La solitude de l’auteur en dédicace.
Seule devant une pile de livres que les clients contournent tel un marin abordant le cap Horn pris dans les cinquantièmes hurlants, reprenant leur souffle une fois le péril écarté, une fois la pile de livres dépassée et hors de leur champ de vision.
À peine installée, je vois une cliente apparaître dans l’allée centrale entre les deux tables de livres qui précèdent la table dédiée aux miens, à ma dédicace.
La soixantaine mal soignée, elle s’avance en tirant son chariot de courses. Le samedi matin à Montauban, c’est le grand marché des producteurs sur l’allée de l’Empereur, elle en vient. Entre les deux tables de livres, elle s’arrête pour changer de côté une rose rose emballée en solitaire dans un cornet de papier cristal. Je me dis qu’elle a peur de l’accrocher. Je me demande si on lui a offert ou si elle l’a achetée. La rose est trop soigneusement emballée pour que ce soit un cadeau publicitaire, d’autant que ce n’est plus la fête des Mères et j’en conclus qu’elle l’a achetée pour l’offrir. Ça fait désuet, ça ne se fait plus d’offrir une seule rose, c’est un truc d’amoureux ou un truc de radin. Elle l’a peut-être achetée pour elle, et je vois la rose passer la semaine en solitaire, posée sur un napperon au crochet. C’est ce que j’imagine pendant que la dame avance avec son chariot en faisant un gros détour devant ma table et se dirige vers le fond de la librairie en montant les quelques marches qui conduisent au rayon de la littérature jeunesse. C’est peut-être une grand-mère. Pourquoi n’a-t-elle pas laissé son chariot de courses à l’entrée et le trimballe-t-elle comme elle trimballe ses kilos en ahanant dans la librairie ?
Je n’ai pas le temps d’y réfléchir, une femme arrive très déterminée face à moi, toujours la soixantaine fatiguée et peut-être bien la soixante-dizaine bien sonnée, regarde mes livres et me dit, j’ai adopté, mais ce n’est pas un trafic. Je souris en pensant, ils disent tous ça. Elle ajoute, j’ai adopté ma nièce et elle se met à me raconter les circonstances que j’oublie au fur et à mesure, car elle n’est pas sympathique et d’ailleurs ça ne dure pas trop puisqu’elle termine en me disant, de toute manière, je n’achèterai pas votre livre, je n’ai pas du tout envie de lire ce genre d’histoire. Au revoir, madame. C’est moi qui lui ai dit au revoir, elle, elle est partie aussi sec.
L’arrivée de la journaliste de La Dépêche me sort d’une déprime que je tente de réprimer. Elle s’installe souriante et intéressée par mon histoire tout en me précisant qu’on ne lui a remis mon livre qu’hier soir et qu’elle l’a juste commencé, mais l’aura terminé d’ici deux ou trois jours et finalisera son article. Elle a l’expérience de la vie et comprend vite le propos de mon témoignage. Elle repart en me laissant ses coordonnées pour que je lui envoie les liens vers les derniers articles qui ont paru.
C’est à ce moment-là que je remarque qu’un homme est resté debout à environ deux mètres en retrait tout le temps de notre entretien. Dès que la journaliste se lève de sa chaise et me quitte, il s’avance vers la table et me dit qu’il a entendu tout notre entretien et a compris le propos de mon livre. Comme il reste debout, je me lève.
Il commence par me raconter le début de sa vie en Algérie, puis en Ariège, puis ses études brillantes à Toulouse, mathématique, droit, économie, CNRS, son père dans la Royale Air Force, ça dure, ça tourne en boucle et il doit remarquer mon impatience que je contiens malgré tout très poliment. Il me dit alors en regardant ma pile de livres, ma femme a acheté votre livre. Il ne s’attarde pas, ça doit se voir que je ne le crois pas. Il continue et je ne sais pas comment il a pris le virage, mais maintenant il me parle de météorites, pile le truc qui ne m’intéresse absolument pas. Et comment les météorites l’ont-elles amené sur le terrain du sexe ? C’est une énigme, mais soudain il me parle du point G tout en me disant que ce n’est pas ce que j’imagine, c’est le point Géolocalisé, appuyant son propos d’un clin d’œil. Comme si ça pouvait me rassurer, c’est tout le contraire, je me demande comment ça va se terminer et je ne suis plus confiante du tout. Je suis toujours debout et ça me fatigue, mais je me dis qu’avec un peu de chance vue que ça fait déjà une heure qu’il me débobine son délire, je vais m’évanouir, je souhaite même un bon petit malaise vagal pour échapper au discours gluant de ce mec. Je le regarde et il est vieux. Je n’ai rien contre les vieux, il y en a même qui peuvent vraiment me plaire, mais ce vieux est laid avec ses cheveux colorés en noir jais. Il est soudain carrément hideux quand il me reparle du point G, je vois de la bave entre ses dents et sur le bord de ses lèvres et ça me donne envie de gerber.
Je voudrais que les libraires et leurs employés voient que je suis en difficulté, mais personne ne bouge, je cherche leurs regards pour m’y accrocher, mais en vain.
Alors je regarde autour de moi et comme une bouée de sauvetage, j’aperçois des couvertures familières, «Cher connard» soudain me rassure, j’ai l’impression d’être dans ma chambre, je m’évade avec cet objet que j’avais dans les mains hier soir. La méthode étant efficace, je poursuis l’exploration de la table qui est devant moi et je reconnais «Disparaître» de Lionel Duroy. Ces deux couvertures m’appartiennent, je sens que ça m’aide à supporter le connard réel qui est face à moi.
Il poursuit ses histoires de météorites et j’entends qu’il me dit, il faut chatouiller le point G. Je le regarde ahurie. Il est hilare et content de son effet. Je cherche toujours le secours des libraires qui circulent affairés tête baissée. Le connard hideux est passé à un répertoire scientifique, énonçant tous les noms des professeurs qu’il a fréquentés et dont il a été l’ami. Puis soudain il me parle d’une femme, Suzanne. Je redeviens attentive, j’adore ce prénom alors ça me fait chier qu’elle s’appelle Suzanne, surtout quand il me raconte qu’elle voulait qu’il la baise en me mimant l’acte, remuant le bassin d’avant en arrière devant ma pile de livres. Il rigole doucement avec sa bave entre les dents, surtout sur la canine de gauche qui est légèrement proéminente. Et il termine en disant, j’ai pas pu. Je reste impassible même si je ne m’attendais pas à cette chute et cherche une autre couverture rassurante en explorant la table qui est sur ma gauche et comme par miracle, c’est Lionel Duroy en photo pleine page de la version poche de «L’homme qui tremble» qui vient me tendre la main. Je ne dirige plus mes pensées, je me dis, tiens je ne savais pas que Lionel avait une version poche de «L’homme qui tremble», je me dis, la chance qu’il soit en couverture, ça m’emmène loin du connard qui est face à moi pendant quelques secondes. Pendant ce temps, le connard lubrique poursuit et ajoute un détail à son histoire avec Suzanne, il me dit, j’ai un petit sexe. C’est là qu’on est en droit de penser qu’il est vraiment un gros connard, car quel est le mec qui annonce à une femme qu’il a une petite queue ? J’aurais pu éclater de rire, mais en réalité, j’ai peur, car il s’approche de moi et le seul truc qui me rassure, c’est la table et la pile de livres entre nous. Je me suis néanmoins reculée d’un mètre. Il a poursuivi son récit qui ne laissait plus de place au doute, m’a dit que j’étais très belle. Je m’en suis foutu totalement, j’ai eu peur.
Il a fini par partir et je ne sais même pas comment.
Jno est arrivé. On est allés déjeuner. Je lui ai raconté en pleurant.
Je suis retournée pour l’après-midi devant ma pile de livres.
C’était toujours aussi triste, mais c’était amusant d’observer les clients. J’adore observer.
Il y a eu des gens qui se sont précipités sur moi en me disant bonjour avec un immense sourire, ils me prenaient pour une employée de la librairie et me demandaient des titres.
Un client que j’ai eu du mal à identifier homme ou femme, mais ça ne m’a pas dérangée, est venu me demander comment j’étais parvenue à me faire éditer. Il était gentil et j’ai eu immédiatement le sentiment qu’il ne me communiquerait pas la taille de sa queue alors on a discuté un moment, même si je savais qu’il n’achèterait pas mon livre.
J’ai eu le temps d’observer les gens. Il y a ceux qui entrent avec une l’idée précise du titre qu’ils vont acheter, noté sur le smartphone qu’ils tiennent à la main. D’autres se baladent entre les tables et feuillettent les nouveautés. Je n’ai vu qu’une seule cliente se saisir de «Cher connard», le feuilleter et le reposer. J’aurais aimé aller lui dire que c’était un super livre plein d’humanité. Personne ne s’est saisi de «Disparaître» et là aussi, j’aurais aimé pouvoir dire à ceux qui erraient entre les tables que c’était l’un des meilleurs livres de Duroy.
En fin d’après-midi, il y a eu la troisième personne. La troisième qui est venue me parler. Une femme handicapée avec un déambulateur qui a eu des difficultés à s’asseoir sur la chaise face à moi. J’ai pu rester assise ce coup-ci. Rapidement je m’adapte à son phrasé handicapé, ce n’est finalement pas bien pire que l’accent de la campagne montalbanaise ou l’anglais des Sri Lankais, je suis adaptable d’autant qu’elle est intelligente. Mais elle aussi, est partie pour me raconter sa vie et attaque d’emblée en me disant, j’ai été adoptée. J’ai envie de m’enfuir. Je l’écoute me raconter qu’elle a 57 ans, est née handicapée et que donc, on s’est débarrassé d’elle à la DDASS. Elle ajoute, quand la mère boit ce sont les enfants qui trinquent. Elle parle à toute vitesse et a des expressions déformées qui me font rire. Un truc avec Albert que j’ai oublié et qu’elle dit deux fois et j’éclate de rire deux fois, mais elle ne s’en froisse pas. Elle me parle de son frère en me disant, enfin un demi-frère comme mes demi-sœurs, je ne lui dis pas qu’avec Jno je suis habituée aux demis, elle poursuit et me décrit son frère, bipolaire, autiste, entêté. C’est l’entêté qui me plaît, je le suis aussi, mais elle le met sur le même plan que bipolaire et autiste et je me demande ce que ça peut donner. Je cherche et elle me reparle encore d’Albert, mais je n’arrive pas à me souvenir dans quelle expression, j’aurais dû noter, car c’était très drôle.
Elle parle à toute vitesse et me dit qu’elle est sortie pour porter son plaid au pressing et s’est arrêtée à la librairie pour acheter un livre à offrir à son amie qui a 90 ans et qui lit beaucoup. Elle consulte en lisant à voix feutrée, mais audible (c’est troublant) la quatrième couverture de mon livre et me dit, je vais lui offrir, ça lui plaira. Mon amie lit et ensuite elle me raconte l’histoire.
J’ai dédicacé : Pour Madeleine de la part d’Anne-Marie à qui vous lirez mon histoire.
Elle m’a dit, merci, vous êtes une belle personne que j’aime.
Je suis partie.
Il était 17 h. Jno est venu à ma rencontre et on est allés boire un demi sur la place Nationale.
Je lui ai dit, pas un seul «Cher connard» de vendu alors qu’elle est doit être à 100000 ventes, moi j’ai vendu un exemplaire.