lundi 14 mars 2022

Naissance et mort en Ukraine



Mercredi dernier, le 9 mars, l’hôpital pédiatrique de Marioupol et sa maternité étaient bombardés. 
Rien que cette phrase et on se dit, ça suffit, on n’en peut plus. Sauf que ça ne fait que vingt jours que la guerre en Ukraine a commencé et que les seuls qui ont le droit de dire qu’ils n’en peuvent déjà plus, ce sont les Ukrainiens. Nous, on ne peut pas en avoir marre. 

Je vais en profiter pour faire une diversion, une déviation pour les anglophones, j’aime le mix de ces deux mots semblables et différents.   
Il y a à ce propos de l’émotion que l’on aurait le droit d’exprimer ou pas, une ambiance particulièrement déplaisante sur les réseaux sociaux et qui consiste à dire que l’on n’a rien dit pour la Syrie et qu’on a donc juste le droit de se taire pour l’Ukraine, cette réflexion laissant sous-entendre que nous serions sélectifs dans nos émotions et par conséquent racistes. 
Le raccourci arrive à toute allure. 
À tous ceux qui se sont permis de venir me le dire et à ceux qui le disent à tout va, je voudrais déjà leur répondre, mais qu’est-ce que vous en savez si je ne me suis pas indignée pour la Syrie ? Et je leur dis aussi qu’il n’y a malheureusement pas que la Syrie, mais que l’on peut ajouter, le Rwanda, le Mali, l’Afghanistan, la Géorgie, la Biélorussie, le Yémen, l’Éthiopie et beaucoup d’autres guerres contemporaines, dont personne, n’a rien à foutre. Je n’ai pas parlé du Sri Lanka, car j’entends déjà dire, elle nous ramène encore le Sri Lanka sur le tapis ! Oui une guerre de trente années qui n’a soucié personne, qui n’a pas soulevé l’indignation, que tout le monde a oubliée – pour ceux qui s’en sont inquiété un jour –, mais je n’ai jamais imaginé reprocher ce désintérêt à qui que ce soit, c’était loin et tout le monde a oublié la violence de cette guerre qui a inauguré les attentats suicides avec ceintures d’explosif qui ont bien fait école depuis. Nous, nous étions concernés et parfois en plein dedans. Je n’ai pas oublié le jour, plutôt la nuit sur la route, où j’ai vu Jno sortir de la voiture et avancer face aux fusils mitrailleurs, les bras écartés et les mains ouvertes. Nous avions oublié l’heure du couvre-feu. Ce jour-là, j’ai eu l’effroi de ma vie, j’ai manqué de courage et j’ai dit à Jno, vas-y tout seul, j’ai trop peur. J’y repense souvent, surtout en ce moment, j’ai honte de l’avoir laissé y aller seul. 

Alors cette solidarité envers l’Ukraine soumise à un contrôle, à une sorte de pass militant, elle m’exaspère. Personne n’a à contrôler notre zone d’émotion ni à la juger. 
Ça m’avait tellement perturbée que vendredi dernier, j’ai passé la moitié de la séance chez ma psy à lui demander de me rassurer quant à l’échelle variable de mon émotion angoissée, je lui ai parlé de la poussette rose et du sac transparent aux vêtements bourrés à l’intérieur et cela m’a ramenée aux images de la maternité bombardée le mercredi précédent. 
J’en profite – je profite beaucoup aujourd’hui – pour dénoncer LCI qui dès l’annonce du bombardement a trouvé malin de jouer les experts en nous disant qu’il ne fallait pas s’emballer et que rien ne prouvait que ces images étaient la réalité d’un bombardement et qu’il fallait se montrer prudent. Ils commentaient sur un ton badin, en prenant des poses et en jouant les spécialistes militaires, des images sur lesquelles on voyait des personnes ensanglantées aux regards perdus, des enfants qui pleuraient et l’énorme cratère d’un missile. Quelques jours plus tard, je pourrais dire que j’ai presque honte pour ce genre de journalistes.

Sur les images de ce jour terrible parmi les jours épouvantables, je n’ai pas oublié deux images. 
La première image est celle d’une femme que l’on transporte sur une civière, elle est jeune, elle a la main posée sur le bas de son gros ventre. 
La deuxième image est celle d’une femme en pyjama qui descend un escalier, un sac en plastique à la main, visage en sang son gros ventre en avant. 
Ces deux images une fois que l’on a réussi à faire abstraction de l’horreur qui s’en dégage ont en commun un côté burlesque qui me hante. Chaque fois que je regarde ces photos je ne vois que les pois du tissu rose vif sur lequel repose la jeune mère à l’agonie et les pois du pyjama de la jeune mère qui descend l’escalier de la maternité en ruines. 
Comme le parfum d’un Dysneyland indécent sur le champ de bataille d’une putain de guerre. 
Immédiatement la désinformation russe a tweeté que les mères étaient des comédiennes maquillées de faux sang, affublées de faux ventres. Juste pour sourire, imaginons un instant le casting que les services secrets ukrainiens auraient organisé, ainsi que la séance de maquillage pour la mise en scène devant les caméras. 
Parfois, j’ai quand même envie de ricaner.  
Aujourd’hui, nous avons appris que la jeune mère agonisante sur le rideau à pois et son bébé sont morts. 
Aujourd’hui nous avons appris que la jeune mère en pyjama à pois a accouché d’une petite fille. 
Elle l’a appelée Veronika. 
C’est encore ma putain d’émotion que je ne sais toujours pas maîtriser, mais ça m’a fait plaisir. 




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