samedi 31 mai 2025

Pour écrire, il faut parfois tuer les gens



Pour écrire, il faut parfois tuer les gens.


Le rituel du gouter marque une pause dans mes après-midis d’écriture ou de relecture ou des deux à la fois. Écrire, c’est relire et on passe plus de temps à relire qu’à écrire. C’est sûrement lorsqu’on l’a admis qu’on a compris le sens de l’écriture. Je me souviens de lui, de celui qui m’a dit un jour : « Prends tout le temps qu’il faut pour te relire, fais-le soigneusement, c’est le plus important ». Je n’avais pas compris le sens de son conseil, maintenant je le sais mieux et j’aime relire. J’aime aussi lire tout court, car on ne peut pas écrire si on ne passe pas son temps à lire les autres écrivains, mais c’est une autre histoire qui devient un débat chaque fois que je l’aborde et je n’ai plus envie d’en débattre, même si je reste persuadée qu’on ne peut pas prétendre vouloir écrire si on ne lit pas. 


Notre rituel du gouter arrive vers 16 heures 20 et c’est Simon qui le prépare et qui vient me chercher dans mon bureau en me prenant par les épaules pour me dire qu’il est servi sur la table basse du salon. Il me prend doucement par les épaules, parce qu’il sait que j’écoute de la musique et qu’il va me faire sursauter et, inévitablement, je sursaute. Je sursaute toujours quand on me touche, une peur qui subsiste. 

Parfois, je dis à Simon où j’en suis, mais je ne peux le faire que s’il a déjà lu mon texte, ce qui peut arriver si j’ai déjà bien avancé, puisque je lui demande souvent de faire une première lecture pour repérer ce que je dois supprimer. Parce que relire, c’est supprimer !  


Aujourd’hui, en m’installant sur le canapé devant le grand verre de karkadé frais — l’hiver on boit un chaï, en manque de voyages on se fait des gouters en forme de souvenir orientaux —, j’ai dit à Simon : « J’ai bien avancé, j’en suis à l’enterrement. », et Simon m’a répondu : « Ça ne m’aide pas à savoir sur quel texte tu travailles, tu mets des enterrements dans tous tes romans ! » J’ai pris le temps de réfléchir et de passer en revue mes livres, j’ai toujours des difficultés à différencier mes manuscrits les uns des autres, persuadée qu’un auteur écrit inlassablement la même chose, que l’on est toujours dans la répétition et, presque surprise, je constate : « Oui, c’est fou, y a toujours un enterrement ! » 

Simon a raison, quand la mort ne se précipite pas sur moi, je la provoque en tuant un personnage pour pouvoir écrire et ensuite je l’enterre dans un cérémonial interminable. 


Pour écrire, il faut parfois tuer les gens, il faut aussi souvent changer leur nom, non pas pour ménager leur susceptibilité, ça, tout le monde a compris que je m’en moquais, puisque de toute manière entre ceux qui croient se reconnaître et ceux qui se reconnaissent, ils ont tous un prétexte à se plaindre, mais pour prendre de la distance avec ceux qui m’inspirent, ceux que je veux garder à mes côtés en les écrivant, comme un comédien incarne un personnage. Pour certains, je ne change pas leur nom, je n’y arrive pas et c’est ainsi que, dans Le silence immobile d’une rencontre, Claude est resté Claude et que, dans le manuscrit sur lequel je travaille, Jean-Luc restera aussi Jean-Luc. 


Et que Simon, c’est Simon, lui et un autre. 

dimanche 18 mai 2025

Donner de l'avenir au passé

 



C’est le joli mois de mai. 

Dans ma famille, on dit, le mois de Marie. Le mois où l’on ne se marie pas, je n’ai jamais compris pourquoi, sans doute une histoire de virginité. Une fois de plus. 

Je n’avais aucun projet pour ce mois de mai, je ne veux plus de projets, uniquement des rendez-vous notés sur le planning pour ne pas les oublier, surtout les rendez-vous médicaux parce que du fait de leur rareté, ils sont devenus précieux. Je note aussi les rendez-vous avec ma psy, même s’ils sont d’une régularité métronomique, parce qu’ils sont précieux eux aussi, ils me tiennent en vie, je saute d’une séance à l’autre, je regarde le planning et décompte les jours qui me séparent du moment où je vais pouvoir me jeter sur le fauteuil et dire absolument tout ce que je veux, pleurer autant que je le désire, malaxer les kleenex entre mes doigts pour en faire une boule que je balance dans la grande corbeille blanche dont le fond est tapissé des boules de chagrin des précédents patients. J’aimerais demander à ma psy à quel rythme elle vide la corbeille pour évaluer le nombre de patients qui pleurent, mais j’ai peur de sa réponse. Elle me répondrait qu’elle la vide quotidiennement. Et, dans un deuxième temps de réflexion, je pense que de voir d’autres kleenex dans la corbeille me rassure, je suis un cas normal, les autres pleurent aussi. 

Dans l’absence de projets planifiés, il me suffit d’attendre que les projets arrivent et c’est le téléphone qui s’en charge en m’envoyant une notification de message ou en sonnant. Un message qui me dit qu’on a besoin de moi, un appel au secours, un chagrin, un drame. Et parfois le téléphone sonne pour me dire en direct ce besoin, puisque je sais depuis peu qu’il suffit de taper dans Google : Véronique Moyen téléphone ou Véronique Piaser téléphone (ça marche pareil pour chaque nom) pour obtenir en un seul clic mon numéro de portable. Un journaliste l’a un jour indiqué au bas de son article… Et c’est ainsi que le mois se remplit, que les projets inattendus se programment sur mon planning. 

Cette semaine, quand j’ai dit que j’allais à Paris, on m’a dit de bien profiter de cette escapade, quand j’ai dit que j’y allais avec Simon, j’ai senti que c’était limite de me faire souhaiter que l’escapade soit amoureuse. Sans doute, notre âge met un frein pudique à cette notion du plaisir souhaité. Dommage que les gens se mettent ainsi des restrictions. Là aussi, dans un deuxième temps de réflexion, je me suis dit que c’était mieux, cela m’évitait de répondre que l’escapade n’était pas amoureuse, mais militante. Et comme une escapade militante, ça n’existe pas, c’est mieux de ne pas avoir à expliquer. 

Entre tous ces projets imprévus, ces drames, ces chagrins inconsolables, ce mois de mai est un mois de couture, un peu de peinture et beaucoup d’écriture et de relecture. Deux manuscrits qui font des aller-retour, l’inédit qui sera publié en fin d’année et « Sa vie comme un orage » qui renaîtra au printemps 2026 grâce à une maison d’édition impliquée et motivée. Et un autre manuscrit en chantier, puisque, quand un livre est publié, l’auteur a déjà écrit le suivant et a déjà en tête celui qui suivra le suivant. 

« Écrire, c’est donner de l’avenir au passé », c’est Annie Ernaux qui est venue me l’écrire pour me dire de toujours espérer.

J’espère parvenir un jour à donner de l’avenir au passé.