© Katerina Kovaleva - 123RF |
Les personnages, les fruits et les
situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des
personnes ou des fruits et leurs descendants ou des situations existantes ou
ayant existé ne saurait être que fortuite.
J’ai passé mon enfance et une grande partie de ma vie
d’adulte à regarder des gens manger des pastèques sans savoir quel gout pouvait
avoir ce fruit. Je me souviens de ces années d’envie et de questionnements sans
réponse puisque même adulte j’ai continué pendant de longues années à m’interdire
d’y gouter. L’interdit est parfois long à franchir ou tout bêtement à oublier,
je suis restée formatée pendant des années à l’idée que la pastèque n’était pas
un fruit pour moi.
Ce fruit n’est pas un fruit pour moi car c’est un
fruit pour prolétaire.
Voilà, c’est dit parce que c’est ce qu’on me disait quand j’étais petite fille et
que je réclamais une part de pastèque lorsque nous étions en vacances. Dans les
années soixante, j’ai le souvenir de ce fruit sur les plages de Palavas les
flots ou d’Argelès sur mer, des visions de familles entières croquant dans ces
croissants rouges aux bordures vertes. Ces images sont intactes dans mes
souvenirs car les couleurs fonctionnent parfaitement, c’est le fruit aux couleurs
complémentaires exactes qui parfois s’offre même le luxe d’un léger trait blanc
venant cercler le bord vert avant la rencontre avec la chair carmin et qui
incarne la perfection que l’on n’oserait imaginer mais que la nature, elle s’est
autorisée.
L’été sur les plages et dans les campings toute la France
mangeait des pastèques sauf nous et surtout moi qui en avais tant envie.
Lorsque je réclamais une part de pastèque sans doute
timidement mais sans me lasser, j’avais droit à un éventail de réponses dont je
me souviens et qui aujourd’hui m’étonnent encore.
«Quand on croque dedans, le jus coule et tu vas t’en
mettre partout » Donc, ils avaient testé et gouté puisqu’ils savaient que
le jus allait couler partout … Cette réponse-là me donnait encore plus envie d’en
manger puisqu’il y avait du jus qui coulait partout et que ce jus était surement
délicieux.
Il y avait une autre réponse qui était : «Ça n’a
aucun gout, les gens qui en mangent se sont fait avoir par l’aspect de la
pastèque. Ils en ont eu envie parce qu’elle a des couleurs attrayantes mais c’est
tout. Les gens sont des imbéciles, ils pensent que c’est bon parce qu’il y a de
jolies couleurs ». Cette réponse je l’avais déjà eue dans les fêtes
foraines pour les pommes d’amour : « les gens se sont fait avoir parce
que c’est beau mais c’est simplement une pomme crue trempée dans du sirop rouge ».
Nous, nous étions une famille éclairée qui ne se fait
pas avoir par l’apparence trompeuse et nous n’achetions donc ni pastèque, ni
pomme d’amour. Enfin, c’était eux qui n’en achetaient pas car moi, j’en aurais
bien mangé de ces fruits interdits.
Un jour, il y a eu une réponse qui résumait tout :
« Ce sont des gens populaires et pas très distingués qui mangent de la
pastèque. » Les « pas très distingués », j’ai vite compris en
grandissant que c’était une manière détournée de parler de la classe
prolétaire, ceux que nous côtoyions à
Palavas les Flots ou au camping d’Argelès sur mer parce que nous n’avions pas
le fric pour passer nos vacances à Arcachon ou à La Baule. Est-ce que des vacances
à Arcachon ou à La Baule m’aurait épargnée la vision de vacanciers mangeant des
pastèques, celles-ci étant prétendument réservées à la classe prolétaire ou
est-ce que le spectacle de gens distingués dégustant des pastèques à Arcachon
ou à La Baule m’aurait enfin autorisée à gouter au fruit défendu ?
Comme nous ne fréquentions que les plages de Palavas
et d’Argelès, je n’ai pas de réponse autre que : « La pastèque est un
fruit de prolo ».
Je suis devenue adulte et mère de famille sans jamais
avoir mangé de pastèque, ce qui prouve que tout est possible et qu’on peut s’en
sortir puisque entre temps j’avais même épousé un homme qui mangeait des pastèques
mais c’était d’une logique terrifiante car l’homme mangeur de pastèque était
prolétaire. Tout se vérifiait, tout donnait raison à l’interdit familial qui
plus tard (bien plus tard) m’avait amenée à la réflexion suivante : Ils
avaient peut-être peur de devenir prolo en mangeant des pastèques …
Je me retrouvais donc avec un homme mangeur de
pastèque qui ne comprenait pas pourquoi je n’achetais jamais de pastèque. Il m’a
demandé maintes fois si je n’aimais pas, si je ne supportais pas et je sentais
bien qu’il aurait eu envie d’en manger mais qu’il s’en tenait à mes
non-réponses puisque je m’interdisais d’en acheter. J’étais restée bloquée sur
cette idée de fruit sans intérêt qui nous bernait avec ses couleurs
complémentaires. Je n’étais pas une mouche qu’on attrape avec du sucre et je n’étais
pas une mouche du peuple non plus, je passais devant les pastèques la tête
haute et fière.
Il s’est passé des années de tentations auxquelles j’ai
courageusement résisté et durant lesquelles j’ai privé mon homme et mes enfants
de pastèques.
Des années de vie sans pastèque jusqu'au voyage dans
le Kurdistan.
Je me souviens des montagnes vertes sur les marchés d’Urfa,
je me souviens de ces disques rouges carmin bordés d’un filet blanc et d’un
cercle vert foncé, je me souviens de la rencontre avec les Kurdes de Van et de
ma première pastèque, ce premier croissant vert et rouge qu’ils
m’ont offert et que j’ai porté à ma bouche en ayant l’impression de franchir
tous les interdits du monde.
Ce sont eux qui m’ont appris à cracher les pépins loin
devant moi en visant le rivage du lac de Van, ce sont eux qui m’ont appris la
liberté du fruit défendu, la fraicheur de la pulpe et le jus qui coule sur le
menton.
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