas tant que ça, une fille attachante à l'accent du sud.
Elle nous avait présenté Georges son compagnon, un garçon long et maigre parfois barbu et un peu rouquin.
Ils n’avaient pas d’enfants, je ne me souviens pas pourquoi et je ne me souviens même pas s’ils envisageaient d’en avoir, s’ils n’en voulaient pas, s’ils n’y arrivaient pas. Je ne sais plus parce que cela fait si longtemps maintenant que Georges avait 30 ans.
Marie et Georges venaient très souvent nous voir dans notre maison des environs de Grenoble.
Notre maison qui était un peu adossée à la colline et qui même si elle n’était pas bleue reste accrochée à ma mémoire. Cette maison dont je garde le souvenir que tous nos amis y avaient table ouverte à l’année alors que nous vivions les comptes dans le rouge.


Georges prenait nos fils dans ses bras et riait en les jetant en l’air. Il riait d’une bouche immense qui semblait vouloir dévorer.
Nous nous retrouvions autour d’un plat fétiche : le gigot d’agneau. En 1980, l’agneau venait des alpages de Castellane et des alentours et on ne se posait aucunes questions de traçabilité, on mangeait. Comme Georges et sa bouche immense, on dévorait.

On buvait, on riait, on était surement très cons comme on peut l’être entre 23 et 35 ans, insouciants et si on avait des soucis on savait les oublier. Ces soucis ne nous mangeaient pas la vie.

Un jour Marie et Georges sont arrivés avec un cadeau. Ils nous avaient acheté un énorme couteau à découper.
C’était pour le gigot, forcément. Ils voulaient sceller cette tradition du gigot qu’on ingurgitait  à quatre en refaisant le monde. 

Jamais plus je ne veux qu’on m’offre un couteau.

Je ne suis pas superstitieuse, pas croyante. Je suis sans doute de l’espèce la plus rationnelle et cartésienne qui soit, sauf pour les couteaux.

A l’automne de 1978 Marie et Georges sont partis en vacances en Grèce par la route avec leur Simca 1000 de rallye. C’est particulier ce genre de voiture et j’avais toujours une curiosité à la regarder leur Simca 1000 que je voyais comme la cousine d’une R8 Gordini, celle qui avait les roues écartées qui se redressaient en roulant. Cela semble totalement ésotérique d’écrire cela mais elles ont vraiment existé ces voitures dont les moteurs ne ronronnaient pas mais hurlaient dans des sonorités aigües.
Georges aimait ce monde des rallyes et des courses on peut dire qu’il roulait la caisse avec sa Simca rouge.
Ils sont partis par l’Italie, la Yougoslavie … et ils nous ont envoyé une carte postale.
Et un soir je trie le courrier, je suis en pleine crise de rangement. A cette époque de ma très jeune vie, je rangeais par période de crises. De longues semaines où je laissais tout s’entasser, s’empoussiérer, s’endormir et presque mourir et soudain, une crise arrivait et je rangeais, jetais, nettoyais avec détermination.

Ce soir là nous étions en pleine apogée de ma crise et je tombe sur la carte postale de Marie et Georges postée depuis la Grèce.

Je l’ai à la main et je me dis et je me persuade : - Faut pas tout garder, faut trier. Ils reviennent la semaine prochaine donc je balance la carte. 

Au moment où ma main pose la carte dans les flammes de la cheminée et que la carte se consume à toute vitesse, je pense : - Et si jamais ils ne revenaient jamais …

C’était fait. 

La carte n’existait plus alors que je voulais la reprendre.

Et c’est à ce moment là que mon souvenir est le plus douloureux et j’en ai honte d’avoir cette telle douleur au cœur au moment de la carte postale.

Cette foutue carte postale que j’ai jetée au feu me hante toujours.

Je le regrette ce geste.

Je me demande si c’est mon geste qui a fait que. 

Je me demande si c’est mon geste qui m’a fait anticiper.

Je me demande pourquoi j’ai voulu reprendre la carte.
Je me demande si c’est ça l’effet papillon …

Quelques jours après ma crise de rangement, Jno me dit d’une traite et dans un souffle : - Au boulot on raconte qu’il serait arrivé un truc à Marie et Georges. Ils parlent d’un accident et Georges serait mort.
Et il me dit qu’il n’est pas certain, que ce sont des rumeurs mais que malgré tout c’est curieux car ils n’ont repris le travail ni l’un ni l’autre. 

Je me souviens que Georges travaille pour un bureau d’études scientifiques et je retrouve le nom de la boite. Je cherche le numéro de téléphone, appelle et demande à parler à Georges. 
Je me dis que c’est la méthode la plus simple pour savoir et que de toute manière, la secrétaire va me le passer. Je ne pense pas autrement. 
La secrétaire me dit : - Qui êtes vous ? 
Je réponds que je suis une amie et elle me dit : - Alors vous ne savez pas ?

Non, je ne sais pas, je ne sais rien, je ne veux rien savoir car j’ai compris. 

Georges est mort, il n’est jamais revenu de Grèce.

Un accident en Yougoslavie du côté de Zagreb. Il est mort et Marie est blessée.
Cela s’est passé il y a deux semaines.

J’ai jeté la carte au feu quand ?

Je suis allée voir Marie qui avait été rapatriée et était hébergée par sa sœur.
Elle était allongée dans un lit, livide. 

Elle n’avait rien d’une blessée de la route.
Je n’ai aucune expérience des urgences et services de traumatologie et je ne comprenais pas ce qui était arrivé à Marie. 
Je m’asseyais sur le bord de son lit et elle me racontait l’accident. Elle racontait mécaniquement et puis stoppait son récit et me disait qu’elle était fatiguée et que je devais repartir, la laisser. 
Je suis revenue plusieurs fois pour écouter ce récit d’accident qui ne trouvait jamais sa fin.



Un jour, le 9 octobre le corps de Georges est revenu en France et nous l’avons enterré. C’était le jour de la mort de Brel ce qui m’a permis de ne pas pleurer Brel.

Le cimetière était plein de monde, le cercueil de Georges totalement invraisemblable et inattendu. Un cercueil à l’allure orientale au couvercle un peu pointu et orné de cabochons colorés. Direct arrivé de Yougoslavie.
La cérémonie se termine dans un recueillement dont je me souviens qu’il était emprunt de chuchotements. 

Un couple vient alors vers moi et me dit : - Vous êtes une amie de Marie et Georges , est ce que vous savez ? Est ce que vous savez que ce n’est pas un accident, qu’ils ont été attaqués ?

Non je ne sais pas, je ne sais rien. Je comprends juste que c’est un accident de la route bizarre qui ne ressemblait pas à un accident.

Je suis de nouveau retournée voir Marie pour l’entendre encore me raconter son accident. 

Et en repartant ce jour-là sa sœur ma attrapée par le bras et m’a dit : -Je veux vous parler parce que je n’en peux plus. Ce n’est pas un accident, ils ont été attaqués et Georges a été assassiné. Lorsque je me suis rendue à l’hôpital à Zagreb, Marie m’a tout raconté mais les autorités Yougoslaves ont été très menaçantes et nous ont interdit de parler. Nous devions donner la version officielle : l’accident de la route.


Je suis une nouvelle fois allée voir Marie et je lui ai dit que sa sœur m’avait parlé. 

Marie m’a raconté la vraie histoire, la vraie tragédie qui s’était jouée ce soir de fin septembre dans une banlieue de Zagreb.

L’installation en fin de journée pour dormir dans la voiture garée dans un terrain vague. L’hôtel c’était cher et la voiture, ils avaient l’habitude de dormir dedans.
Elle voit Georges s’éloigner en marchant sur le côté. Il va pisser contre le muret qui borde le terrain. Des hommes se jettent sur lui, dernière image.
Elle se réveillera à l’hôpital. 

Quand sa sœur demandera à voir la voiture accidentée, les Yougoslaves diront qu’il n’y a pas de voiture. Que la voiture est déjà partie à la casse. 
Il n’y a pas d’effets personnels non plus …
Même Marie a été retrouvée sans aucun vêtement sur elle.

Et Marie se tait.
Elle pleure.

Elle me dit que plus jamais elle n’en parlera. 
Que je ne dois plus lui poser de questions.

C’est fini.
On ne s’est jamais revues.

Je suis rentrée dans ma maison qui n’est pas bleue mais qui est presque adossée à la colline et j’ai tout raconté à Jno. 

Il m’a écoutée en me regardant plein d’effroi.

Il a pris le grand couteau à découper le gigot d’agneau et l’a mis dans la poubelle.
Il a allumé la radio pour faire du bruit et enlever le silence qui nous assassinait. 

C’était Brel, c’était tout le temps Brel, tout le monde pleurait Brel. 
Je n’avais pas eu le temps de pleurer Brel.

Je pleurais Georges.
Georges, c’était mon premier mort. 

Mon immense premier grand chagrin.

Juste après il y a eu Francesca.

On n'oublie rien de rien

On n'oublie rien du tout
On n'oublie rien de rien


On s’habitue c’est tout.

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