jeudi 24 mars 2022

Histoire de table

 


  

  Nous déménageons et, depuis deux mois, nous trions nos affaires. 
  Nous nous sommes séparés de beaucoup de choses inutiles qui n’allaient plus avoir leur place dans le nouveau logement. On a revendu ce que l’on pouvait revendre, car nous avons besoin d’argent et on a donné ce qui n’avait pas trouvé preneur. 

  Il restait une table qui n’intéressait personne, alors on a demandé à Emmaüs de passer la récupérer. 

  Le gros manque de chance, c’est qu’il y a des travaux dans une maison voisine et que notre rue est barrée depuis plus d’une semaine, et ce, pour encore des semaines. Cela n’est jamais arrivé depuis plus de quatre ans que nous habitons ici et ça arrive pile quand on déménage. Ça n’est pas trop grave, on a prévenu le déménageur que, lundi prochain, il devrait faire une marche arrière pour repartir. 

  Je reviens à Emmaüs, dont le passage était prévu pour ce matin et qu’il a fallu aussi prévenir que notre rue était barrée, mais qu’ils pouvaient quand même venir chercher notre table. On n’a pas trop insisté sur la marche arrière qu’ils seraient obligés de faire. 

  Hier, il a fallu prendre notre courage pour descendre la table au rez-de-chaussée, car Emmaüs demande que l’on dépose les meubles dans la rue. 
  On a commencé par le plateau en verre que l’on est parvenu à transporter au bas de notre escalier en colimaçon sans le briser. 
  Ensuite, on s’est occupé de toute la structure en métal qui était hyper lourde et qui tournait à peine dans la cage d’escalier dont on essayait de ne pas labourer les murs en pensant au futur propriétaire qui a quand même payé quelques centaines de milliers d’euros et auquel on ne veut pas laisser une cage d’escalier en ruine. 

  On y est arrivé. 
  On s’est jeté sur le canapé pour récupérer. 
  Simon en boîte encore. 
  Mais on y est arrivé. 

  Ce matin, on s’est levé tôt pour sortir la table dans la rue. Simon ne voulait pas louper Emmaüs et il ne m’a pas laissé le temps de m’habiller, j’ai fait la manipulation en pyjama. 
  Ce coup-ci, c’était assez simple, une distance très courte sur du plat. 
  Et c’était fini, on pouvait de nouveau se jeter sur le canapé. 

  Simon est parti à la boulangerie, il boitait toujours. 

  Quand il est rentré cinq minutes plus tard, la baguette sous le bras, il m’a dit : 
  « La table n’y est plus ! Tu as vu le camion d’Emmaüs ? 
  — Non, je n’ai rien vu. »

  Et là, on s’est regardés, chacun dans un profond questionnement et Simon m’a dit
  « Je vais voir. »

  Il est parti dans la rue, toujours en boitant. Moi, je le suivais, toujours en pyjama. 
  Il est rapidement entré dans la cour intérieure de la maison en travaux, celle qui est la cause de la rue barrée. Je suis arrivée sur ses talons pour découvrir notre table qui trônait au milieu de la cour. 
  Les trois types qui étaient dans la cour, à côté de la table, ont eu l’air surpris par notre arrivée imprévue. On leur a demandé ce que faisait notre table dans leur cour et on leur a expliqué qu’ils nous l’avaient volée, qu’elle ne leur était pas destinée, qu’elle était devant chez nous pour Emmaüs. 

  Leur réponse a été époustouflante : 
  « Vous ne l’aviez pas étiquetée ! » 

  On a essayé de leur dire que ça ne nous serait pas venu à l’idée de mettre une étiquette précisant qu’il ne fallait pas voler la table, mais en vain. 
  L’un des trois, qui semblait être le chef du chantier, avait décidé que nous avions tort. Le type de raisonnement dont nous avons l’habitude, nos politiques nous ont bien entraînés à avoir tort.  
  Malgré notre entraînement, j’ai néanmoins senti se profiler, les limites d’un basculement en leur faveur. Je me suis vue en pyjama et pantoufles à pompons et Simon, qui boitait toujours, c’était compliqué, comme on dit. 
  Mais il devait nous rester un semblant de dignité, car ils ont rapidement capitulé et ont conclu : 
  « Elle n’était pas étiquetée, mais on va vous la rendre. »

  Il est plus probable qu’on avait dû leur faire pitié.  

  Ils ont empoigné notre table et ils ont refait le trajet dans la rue, Simon et moi en tête de procession, l’un qui boite et l’autre en pyjama et pantoufles à pompons. 

  Depuis son balcon, la voisine qui ressemble à la Jeanine de Reiser n’en a pas loupé une miette. 

  Une heure plus tard, Emmaüs passait récupérer notre table et repartait en marche arrière.

lundi 14 mars 2022

Naissance et mort en Ukraine


  Mercredi dernier, le 9 mars, l’hôpital pédiatrique de Marioupol et sa maternité ont été bombardés. 
  Rien que cette phrase et on se dit, ça suffit, on n’en peut plus. Sauf que ça ne fait que vingt jours que la guerre en Ukraine a débuté et que les seuls qui ont le droit de dire qu’ils n’en peuvent plus, ce sont les Ukrainiens. 
  Nous, on ne peut pas. 
  Je vais faire une diversion, une déviation pour les anglophones, j’aime le mix de ces deux mots semblables et différents.   
  Il y a à ce propos de l’émotion que l’on aurait le droit d’exprimer ou pas, une ambiance particulièrement déplaisante qui consisterait à dire que, si l’on n’a rien dit pour la Syrie, on a donc juste le droit de se taire pour l’Ukraine. Ce raisonnement laisse sous-entendre que nous serions sélectifs dans nos émotions et par conséquent, racistes. 
  Le raccourci arrive à toute allure. 
  À tous ceux qui se sont permis de venir me le dire et à ceux qui le disent à tout va, je voudrais déjà leur répondre, mais qu’est-ce que vous en savez si je ne me suis pas indignée pour la Syrie ? Et je leur dis aussi qu’il n’y a malheureusement pas que la Syrie, mais que l’on peut y ajouter, le Rwanda, le Mali, l’Afghanistan, la Géorgie, la Biélorussie, le Yémen, l’Éthiopie et beaucoup d’autres guerres contemporaines, dont personne n’a rien à foutre. 
  Je n’ai pas parlé du Sri Lanka, car j’entends déjà : « Elle nous ramène encore le Sri Lanka sur le tapis ! » Oui, trente années d’une guerre qui n’a soucié personne, qui n’a pas soulevé l’indignation, une guerre que tout le monde a oubliée, pour ceux qui s’en sont inquiétés un jour. Je n’ai jamais imaginé reprocher ce désintérêt à qui que ce soit : c’était loin, tout le monde a oublié la violence de cette guerre qui a mis en place le procédé des attentats suicides avec ceintures d’explosifs, qui a bien fait école depuis. 
  Nous, nous étions concernés et parfois en plein dedans. 
  
  Je n’oublierai jamais le jour — c’était la nuit — où j’ai vu Simon sortir de la voiture et avancer face aux fusils mitrailleurs, les bras écartés et les mains ouvertes. Nous avions oublié l’heure du couvre-feu. Ce jour-là, j’ai eu la terreur de ma vie, j’ai manqué de courage, j’ai dit à Simon « Vas-y tout seul, j’ai trop peur… » 
  J’y repense souvent, j’ai honte de l’avoir laissé marcher seul face aux fusils. 
  
  Alors, cette solidarité envers l’Ukraine soumise à un contrôle, à une sorte de pass militant, elle m’exaspère. Personne n’a à contrôler notre zone d’émotion ni à la juger. 
  
  Sur les images de ce jour terrible du bombardement de l’hôpital pédiatrique de Marioupol, il y avait des personnes ensanglantées aux regards perdus, des enfants qui pleuraient et l’énorme cratère d’un missile.
  Il y a l’image d’une femme que l’on transporte sur une civière, elle est jeune, elle a la main posée sur le bas de son gros ventre. 
  Il y a l’image d’une femme en pyjama qui descend un escalier, un sac en plastique à la main, visage en sang, son gros ventre en avant. 
  Ces deux images, une fois que l’on a réussi à faire abstraction de l’horreur qui s’en dégage, ont en commun l’ambiance d’un quotidien cocasse qui me poursuit.
  Les pois du tissu rose vif sur lequel repose la jeune mère à l’agonie et les pois du pyjama de la jeune mère qui descend l’escalier de la maternité en ruines ont le parfum d’un Dysneyland indécent sur le champ de bataille d’une putain de guerre. 
  Aujourd’hui, nous savons que la jeune mère agonisante qui reposait sur le rideau à pois rose vif est morte. Son bébé qu’elle protégeait de sa main est mort lui aussi.  
  Aujourd’hui, nous savons que la jeune mère en pyjama à pois a accouché d’une petite fille. 
  Elle l’a appelée Veronika. 
  C’était invraisemblable. 
  Ça m’a rendue heureuse.

jeudi 10 mars 2022

Dans la boue d’un champ, une poussette rose

©Vadim Ghirda


  Les photos de guerre ont souvent cette qualité effrayante d’être belles. 
  Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, j’ai devant mes yeux les regards hagards de soldats américains sous le feu du Vietnam, le fusillé de Robert Capa, l’exécution d’un rebelle viet cong dans une rue de Saïgon, la petite fille fuyant les attaques au napalm, The falling man du 11 septembre, l’homme seul, debout face aux chars de la place Tiananmen, le drapeau russe hissé sur le Reichstag à Berlin, Allende sur les marches du palais de la Moneda et tant d’autres photos que dans les agences de presse, on appelle photos icônes. 
  Est-ce l’urgence de la photo en temps de guerre qui donne à l’image cette beauté effarante ? Est-ce notre lecture qui se laisse submerger par l’émotion et ne laisse plus place à aucune critique qui passerait pour indécente ?
  Et pourtant, elles sont belles et époustouflantes les photos que je regarde ces derniers jours. 
  Derrière les vitres embuées des trains en partance de Kiev, des visages d’enfant apparaissent nimbés d’innocence et d’interrogation. 
  Des vêtements drapés sur des épaules affaissées, des corps ramassés sur des sièges semblent sortir du tableau d’un maitre flamand. 
  Des mains qui se quittent et se rencontrent pour un dernier adieu plaqué sur la vitre d’un train bleu et jaune. 
  Dans la boue d’un champ, une poussette rose portée par des soldats casqués à l’avant-bras ceint d’un brassard jaune. Cette photo-ci hante mes nuits. C’est celle-ci qui est imprimée dans mon cerveau et qui me tourmente.
  Je ne vois pas l’enfant dans la poussette et je n’imagine pas qu’il y soit. La mère de l’enfant marche derrière, son bébé dans ses bras, serré contre elle. Elle suit la poussette rose et les soldats qui l’aident à franchir le champ boueux dans lequel la poussette ne peut plus rouler.
   Sur cette photo, je n’ai remarqué qu’une seule chose, le paquet de vêtements qui est coincé dans le panier métallique sous la poussette. C’est un sac transparent avec une fermeture à glissière comme nous en possédons tous pour ranger nos affaires, celles que l’on met de côté pour la saison suivante, celles que l’on conserve pour l’enfant suivant.
  Toutes les affaires du bébé sont dans ce sac, toute sa vie est là, exposée à notre regard dans un sac transparent. 
  J’ai imaginé sa maman enfournant la layette dans ce sac transparent et le plaçant dans le panier, là même où elle déposait le sac du goûter avec le biberon et les biscuits lorsqu’elle partait promener son bébé. 
  Cette image et son cortège d’images induites m’ont projetée dans une putain de douleur.
  Une douleur de mère.