vendredi 14 février 2025

il suffit de passer le pont

 


Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure.

Lorsque nous avons acheté notre appartement, quatre des grands carreaux du carrelage du couloir étaient fendus ou éclatés. Les propriétaires qui nous avaient vendu l’appartement nous avaient dit qu’ils avaient toujours connu le couloir ainsi fendu et malgré leurs recherches n’avaient pas retrouvé de carrelage identique pour le restaurer. On s’était donc adapté, on avait essayé d’oublier ces fentes étoilées qui m’obligeaient malgré tout à les enjamber lorsque je marchais pieds nus dans l’appartement. Environ six mois d’enjambements pour l’année. On se disait, quand on aura un peu plus d’argent, on demandera à un carreleur ce qu’il peut faire et qui ne soit pas trop moche. 

Au début de l’année, le proprio du troisième a entrepris de refaire l’un de ses deux appartements et nous avons vu passer dans la montée d’escalier tous les corps de métier. Quand ç’a été le tour du carreleur, on lui a demandé de passer chez nous pour établir un diagnostic sur notre carrelage fendu et nous donner son avis et son devis. Son idée de reprise ainsi que la dépense nous semblant envisageables, on lui a donné le feu vert pour entreprendre ce mini chantier qu’il allait grouper avec celui du proprio du troisième. 

Il y a quinze jours, il m’avait dit, je viens la semaine prochaine et il n’est pas venu. Plus aucune nouvelle quand, hier, il a sonné à la porte. Il nous a dit, je viens pour votre carrelage et hop, il a démarré. Casque sur les oreilles, disqueuse à la main, deux heures durant, il a découpé et on a enduré, sans casque. Je me demandais combien de temps, il allait « disquer », car l’après-midi, j’avais un cours de peinture que je n’envisageais pas de donner dans ces décibels assourdissants. Heureusement, quand le cours a démarré, il ne disquait ni ne meulait plus rien. Il collait. 

C’est quand j’ai eu fini le cours, refermé la porte et dis au revoir à mon élève que Simon m’a annoncé sur un air affligé et compatissant que nous n’avions plus accès au séjour. J’ai évalué la situation en quelques secondes : plus de séjour, plus de canapé, plus de télé, plus de soirée, plus de moment de détente, plus rien. Et, crevée par le cours, je ne pensais qu’à me jeter sur le canapé. Simon attendait ma réaction qui ne s’est pas fait attendre. J’ai engueulé le carreleur. Il aurait pu nous prévenir, on aurait dit qu’il découvrait la situation, il réalisait qu’il avait fait une reprise de 97 cm de large sur laquelle on ne pouvait pas poser un pied et que 97 cm, ça faisait un grand pas. Simon, en prenant un bon pied d’appel, y arrivait. Avant de m’annoncer la condamnation de l’accès au séjour, il s’était exercé et avait dit au carreleur, ma femme risque de mal le prendre, mais je la porterai. Le carreleur l’avait regardé, effaré, et lui avait dit : mais vous allez vous faire mal ?! Il avait dû se rendre compte qu’on était un peu vieux pour faire des sauts de biche et ça allait devenir encore plus risqué si Simon se lançait à faire un porté. Mais il ne proposait pas de solution, à part de nous dire d’aller passer la soirée ailleurs. 

Simon m’a dit, je vais construire un pont. Il est allé chercher à la cave ce que nous pourrions avoir pour construire ce pont et est remonté avec un montant d’étagère et une planche. Nous avions le tablier, il restait à trouver les piliers. Deux petits bancs sculptés saramaca, qu’on a rapportés de Guyane, semblaient faire l’affaire et on a posé le montant d’étagère et la planche dessus. Le carreleur, en observateur consciencieux, a jugé que c’était dangereux, trop haut, a-t-il dit. Après nous avoir enfermés hors du séjour sans aucun égard, il semblait soudain se préoccuper de notre sécurité. On a abandonné l’idée des bancs saramaca, et on a fini par dégotter dans la cave, deux tasseaux dont la hauteur passait juste au-dessus du dispositif installé par le carreleur. 

À 18 heures, nous avions retrouvé l’accès au séjour, au canapé, à la télé. 

Simon m’a avoué qu’il n’aurait pas passé la soirée à sauter, que ça le fatiguait tout de même un peu et que sauter avec moi dans les bras, c’était au-dessus de ses forces, mais que l’essentiel c’était que le carreleur y ait cru. 

------------

Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure. (Suite et fin)


Quand le carreleur était chez nous pour la reprise du carrelage, Simon a eu l’idée de lui parler de notre table haute dans la cuisine. Un truc assez moche, au point que j’en parle dans l’un de mes romans. De la même manière que je place et m’inspire de personnes de mon entourage pour mes personnages, je n’hésite pas non plus à placer des éléments de ma cuisine, c’est plus simple pour les décrire et eux, présentent l’avantage de ne pas pouvoir se plaindre de se retrouver dans mes romans. Donc, pour mes lectrices et lecteurs, je parle bien de la table haute qui sépare la cuisine d’un autre espace assez indéterminé dont j’ai fini par faire mon atelier. 

Nous expliquons au carreleur que cette table est moche et que notre idée est de la carreler. Il examine l’affaire et, honnêtement, il faut le reconnaître, nous dit que carreler la table va être d’un coût largement supérieur à un plan de travail neuf. On lui dit qu’en effet, ce serait mieux, mais que nous sommes incapables de le faire par nous-mêmes. De plus, jamais un artisan ne viendra chez nous pour remplacer les 2,60 mètres de plan de travail. Je précise la dimension, car si le plan de travail faisait les 2,50 mètres réglementaires, ça serait bien plus économique. Le carreleur nous répond, ne vous inquiétez pas, le peintre qui travaille avec moi dans l’appartement d’en haut, fait ce genre de petits travaux, il sera là la semaine prochaine, vous n’aurez qu’à lui demander s’il peut intervenir. 

Et c’est à partir de là que tout est devenu absolument odieux. Il a ajouté en nous regardant : 
« Je dois vous prévenir qu’il est noir. Je vous le dis, parce que ça peut faire peur, mais il est très bien. »

On a dû faire une tête telle, qu’il a poursuivi.
« Je vous dis ça, car y a des gens à qui ça peut faire peur. Il est noir, très noir, mais ne vous inquiétez pas. » 

Là, à ce stade, on ne faisait plus aucune tête du tout, on ne se regardait plus. Je me suis retenue de lui dire ce que je pensais de lui, car il restait des joints à faire sur le carrelage. J’ai filé dans mon bureau pour ne pas lui bondir dessus. 

Et ensuite, il s’est passé ce qu’il se passe toujours quand une personne nous sort une énormité pareille, on n’en reparle pas. On est comme ça, Simon et moi, quand ça tape trop fort, on n’en parle pas pour oublier. 

Jusqu’à hier, où Simon a crié depuis l’entrée à mon attention, viens dans la cuisine, je suis avec le peintre ! Je les ai rejoints et on a commencé à discuter de notre plan de travail. Et soudain, m’est revenu le discours du carreleur, alors j’ai dévisagé le peintre. J’ai vu un jeune homme asiatique au joli sourire à la carnation assez foncée, mais normale pour un Asiatique, puisque, contrairement à la légende, ils ne sont pas tous jaunes, et que le continent asiatique présente une diversité d’ethnies comme en Europe, un Suédois est différent d’un Espagnol. Il m’a fallu un temps que j’ai jugé démesuré pour rassembler le discours du carreleur et faire le lien avec l’homme qui était en face de moi. J’ai dû bredouiller un truc sur la porte de la rue qu’il fallait bien claquer pour la verrouiller quand il m’a regardée en riant et en me disant, oui, je sais, vous me l’avez déjà dit ! Ah oui, je lui avais dit, il y a déjà un mois, puisque j’étais montée à l’étage et que j’avais discuté avec lui… C’était donc lui le cannibale censé effrayer les vieux du premier ! 

Il va venir changer notre plan de travail, il n’habite pas loin, il a de la famille à Montauban, ça lui permettra de voir ses neveux, c’est ce qu’il nous dit. 

On a pris son numéro de téléphone. On lui a dit, à bientôt, et on est allés se jeter sur le canapé, accablés. 

On s’est dit que c’était peut-être un fils de boat people.  

On s’est dit que c’était peut-être un adopté. 

On s’est dit que c’était le carreleur immonde qui nous faisait peur. 

On ne savait plus quoi se dire. 



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire