samedi 15 novembre 2025

Déposer les armes

Sainte Agathe Francisco de Zurbaran 

DÉPOSER LES ARMES.


J’étais persuadée de ne jamais y remettre les pieds. Il y a dix ans, derrière son bureau, l’oncologue m’avait souri et m’avait dit que je n’avais plus à m’infliger de revenir en consultation à l’Oncopole, que je pouvais être suivie dans un cadre moins stressant, elle m’y autorisait. Je n’ai connu l’Oncopole que peu de temps, deux années qui m’ont suffi pour détester ce lieu. Avant, parce qu’il y avait eu un avant, je me rendais au centre-ville de Toulouse à l’institut Claudius Régaud, le CRAC qu’entre nous, nous ne nommions que par cet acronyme que nous prononcions « le craque » comme un code d’appartenance dont on était fiers de connaître les codes. On allait au craque, on était soigné au craque, c’était à la fois anonyme et affiché. L’Oncopole, ça fait pas pareil surtout quand on sait que dessous, c’est AZF.


J’avais fini par oublier ce lieu inhumain aux salles d’attente meublées de lignes de fauteuils en plastique enchainés les uns aux autres qui répercutent en écho les tremblements de nervosité de votre voisin de bout de chaine.
Je ne voulais plus me retrouver là où personne ne peut lancer un sourire rassurant à celle ou à celui qui croise votre regard, puisque nous avons tous la même pathologie, celle qui n’autorise qu’à se dévisager pour dire bon courage.


En octobre dernier, le mois qui est rose seulement pour ceux qui ne savent pas, j’avais passé ma main sur mon sein défoncé et j’avais senti un petit pois. Un petit pois dans un sein, ça n’existe pas. Simon avait senti le petit pois et m’avait confirmé qu’on ne pouvait pas faire pousser de petits pois dans un sein. Depuis, je suis revenue souvent rendre visite au petit pois que je sentais bien planté sur un territoire en pagaille.


Cette semaine, dans la pénombre d’une salle d’échographie, on m’a dit qu’il fallait retourner à l’Oncopole, qu’il fallait avoir un autre avis. Celui qui me l’a dit était moins affable que les autres années, il était soudain devenu beaucoup moins sympathique. En remettant mon pull, je me suis demandé combien de fois dans la journée, dans la semaine ou dans le mois, il devenait ainsi moins rassurant et par conséquent moins sympathique. Je me suis demandé si le soir, il inscrivait des croix sur un tableau pour chiffrer le nombre de coups de massue qu’il infligeait à ses patientes par ces seuls mots : il faut que vous revoyiez votre oncologue.
Ensuite, il ressort de la pièce et referme la porte. Il me laisse. Pour vous rhabiller, dit-il.


J’ai recherché le numéro de téléphone de mon oncologue et j’ai appelé. Je suis tombée sur une infirmière qui m’a expliqué que les numéros avaient été modifiés, que j’étais dans le service d’hospitalisation et de soins palliatifs. Elle m’a communiqué le nouveau numéro mis en place pour prendre rendez-vous, un numéro qui porte le nom d’Oncophone. Ça ne m’a pas mise en confiance, mais l’infirmière a raccroché en me disant, bon courage. J’ai répondu merci, car j’ai trouvé que c’était gentil.
Après vingt minutes de musique et de messages qui m’exhortaient à ne pas raccrocher, j’ai fini par avoir une interlocutrice qui m’a écoutée et m’a demandé d’envoyer par mail ma demande de rendez-vous en y joignant le compte rendu du radiologue. J’ai envoyé le compte rendu accompagné d’un petit mot pour mon oncologue en découvrant par l’occasion qu’elle était devenue professeur. J’ai pensé qu’elle avait mieux fait son chemin que moi. En cliquant sur « envoyer » j’ai pensé que c’était parti pour des jours d’attente. Le temps de poser mon téléphone, de confier à Simon mon inquiétude, j’ai vu s’afficher un mail de réponse que j’ai ouvert en me disant que j’avais dû faire une erreur dans l’adresse.


La dernière fois que j’ai eu ce sentiment à l’identique, c’était avec City éditions qui m’avait répondu, dans le quart d’heure suivant mon envoi, qu’ils voulaient éditer mon manuscrit « Ma fille, je ne savais pas… ». Je m’étais dit, c’est impossible, c’est une erreur. Ce n’était pas une erreur, ils m’ont publiée. Pour l’Oncopole non plus, ce n’est pas une erreur, ils me convoquent dans dix jours à 8 heures du matin, mais leur empressement me cause moins de joie que celui que City éditions avait eu pour me publier.


Je me suis surtout affolée du « 8 heures du matin ». Depuis dix ans, nous avons déménagé et mis de la distance avec l’Oncopole. Simon m’a dit, ne t’inquiète pas, on ira dormir dans un hôtel proche pour que tu ne te fasses pas de souci pour le trajet.
Je ne me ferai pas de souci pour le trajet ni pour la nuit, la chambre d’hôtel est belle, le lit est très grand. Ça donnera un air de vacances au rendez-vous.
Il y a vingt-cinq ans, on m’a soignée sans me parler des effets délétères que ces traitements auraient sur mon corps. On ne m’a pas dit que ces molécules n’avaient pas été pensées pour des jeunes femmes non ménopausées et dans le fond, à quoi bon, puisque je l’ai été en seulement un mois. On ne m’a pas avertie que j’allais être profondément brulée jusqu’aux os de la cage thoracique, selon eux, cela n’arrivait que très rarement. On ne m’a pas prévenue que ma vue allait baisser, que je serai épuisée et que j’allais prendre quinze kilos que je ne perdrai jamais. Et si je m’en inquiétais, on me répondait simplement que j’avais encore une poitrine, on m’en félicitait.


Désormais, j’espère être entendue dans ma demande d’être délivrée d’un poids d’angoisse et de souffrances qui durent depuis des décennies au nom d’une soi-disant intégrité du corps que les autres et le poids de la société ont décidé à ma place en décrétant qu’une femme ne pouvait être épanouie et comblée qu’avec une paire de seins.
Je ne le savais pas. 

Il y a vingt-cinq ans, la société m’a imposé ce diktat qu’aujourd’hui je refuse, car je sais que, pour les hommes qui m’ont aimée et qui m’aiment, mes seins n’y étaient pour rien et n’y sont toujours pour rien.
Je veux déposer mes seins comme on dépose les armes.

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