Le théâtre est entré dans ma vie lorsque j’avais 15 ans. Pas environ 15 ans, ou 15 ans et demi, non, 15 ans exactement, le jour de mon anniversaire. Un 10 septembre, à une époque où les MJC possédaient de vraies salles de spectacle, j’ai intégré une troupe de théâtre amateur dans la banlieue de Grenoble.
Mes parents m’avaient accompagnée pour savoir à qui ils confiaient leur fille, ils étaient inquiets, une MJC ça fait un peu communiste comparé à une aumônerie. Mais le curé de l’aumônerie n’avait pas de troupe de théâtre et je voulais faire du théâtre. C’est ce que j’avais prétendu et dit à mes parents pour ne pas me retrouver à l’aumônerie du lycée. Le théâtre, je m’en foutais totalement.
Le soir de mes 15 ans, ils m’ont donc accompagnée à la MJC pour m’inscrire aux cours de théâtre et pour rencontrer le directeur de la troupe amateur. Ils avaient dû le trouver pas trop communiste puisqu’ils lui ont dit : « Nous vous confions notre fille », et le directeur de la troupe leur a répondu qu’ils pouvaient compter sur lui. La suite leur montrera qu’ils pouvaient faire confiance à ce type en lui confiant leur fille, mais qu’ils ont peut-être regretté leur empressement. C’est de cette manière peu conventionnelle que j’ai rencontré Jean-Noël, l’homme providentiel. C’est une autre histoire.
À 15 ans, je découvrais le théâtre.
Je suis bien née, comme l’on dit. Une famille cultivée en apparence, une famille aisée en apparence, une famille normale en apparence. Tout en apparence. Des livres ; mais pas tant que ça, de la musique ; un peu, du cinéma ; à peine, de l’art ; presque pas et le théâtre ; jamais.
Alors comme une jeune ado encore petite fille — j’ai sous les yeux les photos d’une fille aux cheveux en bataille, aux joues pleines et au regard perdu — j’ai aimé être mise en valeur dans les rôles de femmes que j’interprétais, j’ai aimé les regards des spectateurs, j’ai aimé les projecteurs. Cela a duré le temps que je grandisse un peu et que je perde mes joues. Je me suis lassée de ces jeux d’amateurs. Je voulais voir le théâtre du côté des spectateurs. Jouer ne m’intéressait pas.
À cette époque, il y avait à Grenoble deux jeunes comédiens qui se produisaient dans les MJC ou dans les foyers de jeunes travailleurs. Je ne me souviens plus du nom de leur premier spectacle, juste qu’ils débarquaient sur scène avec une immense valise marron couverte d’étiquettes des pays traversés. Le truc caricatural. J’ai des images de clowns, mais des clowns politiques. Il me revient cette scène incroyable qui s’est déroulée dans un foyer de jeunes travailleurs quand l’un des deux comédiens sort de scène pour ressurgir avec une moustache hitlérienne collée sur la lèvre supérieure et qu’un spectateur a hurlé en éclatant de rire : « Charlot ! » Dire que la stupeur nous a tous saisis est un faible mot puisque cinquante ans plus tard, je m’en souviens comme si c’était hier.
Les deux comédiens que nous suivions parce que nous les aimions, s’appelaient Ariel Garcia-Valdès et Georges Lavaudant. C’est avec eux que j’ai vraiment découvert le théâtre.
Leur compagnie s’appelait « le théâtre partisan » et nous les appelions « Les partisans » et ça faisait des tas d’embrouilles dans la société grenobloise bien-pensante qui estimait que des artistes gauchos ne pouvaient pas s’appeler « les partisans », que c’était irrévérencieux et scandaleux.
Rapidement Ariel Garcia-Valdès et Georges Lavaudant n’ont plus été obligés de trimballer leur valise à étiquettes dans les MJC et les foyers de jeunes travailleurs du département, ils ont eu leur théâtre. C’était Le Rio, un beau théâtre à l’italienne, dans un quartier de Grenoble, à l’époque un peu mal famé, mais cela restait un beau théâtre qui faisait le plein. Même si on y était horriblement mal assis.
De tous les spectacles que j’y ai vus, je n’oublierai jamais le Lorenzaccio qu’ils avaient mis en scène. (La première mise en scène).
La compagnie s’était étoffée, Georges Lavaudant ne faisait plus que de la mise en scène et c’était Ariel Garcia-Valdès qui tenait le rôle de Lorenzaccio. Et qu’il était beau ce Lorenzo auréolé de boucles blondes ! Je n’avais jamais vu une telle beauté dans les traits d’un homme qui incarnait ce rôle à fleur de peau et de sensualité. Si j’ai nommé l’un de mes personnages Ariel dans mon roman, c’est parce qu’à 17 ans, j’avais rencontré Lorenzo sur la scène du Rio.
C’est au théâtre du Rio que j’ai compris que l’émotion du théâtre passe à la fois par un texte, une mise en scène et le jeu des acteurs.
Durant les décennies qui ont suivi, nous sommes toujours allés au théâtre, même quand on avait pas trop le budget, on se débrouillait avec un copain de Jean-Noël qui nous refilait au dernier moment « les astreintes » (les places réservées). L’impression de vivre en décalé, comme le jour où j’ai dit à une amie : « ce soir, je vais au théâtre » et qu’elle m’a regardée en répliquant : « ah bon ! Tu vas au théâtre ! Pourtant c’est chiant le théâtre… » Oui ça peut être chiant quand le texte est mauvais, quand le comédien ou la comédienne est inaudible, quand le jeu est convenu, quand la mise en scène est prétentieuse. Oui ça peut être insupportable et ça peut faire de la peine pour les comédiens qui sont face à vous. Mais à la manière du Lorenzaccio de Lavaudant et du Lorenzo-Ariel, il y a eu aussi dans ma vie de théâtre l’éblouissant Thierry Lhermitte seul sur scène dans « Fleurs de soleil (Peut-on tout pardonner ?) » de Simon Wiesenthal. C’est une émotion indescriptible. Un comédien qui se fond dans un texte, et quel texte !
Le théâtre dans ma vie, ce n’est pas que la MJC et son directeur de troupe, ce n’est pas qu’Ariel Garcia Valdes et Georges Lavaudant, ce n’est pas que Thierry Lhermitte, ce sont des centaines d’autres spectacles.
C’est dans un théâtre que travaille l’un de mes fils. Hasard ou pas, je pensais que le théâtre m’accompagnait aussi de cette manière jusqu’à ce jour où je me suis dit que j’aurais aimé écrire pour le théâtre. Tous ces textes que j’avais entendus joués sur les planches me parlaient intimement.
J’aimais le dépouillement d’un texte théâtral, j’aimais le rythme des mots que j’entendais dans la bouche des comédiens et des comédiennes.
J’aimais l’idée qu’écrire un texte pour le théâtre permette de ramasser son texte, de ne pas se perdre dans le descriptif et d’aller uniquement sur ce qu’on avait à dire. Aller à l’essentiel. Le descriptif, c’est l’affaire de celui ou de celle qui fera la mise en scène, c’est eux qui décideront si le comédien est assis sur une chaise ou juché au sommet d’une échelle. Moi, je m’en moque éperdument.
Je trouvais l’idée reposante et apaisante.
J’adorais l’idée de devenir dramaturge. Ce mot qui désigne les auteurs d’ouvrages destinés au théâtre a une belle sonorité dans laquelle on sent déjà l’émotion du théâtre.
J’adorais aussi l’idée de partager et de faire évoluer mon écriture avec des metteurs en scène, des comédiens. Ne plus être seule avec mes émotions.
J’ai écrit.
J’ai soumis mon projet.
On a parlé.
On m'a écoutée.
On va travailler ensemble sur "La Gravière".
Je ne suis plus seule.