Mercredi dernier, le 9 mars, l’hôpital pédiatrique de Marioupol et sa maternité ont été bombardés.
Rien que cette phrase et on se dit, ça suffit, on n’en peut plus. Sauf que ça ne fait que vingt jours que la guerre en Ukraine a débuté et que les seuls qui ont le droit de dire qu’ils n’en peuvent plus, ce sont les Ukrainiens.
Nous, on ne peut pas.
Je vais faire une diversion, une déviation pour les anglophones, j’aime le mix de ces deux mots semblables et différents.
Il y a à ce propos de l’émotion que l’on aurait le droit d’exprimer ou pas, une ambiance particulièrement déplaisante qui consisterait à dire que, si l’on n’a rien dit pour la Syrie, on a donc juste le droit de se taire pour l’Ukraine. Ce raisonnement laisse sous-entendre que nous serions sélectifs dans nos émotions et par conséquent, racistes.
Le raccourci arrive à toute allure.
À tous ceux qui se sont permis de venir me le dire et à ceux qui le disent à tout va, je voudrais déjà leur répondre, mais qu’est-ce que vous en savez si je ne me suis pas indignée pour la Syrie ? Et je leur dis aussi qu’il n’y a malheureusement pas que la Syrie, mais que l’on peut y ajouter, le Rwanda, le Mali, l’Afghanistan, la Géorgie, la Biélorussie, le Yémen, l’Éthiopie et beaucoup d’autres guerres contemporaines, dont personne n’a rien à foutre.
Je n’ai pas parlé du Sri Lanka, car j’entends déjà : « Elle nous ramène encore le Sri Lanka sur le tapis ! » Oui, trente années d’une guerre qui n’a soucié personne, qui n’a pas soulevé l’indignation, une guerre que tout le monde a oubliée, pour ceux qui s’en sont inquiétés un jour. Je n’ai jamais imaginé reprocher ce désintérêt à qui que ce soit : c’était loin, tout le monde a oublié la violence de cette guerre qui a mis en place le procédé des attentats suicides avec ceintures d’explosifs, qui a bien fait école depuis.
Nous, nous étions concernés et parfois en plein dedans.
Je n’oublierai jamais le jour — c’était la nuit — où j’ai vu Simon sortir de la voiture et avancer face aux fusils mitrailleurs, les bras écartés et les mains ouvertes. Nous avions oublié l’heure du couvre-feu. Ce jour-là, j’ai eu la terreur de ma vie, j’ai manqué de courage, j’ai dit à Simon « Vas-y tout seul, j’ai trop peur… »
J’y repense souvent, j’ai honte de l’avoir laissé marcher seul face aux fusils.
Alors, cette solidarité envers l’Ukraine soumise à un contrôle, à une sorte de pass militant, elle m’exaspère. Personne n’a à contrôler notre zone d’émotion ni à la juger.
Sur les images de ce jour terrible du bombardement de l’hôpital pédiatrique de Marioupol, il y avait des personnes ensanglantées aux regards perdus, des enfants qui pleuraient et l’énorme cratère d’un missile.
Il y a l’image d’une femme que l’on transporte sur une civière, elle est jeune, elle a la main posée sur le bas de son gros ventre.
Il y a l’image d’une femme en pyjama qui descend un escalier, un sac en plastique à la main, visage en sang, son gros ventre en avant.
Ces deux images, une fois que l’on a réussi à faire abstraction de l’horreur qui s’en dégage, ont en commun l’ambiance d’un quotidien cocasse qui me poursuit.
Les pois du tissu rose vif sur lequel repose la jeune mère à l’agonie et les pois du pyjama de la jeune mère qui descend l’escalier de la maternité en ruines ont le parfum d’un Dysneyland indécent sur le champ de bataille d’une putain de guerre.
Aujourd’hui, nous savons que la jeune mère agonisante qui reposait sur le rideau à pois rose vif est morte. Son bébé qu’elle protégeait de sa main est mort lui aussi.
Aujourd’hui, nous savons que la jeune mère en pyjama à pois a accouché d’une petite fille.
Elle l’a appelée Veronika.
C’était invraisemblable.
Ça m’a rendue heureuse.
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