mercredi 30 septembre 2015

C'était mon premier.



 
  Il a été le premier.
  Il s’appelait Thierry et avait trente ans quand nous l’avons connu. 
  Nous connaissions déjà Astrid, sa compagne que nous avions rencontrée quelques mois plus tôt lors d’un concert. Une fille atypique, un peu androgyne, un peu féministe, mais pas tant que ça, une fille attachante à l’accent du sud. Elle nous avait présenté Thierry, son compagnon, un garçon long et maigre, parfois barbu et un peu rouquin.
  Ils n’avaient pas d’enfants, je ne me souviens pas pourquoi et je ne me souviens même pas s’ils envisageaient d’en avoir, s’ils n’en voulaient pas, s’ils n’y arrivaient pas. Je ne sais plus parce que cela fait si longtemps maintenant que Thierry avait trente ans.
  Astrid et Thierry venaient très souvent nous voir dans notre maison des environs de Grenoble. Notre maison, qui était un peu adossée à la colline et qui, même si elle n’était pas bleue, reste accrochée à ma mémoire. Cette maison, où nos amis avaient table ouverte à l’année, alors que nous vivions les comptes dans le rouge.
  Thierry prenait nos fils dans ses bras et riait en les jetant en l’air. Il riait d’une bouche immense qui semblait vouloir dévorer.
  Nous nous retrouvions autour d’un plat fétiche : le gigot d’agneau. 
  En 1980, l’agneau venait des alpages de Castellane et des alentours et on ne se posait aucune question de traçabilité, on mangeait. Comme Thierry et sa bouche immense, on dévorait.
  On buvait, on riait, on était sûrement très cons comme on peut l’être entre vingt-trois et trente-cinq ans, insouciants et, si on avait des soucis, on savait les oublier. Des soucis qui ne nous mangeaient pas la vie.
  
  Un soir, Astrid et Thierry sont arrivés avec un cadeau. Ils nous avaient acheté un énorme couteau à découper. C’était pour le gigot, forcément. Ils voulaient sceller cette tradition du gigot qu’on ingurgitait à quatre en refaisant le monde. 
  
  Jamais plus je ne veux qu’on m’offre un couteau.
  Je ne suis pas superstitieuse, pas croyante. 
  J’appartiens à l’espèce la plus rationnelle et cartésienne qui soit, sauf pour les couteaux.
  
  À l’automne de 1978, Astrid et Thierry sont partis en vacances en Grèce avec leur Simca 1000 de rallye. C’est particulier ce genre de voiture et j’avais toujours une curiosité à l’égard de leur Simca 1000 que je voyais comme la cousine d’une R8 Gordini, celle qui avait les roues écartées qui se redressaient en roulant. Cela semble totalement ésotérique d’écrire cela, mais elles ont vraiment existé ces voitures dont les moteurs ne ronronnaient pas, mais hurlaient dans des sonorités aigües.
  Thierry aimait ce monde des rallyes et des courses, on peut dire qu’il roulait la caisse avec sa Simca rouge.
  Ils sont partis par l’Italie, la Yougoslavie… et ils nous ont envoyé une carte postale.
  Un soir, je trie le courrier, je suis en pleine crise de rangement. À cette époque de ma très jeune vie, je rangeais par période de crise. De longues semaines où je laissais tout s’entasser, s’empoussiérer, s’endormir et presque mourir et, soudain, une crise arrivait et je rangeais, je jetais, je nettoyais avec détermination.
  Ce soir-là nous étions en plein apogée de l’une de mes crises de rangement quand je tombe sur la carte postale d’Astrid et Thierry postée depuis la Grèce.
  Je l’ai à la main et je me dis, je me persuade : « Faut pas tout garder, faut trier. Ils reviennent la semaine prochaine », donc je balance la carte au feu. 
  
  Au moment où ma main pose la carte dans les flammes de la cheminée et que la carte se consume à toute vitesse, je pense : « ?Et si jamais ils ne revenaient jamais… ? »
  
  C’était fait. 
  La carte n’existait déjà plus alors que j’aurais voulu la reprendre.
  C’est là que mon souvenir devient une douleur insupportable et que j’ai honte d’avoir une telle douleur pour une simple carte postale.
  Cette foutue carte postale que j’ai jetée au feu me hante toujours.
  Je regrette mon geste.
  Je me demande si c’est mon geste qui a fait que…
  Je me demande si c’est mon geste qui m’a fait anticiper.
  Je me demande pourquoi j’ai voulu reprendre la carte.
  Je me demande si c’est ça, l’effet papillon…
  
  Quelques jours après ma crise de rangement, Simon me dit d’une traite et dans un souffle : « Au boulot, on raconte qu’il serait arrivé un truc à Astrid et Thierry. Ils parlent d’un accident et Thierry serait mort. »
  Et il me dit qu’il n’est pas certain, que ce sont des rumeurs, mais que, malgré tout c’est curieux, car ils n’ont repris le travail ni l’un ni l’autre. 
  Je me souviens que Thierry travaille pour un bureau d’études scientifiques et je retrouve le nom de la boite. Je cherche le numéro de téléphone, appelle et demande à parler à Thierry. 
  Je me dis que c’est la méthode la plus simple pour savoir et que, de toute manière, la secrétaire va me le passer. Je ne pense pas autrement. 
  La secrétaire me dit : « Qui êtes-vous ? » 
  Je réponds que je suis une amie et elle me dit : « Alors vous ne savez pas ? »
  Non, je ne sais pas, je ne sais rien, je ne veux rien savoir, car j’ai compris. 
  
  Thierry est mort, il n’est jamais revenu de Grèce.
  Un accident en Yougoslavie du côté de Zagreb. Il est mort et Astrid est blessée.
  Cela s’est passé il y a deux semaines.
  
  Et la carte que j’ai jetée au feu, c’était quand ?
  
  Je suis allée voir Astrid, qui avait été rapatriée et était hébergée par sa sœur.
  Elle était allongée dans un lit, livide. 
  Elle n’avait rien d’une blessée de la route.
  Je n’ai aucune expérience des urgences et services de traumatologie, mais je ne comprenais pas ce qui était arrivé à Astrid. 
  Je m’asseyais sur le bord de son lit et elle me racontait l’accident. Elle racontait mécaniquement et puis stoppait son récit et me disait qu’elle était fatiguée et que je devais repartir, la laisser. 
  Je suis revenue plusieurs fois pour écouter ce récit d’accident qui ne trouvait jamais sa fin.
  Un jour, le 9 octobre, le corps de Thierry est revenu en France et nous l’avons enterré. C’était le jour de la mort de Brel ce qui m’a permis de ne pas pleurer Brel.
  
  Le cimetière était plein de monde, le cercueil de Thierry totalement invraisemblable et inattendu. Un cercueil à l’allure orientale au couvercle un peu pointu et orné de cabochons colorés. 
  Direct arrivé de Yougoslavie.
  La cérémonie s’était terminée dans un recueillement dont je me souviens qu’il était empreint de chuchotements. 
  Un couple vient alors vers moi et me dit : « Vous êtes une amie de Astrid et Thierry ? Est-ce que vous savez ? Est-ce que vous savez que ce n’est pas un accident ? « 
  
  Non je ne sais pas, je ne sais rien. 
  Je comprends que c’est un accident de la route bizarre qui ne ressemblait pas à un accident.
  
  Je suis de nouveau retournée voir Astrid pour l’entendre encore me raconter son accident. 
  J’ai eu le courage de lui dire que je ne la croyais pas. 
  Astrid a su qu’elle pouvait me raconter la vraie histoire, la vraie tragédie qui s’était jouée un soir de septembre dans une banlieue de Zagreb.
  L’installation en fin de journée pour dormir dans la voiture garée dans un terrain vague. L’hôtel c’était cher et la voiture, ils avaient l’habitude de dormir dedans.
  Elle voit Thierry s’éloigner en marchant sur le côté. Il va pisser contre le muret qui borde le terrain. 
  Des hommes se jettent sur lui, dernière image.
  Elle se réveillera à l’hôpital. 
  On lui dira qu’elle a eu un accident.
  Que la voiture est partie à la casse. 
  Il n’y a plus d’effets personnels non plus…
  Même Astrid a été retrouvée sans aucun vêtement sur elle.
  
  Et Astrid se tait.
  Elle pleure.
  Elle me dit que plus jamais elle n’en parlera. 
  Que je ne dois plus lui poser de questions.
  C’est fini.
  On ne s’est jamais revues.
  
  Je suis rentrée dans ma maison, qui n’est pas bleue, mais qui est presque adossée à la colline et j’ai tout raconté à Simon. 
  
  Il m’a écoutée en me regardant plein d’effroi.
  Il a pris le grand couteau à découper le gigot d’agneau et l’a mis dans la poubelle.
  Il a allumé la radio pour faire du bruit et enlever le silence qui nous assassinait. 
  
  C’était Brel, c’était tout le temps Brel, tout le monde pleurait Brel. 
  Je n’avais pas eu le temps de pleurer Brel.
  Je pleurais Thierry.
  Thierry, c’était mon premier mort. 
  Mon immense premier grand chagrin.
  Juste après, il y a eu Monica.
  
  On n’oublie rien de rien
  On n’oublie rien du tout
  On n’oublie rien de rien
  On s’habitue c’est tout.
  

samedi 19 septembre 2015

Le dernier petit tour entre ses draps


Running Fence, Sonoma and Marin Counties, California, 1972-76 
Photo: Wolfgang Volz 
© 1976 Christo

  
  Je lui avais téléphoné complètement par hasard. Le doigt qui se trompe de nom sur la liste du smartphone et comme un acte manqué que j’avais peut-être toujours souhaité, je reconnais la voix de Marc.
  Trop tard pour annuler l’appel, je lui dis : « C’est moi, j’ai fait ton numéro par erreur. Et pour ne pas raccrocher, je me raccroche aux banalités et promets de le rappeler. »
  Sa voix est identique à celle que j’ai laissée au fond de décennies de souvenirs.
  Je l’ai rappelé plus tard comme je le lui avais promis, car j’avais senti qu’il avait cru à ma promesse et que peut-être il attendait mon appel. Il insiste et semble tellement tenir à ces retrouvailles que nous avons convenu de nous revoir rapidement.
  Mon planning m’amenait dans sa région, j’ai saisi le prétexte. Je voulais lui faire plaisir.
  Et immédiatement après, je me suis demandé comment j’allais avoir le courage de le revoir. J’avais laissé passer trop de temps et Marc avait atteint cette limite d’âge qui ne permet plus d’attendre, mais qui laisse place à tous les prétextes pour fuir cette foutue limite qui ne durera plus très longtemps.
  J’avais eu envie de cette rencontre pendant des années et, là, maintenant que cette rencontre se décidait se précisait, je n’en avais plus envie. J’avais peur.
  Nous avions décidé que je l’appellerais le jour même.
  Je l’appelle et je sens que Marc n’est plus aussi enthousiaste. Je suis là et il recule doucement. Il a un rendez-vous en début d’après-midi, il me dit : « Pas avant 18 h. » Et puis il me rappelle pour me dire : « Finalement, ne viens pas avant 18 h 30, je ne suis pas certain de pouvoir me libérer avant. »
  Pourquoi n’a-t-il pas mieux organisé cette rencontre qu’il m’avait presque supplié de lui accorder ? De quoi a-t-il peur ? Sans doute les mêmes craintes que les miennes, les années de silence, les années qui marquent nos visages et nos corps.
  Il a vingt ans de plus que moi et je l’ai quitté alors qu’il n’était déjà plus un jeune homme.
   Moi, j’étais encore une jeune femme et je suis persuadée que l’épreuve sera pour moi et non pour lui.
  
  Je suis au pied de son appartement et je lis sur la boite aux lettres qu’il vit toujours avec sa femme. Il est écrit : « M. et Mme ? ». Cela veut dire que Madame est toujours dans les lieux.
  Je me souviens bien de Madame, car nous avons été amies. Mais Madame était très méprisante avec toutes les femmes qui du moment qu’elles faisaient moins de 1 m 80 et pesaient plus de 55 kg, étaient forcément naines et obèses. Ce qui était mon cas, 55 kg c’était bien mon poids, mais pour seulement 1 m 67… Un peu juste pour Madame, qui ne cessait de me le faire savoir et de me le montrer et de se foutre à poil à la moindre occasion. 
  Le couple avait vite volé en éclats malgré la naissance d’une petite Solène. 
  Marc redeviendra célibataire.
  Ce « M. et Mme » inscrit sur la boite vient subitement démentir cette vie de célibataire.
  Madame est revenue ou Madame n’est jamais vraiment partie.
  Devant la boite aux lettres, j’espère seulement que Madame ne sera pas là ce soir, car j’ai trop entendu ses litanies de reproches haineux à l’égard de Marc, je ne me sens pas le courage de la revoir et de la regarder poliment et dans l’hypocrisie de la relation que j’ai eue avec Marc.
  Marc a ouvert la porte de palier, il est seul et il m’attend pour m’inviter à entrer dans cet appartement que je ne connais pas. Il a déménagé il y a une dizaine d’années.
  Je pose mon sac sur un canapé blanc qui est dans l’entrée et au moment où mon regard découvre et décrypte l’univers laiteux qui débarque sous mes yeux, Marc prononce une phrase que je n’entends pas tellement je suis abasourdie par les images que je vois et envahie par les images suggérées qui défilent.
  Tout est blanc, neigeux, nuageux, aseptisé, enveloppé, protégé.
  La grande pièce est emballée dans des draps blancs.
  Les lustres et lampes sont enveloppés dans des sacs en plastique transparent.
  
  Je pense à Christo.
  Je pense à une scène de théâtre.
  Je pense à un roman russe.
  Je pense à une salle blanche.
  Et je dis : « C’est quoi ???? »
  Et j’éclate de rire.
  
  Marc explique en bredouillant : « C’est pour protéger de la poussière, pour que ça ne se salisse pas. Elle est partie en vacances depuis le mois de juin et, quand elle part, elle fait comme ça. Ça lui donne moins de travail au retour. »
  J’éclate toujours de rire dans un fou rire sans fin parce que je ne sais plus quoi faire d’autre. C’est trop brutal.
  Oui, je me souviens que Madame était très maniaque et se shootait à l’aspirateur. Son addiction l’a conduite très loin.
  Je ne peux m’empêcher de dire à Marc : « Tu salis toujours autant ? »
  Il ne rit même pas et me répond sérieusement : « Non, ce n’est pas particulièrement moi, c’est la poussière normale. »
  Ah bon.
  Marc a gagné des années et a perdu de l’humour. Je me surveille.
  Nous nous asseyons sur les draps, presque dans les draps. 
  Il sort une bouteille de whisky et cette bouteille vient soudain me rassurer. 
  Je me raccroche aux souvenirs de ces nuits de beuveries et d’excès, lui, au whisky et nous et les autres, à toutes sortes d’autres substances. Tous en route vers des paradis artificiels qui nous collaient des maux de tête bien réels le lendemain.
  Ce soir, le whisky me rassure, le whisky me dit que rien n’a changé.
  Et tout a changé.
  Je sais que Marc a compris que je ne l’admirais plus, que je ne l’aimais plus. 
  Je le plains pour la douleur que je suis en train de lui faire et dans laquelle il restera empêtré toute la soirée.
  Les souvenirs défilent, les photos, les miennes sur l’écran de ma tablette, les siennes dans des pochettes photos fripées comme la vieillesse.
  Il s’excuse encore conscient de ce qu’il m’inflige.
  Je demande à Marc s’il a internet. Il me dit non. J’insiste en lui demandant si cela ne manque pas à leur fille Solène pour garder le contact avec ses parents. Il me répond : « Elle a renoncé. »
  La phrase est tombée. Même Solène a renoncé.
  Cela veut dire que je n’ai rien à dire, rien à insister.
  C’est zone blanche.
  J’avais déjà un peu senti la couleur de la zone avec les draps.
  Et je sens la tristesse et le désespoir qui me gagnent en m’enveloppant dans un grand drap.
  Je regarde Marc. Lui, il est totalement enveloppé, quasiment inatteignable.
  Il s’est réfugié dans la posture de l’étranger.
  Il ne veut plus que je me souvienne que je l’ai aimé.
  Et je me dis que c’est sûrement ce qu’il aura le mieux réussi ce soir.
  Il m’a forcée à l’oubli.
  C’est un étranger. Un autre. 
  Il n’est plus qu’un homme qui a renoncé à tout, même à ses souvenirs.
  Quand je suis repartie, je savais que nous ne nous reverrions jamais plus. 
  J’ai embrassé Marc, je lui ai dit : « J’ai aimé passer encore un peu de temps dans tes draps. »