samedi 26 novembre 2016

La baleine blanche était noire.


Ce billet est dédicacé à mon fils Dylan.

On ne saura jamais si David Hamilton était coupable des viols dont il est accusé par des femmes qui ont témoigné contre lui, puisque ce matin nous avons appris qu’il s’est suicidé.
Et ce qui est terrible c’est que nous ne saurons jamais et que pour ces femmes, la justice ne sera jamais rendue et qu’elles vont sentir le doute planer pour le reste de leurs jours.
Je n’en sais rien moi-même quant à la culpabilité ou non de cet homme.
Je sais que je n’aime pas ses photos que je trouve très malsaines et que la liberté des années 70 et 80 ne peut fournir aucun alibi pour ces images.
C’est ce que j’avais écrit il y a quelques semaines quand Flavie Flament avait fait ses déclarations à la presse et c’est ce que j’ai de nouveau écrit ce matin à l’annonce du suicide de David Hamilton.

Rien n’a changé pour moi et je m’en serais tenue à ces mots si je n’avais lu des propos mettant en cause les parents des jeunes filles et leur responsabilité quant à ce qui avait pu arriver à leurs filles respectives. Des propos affirmant que les parents sont coupables.

Si nous sommes sensibles Jean-Noël et moi à ce type de commentaires, c’est que nous nous sommes trouvés il y a environ 30 ans dans la peau de ces parents.
J’avais eu l’occasion d’en parler publiquement avec Dylan qui avait lui aussi livré ses souvenirs.
L’époque des années 80 était sans doute bien différente et nous étions moins méfiants, moins informés, moins protecteurs et bien plus naïfs.
Une association Nantaise « La baleine blanche » proposait alors  d’emmener des enfants pour une année de vie sur un bateau autour du monde. Nous avions eu connaissance de ce projet associatif par Libé qui leur avait consacré un long et élogieux article qui nous avait mis en totale confiance.
C’était aussi très à la mode et dans l’esprit de « Libres enfants de Summerhill ».
Nous avons alors proposé à Dylan qui devait avoir 13 ans environ, de partir avec eux. La machine s’est rapidement mise en marche avec l’accord du chef d’établissement pour l’année scolaire à venir et nous avons contacté les responsables de l’association pour inscrire Dylan à ce tour du monde.
Je ne me souviens plus exactement de tous les détails de ce projet mais je garde à l’esprit notre enthousiasme et notre fierté à voir notre fils y  participer.
Il était prévu que les enfants soient sélectionnés par l’association avant le départ.
Je crois aussi me souvenir que ce stage d’immersion de trois jours a eu lieu dans le sud de la France, peut-être les Cévennes … Dylan doit se souvenir.
Nous avions donc emmené notre fils à ce stage et l’avions laissé pour ces trois jours.
J’ai sans doute dit ou fait sentir à Dylan qu’il ne faisait aucun doute pour moi qu’il serait sélectionné. Je le voyais déjà sur le pont du voilier de La Baleine Blanche…
Et puis nous sommes revenus le récupérer à l’issu de ce stage de sélection.
Nous avons été reçus par le président de l’association, un homme d’une trentaine d’années, qui nous a dit que notre fils n’avait pas passé les sélections.
Je n’ai pas de souvenirs précis de cet entretien qui remonte à maintenant trente ans, mais je sais que je n’avais aucune sympathie pour cet homme que nous avions déjà rencontré et dont je n’arrivais pas à cerner la personnalité. À ce moment-là, j’ai pensé que finalement, c’était peut-être mieux de conclure ainsi.
Nous sommes rentrés chez nous (Grenoble à l’époque) et Dylan ne disait rien à l’arrière de la voiture. Tassé et enfermé dans son mutisme.
Je pensais qu’il était déçu et plus tard il m’a dit : - J’avais peur de vous avoir déçus.
Et puis on n’en a plus parlé.
On a oublié car dans le fond ce n’était pas si important que ça pour nous les parents.
Il y a quatre ou cinq ans, je vois qu’une chaine de télé diffuse un documentaire sur l’association de La Baleine Blanche et je me dis : - Tiens, on va voir ce qu’ils sont devenus.
Et j’ai vu l’horreur sous mes yeux. Jean-Noël a vu aussi.
Le documentaire ne racontait pas l’épopée joyeuse d’une douzaine d’enfants faisant le tour du monde sur deux voiliers mais les abus sexuels dont ils avaient été victimes dans le huis clos d’un bateau …
Soudain nous réalisions vers quoi nous avions précipité notre enfant.
La honte nous a saisis au souvenir de nos espoirs à voir Dylan partir en mer avec eux, la honte d’avoir eu envie de nous sentir fiers que notre enfant soit choisi.
La nuit a été longue avant que je ne puisse en parler avec Dylan et lui demander s’il savait, ce qu’il savait et ce qui avait pu se passer pendant le stage de sélection. 
Dylan m’a raconté que lors du stage, il avait bien senti qu’il ne ferait pas l’affaire et qu’il était mis de côté. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a compris ou pas pendant ces trois jours.
Je l’écoute me parler et me raconter trente ans plus tard que oui, il a su ce qui se passait sur les bateaux. Il avait eu l’occasion de rencontrer un des enfants sélectionnés qui lui avait parlé.
À nous ses parents, il n’a jamais rien dit, rien lâché pendant trente ans.
Il me dit que lorsque nous sommes venus le rechercher au stage, il avait eu peur de nous décevoir.
Des enfants arrivés à l’âge adulte ont porté plainte et il y a eu procès et condamnation du Président de l’association.
Nous, Jean-Noël et moi, parents responsables, ne comprenons toujours pas comment nous avons pu aller jeter notre enfant dans la gueule du loup, dans les mains du prédateur sexuel.
Nous sommes tout à fait conscients qu’à l’époque nous aurions été heureux et fiers que notre fils parte sur un voilier de La Baleine Blanche.
Nous sommes toujours ébranlés de réaliser qu’il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne soit embarqué dans un drame.
Nous avions été mis en confiance par une presse enthousiaste, par l’ambiance d’une époque libre.
Nous savons que ce jour-là, nous n’avons pas su mesurer le risque et que sans doute on peut nous qualifier de parents inconscients.
Aujourd’hui, je n’ai eu de cesse de regretter et de le dire à Dylan, de lui expliquer comment nous avions pu nous faire embarquer dans autant d’escroquerie.
Aujourd’hui je n’ai de cesse d’y repenser et de demander pardon à Dylan pour notre désinvolture.
Nous n’avons jamais cherché à dire que nous avions eu raison.
Aujourd’hui où j’entends que ce sont les parents des enfants abusés qui sont responsables et coupables, j’avais besoin de raconter une nouvelle fois cette sale aventure.

Ce sont les escrocs et les prédateurs sexuels qui sont coupables.
Les enfants sont abusés, leurs parents le sont aussi.

vendredi 11 novembre 2016

Médecins charlatans, je vous hais.




  Ce billet est dédié aux milliers de femmes victimes des implants vaginaux. 
  Grâce à l’action des femmes victimes regroupées en collectif, nous avons obtenu que la pose des implants soit réglementée par un arrêté. « Arrêté du 22 septembre 2021 encadrant la pratique des actes associés à la pose d’implants de suspension destinés au traitement du prolapsus des organes pelviens chez la femme par voie chirurgicale haute en application des dispositions de l’article L. 1151-1 du code de santé publique »
  
  Au début, on fait confiance, on se remet entre les mains d’un chirurgien qui promet de vous réparer. C’est une vraie confiance, celle de sa propre vie que l’on va abandonner pour quelques heures, que l’on va confier à l’homme de science.
  Et comme on a toujours confiance, on le revoit ensuite pour lui dire ce qui ne va pas, ce qui pourrait aller mieux, ce qui ne tourne pas vraiment parfaitement comme on l’aurait espéré et comme il l’avait promis.
  C’est ce qui m’est arrivé il y a sept ans avec un chirurgien urologue de Toulouse, un médecin qui a une réputation comme on dit.
  Je l’avais consulté pour un problème de vessie. Un prolapsus dans le langage médical. Il est fréquent qu’un prolapsus se produise après une grossesse ayant donné naissance à un gros bébé. J’avais aussi fait beaucoup de danse, ce qui avait aggravé mon problème.
  Dès le premier rendez-vous avec le chirurgien, qui est un homme sec et imbu de sa personne, je me sens mal à l’aise. Je ne ressens aucun bon feeling avec lui, mais je ne sais pas pourquoi je n’ai pas le courage de m’opposer et j’accepte tout ce qu’il me demande et me propose. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu tout permettre, sans doute l’humiliation que je ressentais à exposer mon intimité à cet homme antipathique. Je voulais que tout soit réparé au plus vite et en terminer.
  Il est alors assez malin pour me dire qu’il ne peut pas me certifier que je ne serai pas incontinente après l’intervention sur la vessie (qui s’appelle une promontofixation) alors que je n’ai jamais souffert d’incontinence, mais qu’il serait sage que j’opte dès maintenant pour qu’il intervienne aussi sur l’urètre en y posant ce qu’on appelle une bandelette sous-urétrale. (je tiens à être précise et juste dans le vocabulaire pour que ça puisse aussi servir à d’autres femmes.) Je me souviens bien lui avoir demandé si on ne pouvait pas puisque les résultats des examens jugeaient mon risque d’incontinence minime. Mais il m’a répondu qu’il faudrait attendre plusieurs mois pour réintervenir et a agité le spectre terrorisant de l’incontinence et a ainsi arraché mon consentement.
  À partir de cet été 2009, la machine infernale a démarré.
  Les infections, les douleurs.
  Après la double intervention, je suis retournée consulter le grand urologue hautain et il m’a dit que je ne faisais pas ce qu’il fallait et c’est là que la culpabilité s’est mise en route quand il m’a demandé si je pensais bien à boire suffisamment et que j’ai entendu parler pour la première fois de la Canneberge. LA Canneberge était la solution à mes problèmes infectieux.
  Après m’avoir collé une bonne dose de culpabilité et ses conseils cannebergeux, il m’a renvoyé à mon médecin traitant en me demandant de ne plus venir le déranger pour mes petits soucis d’infections.
  C’est celui que je vais appeler le chirurgien massacreur.
  
  Sur ces sept années cauchemardesques qui se sont écoulées, je crois que j’ai vécu les épisodes les plus ubuesques de ma vie de patiente.
  J’ai rencontré de gentils médecins, de vilains gourous, des médecins dépassés, des médecins incompétents, des voleurs aussi, des faux soignants dangereux, j’ai vu de tout. Je les ai, pour la plupart du temps, subis…
  
  Je me souviens du jeune médecin de Sri Lanka, si beau, qui me recevait dans une grande salle où seul un bout de tissus nous séparait de la salle d’attente grouillante de familles qui venaient pendant la consultation passer la tête derrière le rideau pour me regarder. Ce jeune médecin parlait un anglais parfait, mais qui me demandait beaucoup de concentration, car mon vocabulaire médical n’est pas très étendu. Je me souviens de son masque qui protégeait sa bouche et laissait passer un regard clair incroyable. Je me vois accrochée à ses yeux pour comprendre ses mots en anglais quand, soudain, il comprend que sa bouche me manque pour lire l’anglais sur ses lèvres. Il abaisse son masque. 
  Quand j’étais revenue le voir quinze jours plus tard, toujours dans le même état d’infection, il avait baissé son masque dès mon entrée derrière le rideau de consultation. Avec le peu d’éléments que je pouvais lui communiquer et le peu de moyens qu’il avait (rien), il m’avait dit que mon problème était sérieux et qu’il fallait que je revoie le chirurgien à mon retour en France. Et il m’avait bourré d’antibiotiques le temps de mon long séjour srilankais.
  C’était le gentil, lui. Et le beau aussi.
  
  Le médecin Indien que j’ai consulté plus tard et plusieurs fois était moins beau, moins jeune. Nettement moins séduisant. Mais il m’a considérée et soignée lui aussi le temps de mon séjour en Inde. Il fallait, pour le consulter, accepter la crasse ambiante et la proximité avec les brancards sur lesquels étaient allongés malades et mourants. C’est depuis que je sais que je préfère voir un mort qu’un mourant, c’est beaucoup moins angoissant. Il parlait peu (à part de son pote Chirac) et je ne sais pas ce qu’il me donnait comme traitement, vu que tous les comprimés étaient en vrac dans un sac en papier.
  Lui, c’est le médecin compétent à qui il ne faut rien demander, mais qui s’est montré efficace pour m’éviter le rapatriement sanitaire.
  
  Dans la série des gourous, je crois avoir vu le pire au printemps dernier, quand, à bout de force, j’ai tenté l’étiopathie.
  Je me suis retrouvée face à un homme jeune habillé d’une veste en coton de sergé bleu avec son nom brodé sur la poche de poitrine. L’allure d’un boucher charcutier avorté.
  Je lui expose mon problème d’infection et, dès le départ, il s’en fout totalement. Il m’explique que j’ai un problème avec les hommes et que si ce n’est pas avec mon homme c’est avec mon père et qu’il faut que je lui parle. Je lui dis que mon père est mort. Il me dit : « Peu importe, il faut que vous parliez avec les morts. »
  Il m’a conseillé de me lâcher un peu. Là, franchement, je n’ai pas compris.
  Je lui ai glissé comme j’ai pu que les sectes, ce n’était pas mon truc et il m’a répondu que c’étaient les psychologues et les psychiatres qui étaient dangereux.
  Ce fou furieux m’a parlé une heure durant laquelle il a quand même fait un semblant des quelques gestes que l’on est en mesure d’attendre d’un étiopathe. Il m’a soudain fait peur, il déballait son discours comme un prédicateur et je suis repartie avec une liste de médiums à contacter, délestée de cinquante euros et terriblement soulagée quand il a ouvert la porte de sortie et que j’ai alors réalisé qu’elle avait été verrouillée par ses soins à mon arrivée.
  Lui, c’est le gourou dangereux et pas sympa.
  
  Dans la série des autres gourous, parce que, quand on est désespéré, on tente toutes les voies thérapeutiques, même les plus irrationnelles possibles, j’en ai vu un qui m’a conseillé de boire tous les matins à jeun du jus de céleri et d’éviter les yaourts. Il avait bien envie de m’interdire tout laitage et tout gluten, mais il avait anticipé que ce n’était pas trop ma cup of tea que j’aime bien avec du lait et accompagnée de tartines beurrées.
  Ce gourou-là était nettement plus intelligent et m’a fait moins peur que l’étiopathe garçon boucher-charcutier.
  Lui, c’est le gourou gentil et pas trop dangereux.
   
  Rien ne changeait quant à mon état de santé puisque j’étais toujours nourrie aux antibiotiques.
  Quand je revenais un peu à la raison, je revenais aussi vers la médecine traditionnelle, notre bonne allopathie.
  Un jour de crise sans doute encore plus alarmante que les précédentes, mon médecin généraliste, maintenant très dépassé par la situation, m’a suppliée de retourner voir un urologue. Le souvenir laissé par le grand connard chirurgien réputé (le massacreur) ne me donnait pas envie de retourner le voir, alors j’ai pris rendez-vous avec un de ses confrères dans une clinique privée de Toulouse. Le choix s’est porté sur ce dernier simplement parce que le délai de rendez-vous était raisonnable.
  Le jour du rendez-vous, je me suis retrouvée face à un homme sautillant et hilare. Je lui raconte le problème qui m’amène vers lui. C’est le moment désagréable, devoir aborder ces histoires de vessie, de pipi, d’infections, de tous ces mots dont nous ne sommes pas libérés et que la pudeur nous fait enfermer au plus profond de nos entrailles, là où nous les condamnons à se terrer.
  Il m’écoute et puis se lance dans un grand discours de moral à l’adresse de je ne sais qui d’ailleurs, puisqu’il me reproche de prendre des antibiotiques. « Une vraie connerie », me dit-il. Il continue ses gesticulations et me dispense un grand cours d’anatomie en me sortant des planches illustrées qu’il me met sous le nez pour me montrer comment je suis faite. Je lui rétorque qu’à mon âge, je connais très bien mon anatomie. Il me répond que ce que je ne sais pas c’est que mon problème est très féminin et que je souffre du « syndrome de la caravane du tronc du cou ». Je reste interloquée comprenant le sens de sa contrepèterie salace et vulgaire et ne réponds rien. Il insiste et me demande si je sais ce que c’est qu’une contrepèterie… Oui, je sais et j’ai compris, c’est bon. Il me répond que j’ai donc compris que mon problème d’infection n’est pas un problème, c’est simplement que je suis une femme.
  Je suis repartie en pleurant sur le parking.
  Celui-là c’est l’incapable vulgaire et misogyne.
  Celui que je convoquerai quelques mois plus tard à s’expliquer devant ses pairs.
  Je ne suis jamais retournée le consulter et c’est aussi à partir de ce jour-là que j’ai décidé de ne plus voir d’urologue homme.
  
  Mais où sont les femmes ??
  Ben, il n’y en a pas. Ou si peu.
  J’en repère une à Toulouse et, quelques mois plus tard, je vais la consulter.
  Malheureusement pour moi, elle travaille dans la même clinique que le connard du paragraphe précédent, le chef de la caravane du trou, alors, quand j’arrive devant elle et qu’elle regarde l’écran de son ordi, elle voit immédiatement que j’ai déjà consulté son associé et elle demande des explications. Je lui raconte sa vulgarité sans oser parler de la caravane.
  On a ses petites pudeurs toujours enfouies au creux de ses entrailles.
  Elle, par contre, n’est pas opposée à l’idée de me nourrir aux antibiotiques et elle me prescrit un menu complet pour les six mois à venir.
  Et me voilà partie pour la batterie d’examens que je me suis engagée à faire auprès de mon médecin et aussi envers moi-même, car je veux savoir.
  Cela fait quand même un bout de temps que j’ai une idée de ce qui m’arrive. Internet est au bout de mes doigts depuis bien longtemps et je sais consulter et fouiller le web. Pas les forums qui ne m’apprendront pas grand-chose, sinon à aller flirter avec les gourous, mais les publications, les vraies informations qui sont parfois en anglais. Et ces publications me disent que jamais il ne faut poser cette bandelette sous-urétrale en même temps qu’une promontofixation de la vessie, surtout si la patiente ne présente aucun risque d’incontinence. Ces publications me disent aussi que le risque de ces bandelettes est de les poser trop serrées. Et je sais bien que c’est exactement ces recommandations que le connard initial n’a pas respectées.
  Dès la deuxième rencontre avec mon urologue femme, je vois qu’elle a changé. Elle me fuit, me fait l’examen (cystoscopie) à toute allure et me parle en regardant le mur pour ne pas croiser mon regard.
  Je comprends qu’elle ne fera rien pour moi.
  Lors de notre dernière rencontre pour l’ultime examen, j’ai en face de moi une femme fuyante qui ne veut plus entendre et surtout pas prendre position. Elle me lâche seulement qu’elle n’aurait pas eu ce geste chirurgical, mais qu’il y a sept ans, lui, il pouvait l’avoir. Cette phrase est toujours aussi mystérieuse pour moi.
  Elle établit son diagnostic final, tout va bien, ma vessie, mon urètre. Sauf que j’ai des infections ! Et c’est un peu le point final. Elle veut surtout que je débarrasse le plancher et que je ne fasse pas de vague, me propose une intervention pour desserrer la bandelette tout en ajoutant : « De toute manière, vous ne voulez pas d’opération », alors que je n’ai rien dit. 
  Je pars. C’est ce qu’elle veut, que je dégage.
  Elle, c’est la merdeuse carriériste. (Celle aussi qui m’a dit  : « Mais c’est où Bénarès ? »)
  
  J’ai continué à dévaliser les rayons de produits de médecine douce (le rayon s’appelle : confort urinaire de la femme, pour celles qui le cherchent) à la découverte du flacon de gélules miracles, affrontant des vendeuses imbues de leur pseudosavoir thérapeutique et qui me sermonnent : « La vessie c’est le siège des émotions, vous devriez réfléchir et vous questionner au plus profond de vous-même sur les émotions que vous retenez, que vous censurez. » 
  Mais je vous emmerde les connasses du New Age ! Laissez-moi espérer que vos placébos vont me guérir et, surtout n’intervenez pas, je risquerais de ne plus y croire.
  
  J’ai continué de plus belle à m’accrocher au mur des chiottes en pissant des pelotes d’épingles.
  J’ai passé des après-midis, vautrée sur le canapé du salon, ma tablette dans les mains à attendre que l’antibio salvateur me calme.
  Je me suis forcée à aller à des vernissages, à assurer des stages, à faire de la présence à des expos.
  Je me suis imposé un visage souriant et avenant pour me persuader que tout allait bien, puisque c’est ce qu’on me disait.
  J’ai affronté d’un sourire bienveillant (celui-là, j’allais le chercher bien loin, vers le château de Forlointain) tous ceux qui me disaient que j’avais de la chance, que j’avais tout dans ma vie rêvée, le fric (ah bon ?), le mec (ah oui !), les enfants (oui, mes chéris), la famille (non !), le physique (c’était avant), la chance (c’est quoi ?) et la santé (c’est là qu’il ne faut pas rire, surtout, et continuer à faire le sourire commercial et bienveillant).
  Il y a eu ce jour, où, dans un très grand salon à l’étranger, terrassée par la douleur, je cherchais un endroit discret pour me dissimuler entre deux cimaises et peinais à reprendre mon souffle. Deux « admiratrices » qui avaient fait le déplacement pour me rencontrer me cherchaient et m’ont dénichée. J’ai pu participer à une conversation cordiale pendant quelques minutes, mais j’ai dû mettre fin à notre échange lorsqu’elles m’ont invité à les accompagner pour leur faire une visite commentée de l’exposition. Cela aurait été un peu comme de demander à une aveugle de vous faire traverser un boulevard et je me suis excusée poliment, prétextant que j’étais simplement très fatiguée.
  La semaine suivante, j’ai eu droit à un règlement de compte en règle sur les réseaux sociaux : je m’étais comportée d’une manière méprisante à leur égard, n’ayant même pas eu quelques instants à leur consacrer, elles qui avaient fait le voyage pour me rencontrer.
  J’ai régulièrement droit à ce type de commentaires. Les entendre, c’est énervant, les lire, c’est violent.
  Là, ce sont les connasses et les connards tout court.
  
  Je me souviens aussi de ce soir dans une rue de Pondichéry où la douleur a été si violente que je ne pouvais plus marcher. Il ne restait pourtant que cinq-cents mètres à parcourir pour arriver chez nous. Je m’asseyais sur les marches des entrées de maison pour me reprendre et tenter de faire quelques pas. J’ai fini par dire à Simon : « Si tu allais chercher la moto, je pourrais monter dessus, ça sera moins fatigant pour toi que de me porter. »
  
  Chaque fois qu’une crise recommence, je culpabilise, cherchant quelle erreur j’ai bien pu faire pour que ça revienne encore. Parfois, le répit n’est que de cinq jours entre deux prises d’antibio et parfois pas de répit du tout quand l’antibio se fait battre par la bactérie. Et il se fait battre de plus en plus souvent.
  
  Il y a mon médecin généraliste. Lui, c’est celui que je pourrais appeler : le gentil dépassé. Et j’essaie de ne pas lui en vouloir, car il est vraiment dépassé et n’a plus les compétences. Je lui pardonne ses erreurs et même celle de ne pas avoir relu l’antibiogramme et de m’avoir prescrit un antibiotique inefficace qui m’a valu de me retrouver en pleine infection au milieu de la campagne du Perche.
  Lui, c’est mon refuge, mais je sais qu’il est dépassé. Faut juste le savoir.
  
  Cet été, à force d’en avoir marre et de me sentir devenir une handicapée, j’ai pris la décision de consulter de nouveau un urologue. J’avais réfléchi aux paramètres pour le choisir et surtout LA choisir. Il fallait que ce soit une femme et qu’elle soit loin de Toulouse pour échapper à la sphère d’influence du chirurgien massacreur de Toulouse et qu’elle exerce dans le public. (j’ai entraperçu les malhonnêtetés financières du privé, je ne veux pas continuer à les financer.) La distance importait peu et heureusement, car il n’y a presque pas de femmes urologues. Les hommes ont gardé ce secteur de la santé pour eux. (Pour les prostates, c’est sans doute mieux.)
  Je l’ai trouvée au CHU de Nîmes. Je suis arrivée à lire quelques informations sur elle et j’ai pris rendez-vous.
  Cette femme à l’abord très froid dans les couloirs s’est révélée immédiatement très professionnelle et humaine derrière son bureau. Elle m’a rappelé celle que j’appelle Flore, mon oncologue de la noire époque. La concentration, le regard planté dans le mien et l’intelligence qui déborde.
  Elle écoute et j’ai l’espoir qu’elle comprenne.
  Elle me demande de continuer la série d’examens et elle sait que je vais hésiter. Elle a l’intelligence de ne pas se faire insistante et de me laisser mon libre arbitre. C’est sans doute là qu’elle a commencé à marquer un point décisif.
  Pourtant, ce qu’elle va me demander n’est pas simple.
  Elle a besoin de savoir si je vide ma vessie correctement, et ce, sur plusieurs jours. Il va donc falloir que je mesure ce que j’urine et ensuite ce qui reste dans la vessie. Et pour « le reste », il faut me sonder. Ça s’appelle « un calendrier mictionnel » (toujours pour écrire les mots justes).
  Elle m’explique en me montrant les petites sondes.
  Il faut que je trouve quelqu’un à Toulouse qui m’apprendra le geste.
  Et ensuite, je reviens la voir et elle pratiquera d’autres examens.
  Tout est simple, tout est balisé.
  Sauf que de retour à Toulouse, il faut que j’apprenne ce fameux « geste » pour me sonder.
  Mon médecin généraliste est plus dépassé que jamais.
  Les infirmières que j’appelle ne veulent pas s’occuper de moi.
  C’est une sage-femme qui acceptera de me recevoir et de me montrer et surtout de m’encourager. Elle doit avoir mon âge et le look de Marianne Faithfull. Elle est formidable.
  C’est le seul mot que je trouve pour la qualifier.
  Elle me dit qu’elle ne peut pas faire grand-chose de plus que de me montrer et qu’ensuite je serai seule avec « le geste », mais que je peux lui téléphoner et revenir quand je veux si je ne me sens pas prête.
  Elle, c’est la sage-femme formidable.
  
  Je trouve sur internet un petit film d’animation qui explique et montre toutes les étapes du « geste » pour se sonder et je le regarde en boucle durant plusieurs jours.
  J’ai fini par me lancer.
  Installation de folie dans la salle de bain. Petit tabouret, cuvette, miroir, éclairage spot ikéa sur bras souple fixé sur le radiateur, sonde à la main j’y suis allée. Courageusement. Dans le petit trou. C’est ce qu’ils disaient sur Internet.
  Huit fois par jour pendant trois jours.
  Entre chaque huit fois, je peignais pour ne pas y penser. Et avant de me sonder, je récurais la peinture de mes mains, consciencieusement et professionnellement.
  Et les trois jours du « geste » sont passés.
  L’impression d’avoir gagné une bataille, d’y être arrivée.
  Je pouvais retourner au CHU de Nîmes pour la suite des examens.
  C’était mercredi dernier.
  C’est ce mercredi, où elle a entendu ma douleur au cours de l’examen, qu’elle a compris qu’il se passait quelque chose.
  Il y a eu le silence de plomb que je connais trop bien, ce silence annonciateur d’une mauvaise nouvelle qui, dans ces cas-là n’est jamais annoncée avec la moindre précaution, car le médecin est dans le même état de stupeur que vous, saisi par la soudaineté de sa découverte.
   Elle m’a dit : « Votre urètre est perforé, la bandelette le traverse. »
  Et puis elle a pris une multitude de photos avec la petite caméra qui était dans ma vessie, elle a aussi demandé à une infirmière de prendre son iPhone pour faire des photos de l’écran.
  Et puis c’est tout.
  La suite est à venir et elle est difficile à encaisser pour l’instant.
  Il faudra m’opérer une première fois pour enlever cette bandelette inutile et de surcroit mal posée qui m’a perforé l’urètre en essayant de ne pas faire trop de dégâts supplémentaires.
  Il faudra réparer l’urètre et c’est tout petit, un urètre.
  Les suites ne sont pas prévisibles… Il faudra sans doute réopérer pour encore réparer.
  Elle m’explique tout cela et je pleure.
  Elle me dit que je dois maintenant poser ma culpabilité et la laisser là, à Nîmes, car ce n’est pas à moi de me sentir coupable.
  Elle me dit que je ne peux pas repartir en Inde.
  Je comprends que mon intégrité physique est mise à mal par les conséquences de la faute, de l’erreur du chirurgien massacreur qui m’a fait de « la prévention ».
  Je comprends et c’est dur.
  C’est un aléa opératoire qui arrive dans 0,3 % des cas et qui est dû à un mauvais geste chirurgical. Et on ne saura jamais si j’avais besoin de cette intervention.
  Elle voit ma détresse et avance la main vers moi pour me dire qu’elle ne me laissera pas tomber et m’explique qu’il y aura toujours une solution et que, même si cette chirurgie est délicate et compliquée, ils la pratiqueront pour réparer.
  Je comprends qu’il aura fallu toutes ces années de souffrances, de traitements, de culpabilité, de bagarre, de larmes, de fatigue, de désespoir pour arriver enfin à ce diagnostic terrible, mais qui pose enfin les choses.
  Je comprends combien la souffrance et la détresse sont exploitables par tous les médecins incompétents et cupides, par les gourous de tout poil qui du fait de cette désertion d’une vraie médecine de terrain, ont trouvé un super terreau pour faire pousser leurs pompes à fric.
  J’ai failli y croire.
  C’est pour arriver à écrire cette conclusion que j’ai noirci ces pages, que j’ai raconté avec des mots vrais, que j’ai dénoncé avec clarté.
  Quand une intervention chirurgicale n’est pas du domaine de l’urgence, il faut se donner du temps et ne pas se forcer avec un chirurgien si le feeling ne passe pas.
  Il faut aller se faire soigner dans le public.
  Il ne faut pas se mettre entre les mains d’un gourou.
  Il ne faut pas croire au miracle et à l’adage qui dit qu’on guérit avec le moral. Merci Nani Moretti.
  
  Il faut parler avec les vrais mots et ne pas faire de périphrases comme : « Ma femme va avoir une petite intervention pour régler un petit problème féminin. » (je l’ai entendu plusieurs fois.) 
  Il n’y a pas de petite intervention chirurgicale et pas de petit problème féminin.
  On ne guérit pas et on ne se soigne pas avec la force de l’esprit et encore moins avec des escrocs.

mardi 18 octobre 2016

L'accident

L'homme mort. Edouard Manet
  

  C’était en juillet.
  C’était les vacances.
  Nous avions le projet d’aller passer trois semaines à Bristol en Angleterre chez des copains. Ils s’étaient exilés là-bas depuis déjà de nombreuses années et nous n’avions jamais fait la traversée pour aller les voir. Et cette fois-ci nous nous étions décidés. On irait au Pays de Galles chez Dylan-Thomas.
  Titania était du voyage avec nous, elle avait seize ans.
  On avait réservé la traversée Le Havre-Portsmouth et on prévoyait de traverser la France en prenant notre temps avec une étape à Poitiers.
  
  Sur le trajet de la première journée, nous nous sommes arrêtés à Oradour sur Glane. Je n’y étais jamais retournée depuis mon enfance. Mes parents devaient avoir eu la même intention que moi : faire un pèlerinage pendant les vacances. 
  C’est toujours aussi émouvant et déchirant et je prends conscience que, lorsque j’y suis venue la première fois, sans doute dans les années 60, cette tragédie n’était pas si ancienne que cela. Je pense que Titania est elle aussi sous le coup de l’émotion, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’en reparler avec elle, car la tragédie de l’histoire a laissé place, ce jour-là, à une tragédie du quotidien.
  
  Nous avions réservé un hôtel à quelques kilomètres au nord de Poitiers et, le soir, nous sommes allés faire un tour au centre-ville, puis chercher un petit resto pour dîner. Tout était plein à craquer dans cette petite ville et ce n’est pas sans peine que nous avions réussi à trouver une table dans une pizzéria.
  La serveuse était débordée. Elle est venue prendre nos trois commandes à l’arraché dans un brouhaha indescriptible, puis est repartie en courant. C’est à ce moment-là que Simon et moi rigolons et nous nous disons : « Mais elle ne nous a même pas demandé ce que nous voulions boire ! »
  En effet, elle est repartie si rapidement et semble si loin que nous hésitons à la rappeler. Alors, Simon attrape la carafe d’eau et lance : « Eh bien, nous dînerons à l’eau ! »
  Nous avons mangé nos pizzas, bu nos verres d’eau et nous sommes repartis en voiture rejoindre notre hôtel distant d’environ quinze kilomètres par la « deux fois deux voies » qui passe devant le Futuroscope.
  Il fait presque nuit noire, la voie rapide est mal éclairée.
  J’en fais la remarque à Simon, je lui dis : « C’est complètement glauque, on comprend que ce soit limité à 70 km/h. »
  Légèrement tournée sur ma gauche, je vois que le compteur kilométrique affiche bien les 70 km/h. De toute manière, je sais qu’il respecte toujours les limitations.
  Et puis, dans la minute qui a suivi, alors que je suis toujours légèrement tournée sur ma gauche, c’est arrivé.
  
  Je hurle.
  Je hurle le prénom de Simon.
  Je hurle : « Simon, Simon, Simon… »
  Sur la gauche de la voiture, j’ai vu surgir une ombre.
  Cette ombre est devenue une silhouette humaine en se rapprochant de nous.
  La silhouette qui se précipitait vers nous a eu un mouvement de recul. Un mouvement réflexe. 
  La silhouette a percuté le parechoc avant-gauche, a fait une grande pirouette en l’air et est venue se plaquer sur le pare-brise face à moi.
  Le pare-brise s’est déchiré en petits morceaux et j’ai soudain eu le visage de la silhouette sur mon visage.
  Un gros plan comme une sorte de prise de vue au grand angle projetée sur un écran cinémascope.
  Et puis la silhouette a disparu et la voiture s’est arrêtée.
  Et le silence s’est fait après le fracas de l’horreur.
  
  Je me suis retournée pour regarder Titania et j’ai croisé son regard terrorisé.
  J’ai pris mon téléphone dans mon sac et j’ai cherché à faire le 18. Je n’y arrivais pas, je ne voyais rien, je n’avais plus mes lunettes.
  Simon est venu, a ouvert ma portière et m’a dit : « Il vit encore. »
  Il a appelé les secours.
  Je suis sortie de la voiture et j’ai couru vers les voitures qui avaient stoppé derrière nous et je me souviens que j’étais incontrôlable.
  Je criais sur la route : « Venez nous aider, on vient de tuer un mec. Ne nous laissez pas seuls… »
  Je me précipitais vers les voitures et au moment où je m’agrippais à une portière, j’ai entendu le déclic du verrouillage automatique de la portière.
  Je n’oublierai jamais ce déclic en réponse à ma détresse.
  
  Et puis, quelques véhicules plus loin, un couple a ouvert sa portière et est venu vers moi pour me proposer leur aide. Je leur ai demandé de prendre en charge Titania, de rester à s’occuper d’elle pendant que nous attendions les secours.
   
  Je suis allée à l’avant de notre voiture pour savoir, pour essayer d’agir.
  Un homme est arrivé en même temps et il m’a dit : « ?Je suis pompier, je ne suis pas en service ce soir, mais je roulais sur la voie en face quand il y a eu le fracas de l’accident et j’ai traversé pour venir vous aider. »
  Il vient se pencher sur le corps disloqué de l’homme qui est étendu devant notre voiture.
  Je lui demande ce qu’il faut faire et il me répond : « Rien. »
  Et il prend son téléphone et je l’entends qui donne des ordres.
  Il me dit qu’il a demandé des secours en renfort.
  Je regarde l’homme au sol, Simon est accroupi à côté de lui. Je me dis que l’homme est en train de mourir.
  
  Le véhicule de la gendarmerie, les pompiers, les urgentistes, tout se met en route. 
  Les secours médicaux sont sur l’homme et la gendarmerie est avec nous.
  Les documents de la voiture… les questions… les tracés sur la route à la peinture rose fluo…
  Nous attendons sur le bord de la voie, totalement sidérés.
  
  Je vais voir les deux gendarmes et je leur dis qu’il faut faire un alcotest à mon mari. Ils me regardent presque un peu amusés par mon ordre, car c’est carrément un ordre que je viens de leur donner. Ils me répondent qu’on a le temps, qu’ils vont le faire.
  Mais ils ne le font pas, alors je retourne les voir pour leur dire qu’il faut faire cet alcotest sans tarder.
  Alors, ils posent un regard touchant sur moi et me demandent : « Pourquoi insistez-vous autant, Madame ? »
  Je leur dis : « Parce que c’est pour l’instant la seule chose qui pourra un peu soulager mon mari. Il n’a rien bu. »  
  Ils me répondent : « Nous le savons. Nous nous en sommes bien rendu compte et c’est pour cela que nous ne sommes pas pressés. »
  J’insiste : « S’il vous plait, faites-le tout de suite pour nous faire un peu de bien. »
  Ils l’ont fait. L’alcotest était à zéro. 
  
  La nuit s’est éternisée sur le bord de la voie rapide.
  Les étoiles pleuraient dans le ciel du Futuroscope.
  
  Les gendarmes nous ont ramenés à l’hôtel.
  On s’est allongés sur le lit en attendant que le soleil se lève et que le fourgon de la gendarmerie vienne nous rechercher pour les auditions.
  
  À chacun de nous trois, ils ont demandé sa version de l’accident.
  Mais il n’y avait pas grand-chose à expliquer.
  Un piéton qui traverse la voie rapide, ils avaient l’habitude. Ce n’était pas le premier à se faire faucher.
  Ils étaient gentils ces gendarmes, ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour nous réconforter.
  L’homme blessé était toujours vivant et était à l’hôpital de Poitiers en réanimation.
  La veille sur la route, ils avaient réussi à relancer son cœur.
  J’ai demandé aux gendarmes de me tenir au courant de son état de santé. 
  
  Nous sommes revenus à Toulouse.
  Une dizaine de jours plus tard, un gendarme m’a appelée et il m’a dit : « Madame, je viens vous dire que Monsieur M. a été débranché. »
  Je lui ai répondu : « Ah, super ?! C’est une bonne nouvelle. Il va mieux. » 
  Et il m’a dit : « Non, Madame. Débranché, ça veut dire qu’il est mort. »
  
  Le procureur de la République a classé l’affaire. Aucune charge n’était retenue contre le conducteur.
  
  Nous avons mis longtemps à reprendre pied.
  Pour chacun de nous trois, le traumatisme a été d’une violence inouïe. Les psys nomment cela le stress post-traumatique.
  Simon ne se souvenait plus du nom de ses employés et collaborateurs. Une mémoire vidée, lessivée.
  Je n’arrivais plus à formuler une phrase, je bégayais. J’ai bégayé longtemps. Et encore aujourd’hui.
  Je suis allée raconter à un psy.
  Titania pleurait en m’expliquant que l’absence de faute de la part de son père était à la fois pour elle un soulagement et une source d’angoisse. Elle me disait : 
  « Alors s’il n’a fait aucune erreur, ça veut dire qu’on ne peut pas éviter complètement un tel drame. Ça veut dire que, même si on est parfait, on peut être victime. C’est ça qui m’angoisse. » 
  Il aurait fallu que je la rassure, que je trouve quelque chose de réconfortant à lui répondre, mais c’était impossible, car c’était précisément la même chose qui m’angoissait. Savoir que l’on ne contrôle pas tout même quand on s’efforce d’avoir un comportement le plus exemplaire possible.
  
  Nous reparlons souvent de ce drame que nous avons partagé.
  Nous repensons à la serveuse pressée qui ne nous a pas demandé ce que nous voulions boire avec nos pizzas.
  Nous évitons d’envisager le scénario de la serveuse qui fait son job correctement et propose la carte des boissons.
  Un jour, Simon m’a avoué qu’il n’aurait jamais pu se pardonner d’avoir bu une simple gorgée de bière.
  Titania me dit qu’elle évite autant qu’elle le peut de rouler sur des voies rapides. Treize ans plus tard, son angoisse est toujours présente.
  Moi, je n’ai plus voulu conduire et ne touche un volant que par obligation.
  Je suis une passagère pénible.
  Simon sait qu’il doit rester à distance des véhicules qui nous précèdent, j’ai le cœur qui tape dès qu’un obstacle se rapproche du pare-brise.
  Il sait que j’appréhende les piétons sur le bord de la route. 
  Il sait qu’il n’y a rien à faire et que je passe les trajets à me mordre les joues.
  
  Cette nuit-là, il y a eu une fracture dans nos vies.
  Un homme a perdu la sienne contre notre voiture
  Et des étoiles se sont éteintes pour toujours dans notre vie.