"Les ombres de Francesca Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile" Ary Scheffer
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Ils sont une petite famille.
C’est comme ça que l’on dit quand il y a un papa, une maman et deux enfants.
Le papa s’appelle Pierre, il a 28 ans, il est
jardinier dans une entreprise paysagiste de la commune.
La maman s’appelle Francesca, elle a 25 ans.
Les deux enfants, deux petits garçons, l’un
est encore un bébé et l’ainé doit avoir 3 ans.
Ils habitent une grosse maison en face de chez
Christelle ma meilleure amie, mon amie de cœur. Nous avons chacune à peine 30
ans.
Je connais Francesca parce qu’elle est la
voisine de Christelle et qu’elles sont devenues amies. Alors, l’amie de sa
meilleure amie, on la croise souvent, on rigole ensemble et on finit par
devenir copines.
La semaine, on se fait des après midi gouter
et épilation à trois en attendant de récupérer les gamins à la sortie de
l’école.
Parfois, une ombre passe pendant ces après
midi de filles. C’est Pierre qui revient d’un chantier et qui circule
discrètement dans la maison. Je ne sais pas vraiment ce qu’il passait faire car
il était toujours silencieux et ne se montrait pas. Je ne le connaissais pas, juste une silhouette
que je devinais jeune et sportive avec des cheveux bruns ébouriffés.
Francesca était du format d’une souris, une
sorte de femme miniature. Elle riait et sautillait. Elle voulait nous dire
qu’elle était heureuse et que tout allait bien.
Je pense que j’ai rapidement senti que tout
allait mal. Je voyais l’ennui de Francesca, ses journées qui ne passaient pas.
Je crois que le mot qui convient le mieux pour qualifier les journées de Francesca, c’est désoeuvrement.
J’ai dû parler de ce désoeuvrement avec Christelle et elle me dit que Francesca
ne sait pas lire. Je reste sidérée, ça je m’en souviens très bien.
Je parle de ces souvenirs avec prudence, j’hésite à affirmer car je ne me
souviens pas précisément de tout. Je ne veux pas trahir Francesca et son
histoire.
Certains moments de ces souvenirs sont très
limpides, d’autres sont plus embués. Je voudrais rester juste.
Christelle me raconte donc que Francesca est
arrivée de Sicile avec sa famille quand elle avait une dizaine d’années et que
la directrice de l’école de la commune dans laquelle ils se sont installés l’a
mise dans une classe de CP pour qu’elle apprenne à lire et à écrire.
Francesca était perdue et humiliée au milieu de ces enfants de 6 ans dont elle
ne comprenait pas les conversations et auxquelles elle ne se serait de toute
manière pas intéressée car elle avait 12 ans, était Sicilienne et personne ne
s’occupait d’elle.
Elle a appris à parler français, mais s’est
arrêtée là. La lecture et l’écriture sont restées des notions interdites et
mystérieuses.
Pour que ses journées soient moins
insupportables à faire passer Pierre lui a enregistré des clips de musique et
elle branche le magnétoscope, enfile la cassette et la musique disco remplit le
vide de sa vie.
J’écoute parler Christelle qui connaît bien Francesca
et je réalise l’étendu des dégâts. C’est sous cette forme que j’ai ressenti la
vie de Francesca, comme un ravage, comme un gâchis … Et je me souviens aussi
que j’ai été totalement déconcertée par la révélation de son illettrisme. J'étais encore naïve, je ne savais pas qu’il était possible de vivre dans un tel isolement
intellectuel.
Pierre passait toujours comme une ombre
discrète lors de nos après midi de filles, je n’attrapais toujours rien de lui,
pas un regard, pas un bonjour, juste parfois une voix qui interpelait Francesca
pour lui dire : - À ce soir.
Et il y a eu cette soirée de 14 juillet où
nous marchions Jno et moi sur les bords de la rivière, attendant que la nuit
tombe pour que le feu d’artifice soit tiré et arrivant face à nous, je reconnais la petite
famille. Francesca pousse
le petit dernier qui dort dans sa poussette et Pierre marche à ses côtés l’ainé juché sur ses épaules.
Nous nous arrêtons, je présente Jno et Francesca nous présente Pierre.
Je peux enfin le voir et dans cette lumière
entre chien et loup Pierre est un homme très jeune. Il est pétillant. Il semble
heureux.
Francesca sautille et bondit.
Nous repartons et Jno me dit : - Qu’elle est mignonne cette petite nana.
C’était la dernière fois, je ne le savais pas.
Le téléphone a sonné et j’ai décroché pour
entendre Christelle hurler : - Viens il y a eu un drame chez Pierre. C’est
Francesca.
Nous y sommes allés. Pas chez Pierre et
Francesca, nous sommes allés chez Christelle. Il y avait du monde rassemblé
autour de la table de la cuisine, déjà plein de monde qui pleurait, qui
s’agitait.
Christelle me dit : - C’est Francesca,
elle a fait une connerie. C’est fini. Elle s’est pendue.
C’était une grosse connerie en effet, une
connerie de taille et irréversible. Francesca était morte.
Les jours qui ont suivi ont défilé dans la
chaleur d’un mois de juillet grenoblois, dans la moiteur de notre chagrin
encore contenu par la stupéfaction et l’incompréhension de son geste.
Je ne suis pas allée voir Francesca sur son
lit mortuaire. Christelle m’en a dissuadée tous les jours qui précédaient ses obsèques.
Elle me la décrivait, me racontant qu’elle avait été maquillée bizarrement et
qu’on l’avait habillée avec la robe qu’elle avait achetée pour un mariage
auquel Pierre et elle étaient invités le mois prochain.
Elle me dit : - Tu verrais, c’est une
robe à franges genre rock and roll. Pas vraiment notre genre de fringues, mais elle,
elle aimait ces trucs.
Non, je ne vois pas très bien le truc, j’imagine juste les franges à plat.
Quand je repense à ces jours qui ont suivi le drame, ce sont toujours les franges de la robe de Francesca qui me viennent à l’esprit. Et je vois des franges étalées à plat autour de son corps inerte alors que ces franges elle les avait imaginées bougeant et dansant autour de son corps vivant et charmant.
Quand je repense à ces jours qui ont suivi le drame, ce sont toujours les franges de la robe de Francesca qui me viennent à l’esprit. Et je vois des franges étalées à plat autour de son corps inerte alors que ces franges elle les avait imaginées bougeant et dansant autour de son corps vivant et charmant.
Des franges à plat, des franges qui ne dansent
pas, des franges mortes. Je n’ai pas envie de les voir.
Christelle va souvent les voir. Elle me
dit : - Ça me fait du bien.
Je comprends. Mais je n’irai pas.
Il y a eu le jour des obsèques. Un jour
terrible dont je ne garde que l’image terrifiante de Pierre marchant dans le cimetière le dos
courbé, le dos effondré, les yeux au sol.
Et il a fallu passer à l’après.
Pierre ne voulait plus rentrer dans leur
maison, ne voulait plus dormir dans leur chambre, ne voulait plus rien voir qui
lui rappelait le drame. Il est allé s’installer ailleurs et nous a demandé de
vider la maison.
Il ne voulait rien garder, il ne voulait plus
rien regarder, plus rien toucher, plus rien sentir, plus rien ressentir.
C’est deux semaines plus tard que nous nous
sommes retrouvés à plusieurs amis dans cette maison pour la vider de son
histoire.
Je n’y étais pas revenue depuis que Francesca
s’y était pendue et j’appréhendais ce que j’allais y trouver car personne n’y
avait remis les pieds.
Je suis entrée et dans le séjour, j’ai revu
cette longue crevasse qui coupait le carrelage du séjour en deux dans la
diagonale. J’avais toujours été impressionnée par cette fracture due au
tremblement de terre qui avait eu lieu dans le Vercors dans les années 60 et
qui avait fortement ébranlé les maisons alentours.
J’ai regardé encore une fois cette fracture qui me fascinait et je suis montée à l’étage.
Christelle m’avait dit : - Nous deux, on va se charger de leur chambre. Vas-y,
je te rejoins.
Je suis montée à l’étage et sur le palier ai
levé les yeux vers le plafond.
Non.
Surtout ne pas chercher de traces, ne pas chercher où, rien chercher, rien voir, avancer droit devant toi et ne plus lever les yeux au plafond et aller direct dans la chambre.
Surtout ne pas chercher de traces, ne pas chercher où, rien chercher, rien voir, avancer droit devant toi et ne plus lever les yeux au plafond et aller direct dans la chambre.
Le lit est défait, les oreillers ont conservé l’empreinte de la dernière nuit. Je m’assieds
sur le bord et aspire une bouffée de courage pour m’attaquer au déblaiement de
ces derniers souvenirs intimes.
Je m’empare de l’oreiller le plus proche de
moi, celui qui est à gauche et en le soulevant je découvre un nid de petites
boules. Une dizaine de petites boules de la taille d’une balle de ping-pong
entassées sous l’oreiller. J’avance ma main vers cette colonie intrigante pour
en saisir une et découvre au bout de mes doigts un petit amas de tissus dur et
sec compressé en boule. Toutes ces petites boules sont des mouchoirs en tissus
gorgés de larmes et de morve qui ont été pressés et roulés entre des mains
désespérées pour former ces petites boules sèches accumulées sous l’oreiller …
Je comprends des larmes sans fin pour une vie sans issue et mon
cerveau ne me permet qu’une seule réflexion : - Elle n’utilisait pas de
kleenex... Elle avait encore dans son placard une pile de petits mouchoirs en
tissu fleuri.
C’est tout.
Je ne pense pas plus et je jette les petites boules de chagrin dans
le sac poubelle posé sur le sol, à mes pieds. En tombant les petites boules
font bing et ploc comme deux grosses larmes.
Christelle arrive dans la chambre et je ne lui
dis rien.
Nous enlevons les draps, nous ne parlons pas, nous balançons tout dans de
grands sacs que les hommes emportent à
la décharge.
La maison a été vidée et nettoyée de toutes
ses traces et une autre famille est venue l’habiter.
La vie est revenue comme revient la vague, tout
doucement presque délicatement pour faire encore vibrer nos existences
hagardes.
Nous vivions sans Francesca.
Pierre ne vivait plus.
Christelle survivait à peine à son chagrin.
Et puis un jour, Pierre a décidé de recommencer à
vivre.
J’ai vu son regard nous regarder, j’ai entendu sa voix se faire entendre, j’ai senti sa main serrer la mienne, j’ai compris qu’il était vivant et qu’il nous le disait.
J’ai vu son regard nous regarder, j’ai entendu sa voix se faire entendre, j’ai senti sa main serrer la mienne, j’ai compris qu’il était vivant et qu’il nous le disait.
Pierre nous disait qu’il fallait vivre.
Aujourd’hui il s’est écoulé plus de 30 ans et
je regarde Pierre.
Il est devenu un homme émouvant et
bouleversant de sincérité
Il y a dans son regard cette immense bonté que
l’on ne rencontre que chez les gens qui ont décidé de vivre pour donner le
meilleur.
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