samedi 12 mai 2018

Le fruit interdit

© Katerina Kovaleva - 123RF

Les personnages, les fruits et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des fruits et leurs descendants ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. 

À Pasa. 

J’ai passé mon enfance et une grande partie de ma vie d’adulte à regarder des gens manger des pastèques sans savoir quel gout pouvait avoir ce fruit. Je me souviens de ces années d’envie et de questionnements sans réponse puisque même adulte j’ai continué pendant de longues années à m’interdire d’y gouter. L’interdit est parfois long à franchir ou tout bêtement à oublier, je suis restée formatée pendant des années à l’idée que la pastèque n’était pas un fruit pour moi.
Ce fruit n’est pas un fruit pour moi car c’est un fruit pour prolétaire.
Voilà, c’est dit parce que c’est ce qu’on me disait quand j’étais petite fille et que je réclamais une part de pastèque lorsque nous étions en vacances. Dans les années soixante, j’ai le souvenir de ce fruit sur les plages de Palavas les flots ou d’Argelès sur mer, des visions de familles entières croquant dans ces croissants rouges aux bordures vertes. Ces images sont intactes dans mes souvenirs car les couleurs fonctionnent parfaitement, c’est le fruit aux couleurs complémentaires exactes qui parfois s’offre même le luxe d’un léger trait blanc venant cercler le bord vert avant la rencontre avec la chair carmin et qui incarne la perfection que l’on n’oserait imaginer mais que la nature, elle s’est autorisée.
L’été sur les plages et dans les campings toute la France mangeait des pastèques sauf nous et surtout moi qui en avais tant envie.
Lorsque je réclamais une part de pastèque sans doute timidement mais sans me lasser, j’avais droit à un éventail de réponses dont je me souviens et qui aujourd’hui m’étonnent encore.
«Quand on croque dedans, le jus coule et tu vas t’en mettre partout » Donc, ils avaient testé et gouté puisqu’ils savaient que le jus allait couler partout … Cette réponse-là me donnait encore plus envie d’en manger puisqu’il y avait du jus qui coulait partout et que ce jus était surement délicieux.
Il y avait une autre réponse qui était : «Ça n’a aucun gout, les gens qui en mangent se sont fait avoir par l’aspect de la pastèque. Ils en ont eu envie parce qu’elle a des couleurs attrayantes mais c’est tout. Les gens sont des imbéciles, ils pensent que c’est bon parce qu’il y a de jolies couleurs ». Cette réponse je l’avais déjà eue dans les fêtes foraines pour les pommes d’amour : « les gens se sont fait avoir parce que c’est beau mais c’est simplement une pomme crue trempée dans du sirop rouge ».
Nous, nous étions une famille éclairée qui ne se fait pas avoir par l’apparence trompeuse et nous n’achetions donc ni pastèque, ni pomme d’amour. Enfin, c’était eux qui n’en achetaient pas car moi, j’en aurais bien mangé de ces fruits interdits.
Un jour, il y a eu une réponse qui résumait tout : « Ce sont des gens populaires et pas très distingués qui mangent de la pastèque. » Les « pas très distingués », j’ai vite compris en grandissant que c’était une manière détournée de parler de la classe prolétaire, ceux que nous côtoyions  à Palavas les Flots ou au camping d’Argelès sur mer parce que nous n’avions pas le fric pour passer nos vacances à Arcachon ou à La Baule. Est-ce que des vacances à Arcachon ou à La Baule m’aurait épargnée la vision de vacanciers mangeant des pastèques, celles-ci étant prétendument réservées à la classe prolétaire ou est-ce que le spectacle de gens distingués dégustant des pastèques à Arcachon ou à La Baule m’aurait enfin autorisée à gouter au fruit défendu ?
Comme nous ne fréquentions que les plages de Palavas et d’Argelès, je n’ai pas de réponse autre que : « La pastèque est un fruit de prolo ».

Je suis devenue adulte et mère de famille sans jamais avoir mangé de pastèque, ce qui prouve que tout est possible et qu’on peut s’en sortir puisque entre temps j’avais même épousé un homme qui mangeait des pastèques mais c’était d’une logique terrifiante car l’homme mangeur de pastèque était prolétaire. Tout se vérifiait, tout donnait raison à l’interdit familial qui plus tard (bien plus tard) m’avait amenée à la réflexion suivante : Ils avaient peut-être peur de devenir prolo en mangeant des pastèques …
Je me retrouvais donc avec un homme mangeur de pastèque qui ne comprenait pas pourquoi je n’achetais jamais de pastèque. Il m’a demandé maintes fois si je n’aimais pas, si je ne supportais pas et je sentais bien qu’il aurait eu envie d’en manger mais qu’il s’en tenait à mes non-réponses puisque je m’interdisais d’en acheter. J’étais restée bloquée sur cette idée de fruit sans intérêt qui nous bernait avec ses couleurs complémentaires. Je n’étais pas une mouche qu’on attrape avec du sucre et je n’étais pas une mouche du peuple non plus, je passais devant les pastèques la tête haute et fière.
Il s’est passé des années de tentations auxquelles j’ai courageusement résisté et durant lesquelles j’ai privé mon homme et mes enfants de pastèques.

Des années de vie sans pastèque jusqu'au voyage dans le Kurdistan.
Je me souviens des montagnes vertes sur les marchés d’Urfa, je me souviens de ces disques rouges carmin bordés d’un filet blanc et d’un cercle vert foncé, je me souviens de la rencontre avec les Kurdes de Van et de ma première pastèque, ce premier croissant vert et rouge qu’ils m’ont offert et que j’ai porté à ma bouche en ayant l’impression de franchir tous les interdits du monde.
Ce sont eux qui m’ont appris à cracher les pépins loin devant moi en visant le rivage du lac de Van, ce sont eux qui m’ont appris la liberté du fruit défendu, la fraicheur de la pulpe et le jus qui coule sur le menton.

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