jeudi 10 mars 2022

Dans la boue d’un champ, une poussette rose

©Vadim Ghirda


  Les photos de guerre ont souvent cette qualité effrayante d’être belles. 
  Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, j’ai devant mes yeux les regards hagards de soldats américains sous le feu du Vietnam, le fusillé de Robert Capa, l’exécution d’un rebelle viet cong dans une rue de Saïgon, la petite fille fuyant les attaques au napalm, The falling man du 11 septembre, l’homme seul, debout face aux chars de la place Tiananmen, le drapeau russe hissé sur le Reichstag à Berlin, Allende sur les marches du palais de la Moneda et tant d’autres photos que dans les agences de presse, on appelle photos icônes. 
  Est-ce l’urgence de la photo en temps de guerre qui donne à l’image cette beauté effarante ? Est-ce notre lecture qui se laisse submerger par l’émotion et ne laisse plus place à aucune critique qui passerait pour indécente ?
  Et pourtant, elles sont belles et époustouflantes les photos que je regarde ces derniers jours. 
  Derrière les vitres embuées des trains en partance de Kiev, des visages d’enfant apparaissent nimbés d’innocence et d’interrogation. 
  Des vêtements drapés sur des épaules affaissées, des corps ramassés sur des sièges semblent sortir du tableau d’un maitre flamand. 
  Des mains qui se quittent et se rencontrent pour un dernier adieu plaqué sur la vitre d’un train bleu et jaune. 
  Dans la boue d’un champ, une poussette rose portée par des soldats casqués à l’avant-bras ceint d’un brassard jaune. Cette photo-ci hante mes nuits. C’est celle-ci qui est imprimée dans mon cerveau et qui me tourmente.
  Je ne vois pas l’enfant dans la poussette et je n’imagine pas qu’il y soit. La mère de l’enfant marche derrière, son bébé dans ses bras, serré contre elle. Elle suit la poussette rose et les soldats qui l’aident à franchir le champ boueux dans lequel la poussette ne peut plus rouler.
   Sur cette photo, je n’ai remarqué qu’une seule chose, le paquet de vêtements qui est coincé dans le panier métallique sous la poussette. C’est un sac transparent avec une fermeture à glissière comme nous en possédons tous pour ranger nos affaires, celles que l’on met de côté pour la saison suivante, celles que l’on conserve pour l’enfant suivant.
  Toutes les affaires du bébé sont dans ce sac, toute sa vie est là, exposée à notre regard dans un sac transparent. 
  J’ai imaginé sa maman enfournant la layette dans ce sac transparent et le plaçant dans le panier, là même où elle déposait le sac du goûter avec le biberon et les biscuits lorsqu’elle partait promener son bébé. 
  Cette image et son cortège d’images induites m’ont projetée dans une putain de douleur.
  Une douleur de mère. 


 


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