lundi 22 novembre 2021

Les mots bleus


Les mots bleus. Huile sur toile.
 
 
 Dimanche soir, 17 h 30, fin d’expo.
  Les artistes pressés de repartir commencent à remballer leurs œuvres dans des sacs de plastique-bulle.
  J’ai promis de respecter l’horaire fixé à 18 h et je patiente devant mes peintures, quand une visiteuse arrive.
  « Celle que vous avez appelée “Les mots bleus”, elle est magnifique. Et puis “Les mots bleus”, c’est ma chanson préférée. »
  Je ne sais pas quoi répondre. Chaque fois que l’on vient me parler de ma peinture, j’ai l’impression de ne rien savoir en dire. Alors, je dis : « Oui », en ajoutant : « C’est aussi ma chanson d’amour préférée. »
  Et je précise que c’est Jean-Michel Jarre qui l’a écrite. Je le précise toujours, car, même si j’aime énormément Christophe, je tiens à rappeler que l’auteur de ce texte magnifique, c’est Jean-Michel Jarre. D’ailleurs, la dame en question marque un temps de surprise et me dit :
  « Oui, Jean-Michel Jarre, c’est un grand compositeur. » 
  J’ai donc reformulé ma phrase.
  « Oui, mais pour “Les mots bleus”, c’est lui l’auteur des paroles. » 
  La dame a continué à me parler debout, face à moi, en me regardant droit dans les yeux. Elle m’a raconté sa vie pendant une demi-heure, sa vie de professeur de danse classique, ses amis dans le milieu du cinéma, car elle avait aussi fait beaucoup de figuration. Je ne disais presque rien, j’acquiesçais et je la regardais. C’était une très jolie femme arrivée à la soixantaine de sa vie, je me suis dit qu’on devait être contemporaine. Elle avait toujours une allure de danseuse et ses longs cheveux gris balayaient son dos tandis que des pendentifs d’oreille colorés tentaient de s’échapper des élastiques de son masque. 
  Soudain, elle est redevenue grave et tendant le bras vers ma peinture, vers « Les mots bleus », elle a lâché :
  « J’ai perdu mon fils l’année dernière. Il avait quarante ans, il est mort dans son sommeil d’une crise cardiaque. »
  À partir de là, je me suis sentie perdue. 
  J’ai continué à l’écouter me raconter son fils, me raconter sa douleur de mère, me raconter son combat pour faire reconnaître la responsabilité du corps médical dans la mort de son fils. 
  Elle était calme et triste, mais elle n’était pas résignée. Elle était magnifiée par sa douleur.
  Elle m’interpelle.
  « Si vous saviez comment on peut se retrouver seuls dans notre douleur de parents… La famille n’ose plus nous parler, ils nous laissent seuls. Ce n’est pas possible pour des parents de perdre un enfant, c’est la pire des douleurs, c’est insupportable et, quand je regarde votre peinture, j’ai l’impression qu’elle dit tout cela. » 
  Elle s’est soudain reprise et m’a dit :
  « Je ne devrais plaquer tout cela sur votre tableau, car les raisons qui vous ont poussée à le peindre vous appartiennent. »
  Je n’ai pas réussi à répondre et, de toute façon, elle ne s’attendait pas à une réponse.
  Elle m’a parlé de sa mère, qui était artiste peintre, et elle m’a de nouveau raconté son fils, qui portait le nom d’un portrait dans la littérature irlandaise.
   Elle m’a reparlé de son combat et m’a dit en me quittant :
  « C’est la seule chose qui me tient en vie, c’est mon combat, je veux faire reconnaître les erreurs qui ont provoqué sa mort et je ne lâcherai jamais, j’irai jusqu’au bout, quoi qu’il en coûte. » 
  Et elle m’a remerciée de l’avoir écoutée. 
  Elle est partie de sa jolie démarche fière, ses longs cheveux dansaient le long de son dos.
  Il était 18 h. 
  C’était l’heure.
  J’ai remballé « Les mots bleus » en me demandant pourquoi elle m’avait choisie pour me confier sa douleur.

lundi 8 novembre 2021

Écrire

 

Philippe Besson, De là, on voit la mer, éditions Julliard, p 40

«Elle s’apprête à retourner écrire. À renouer avec la folie d’inventer des mensonges en espérant que les gens y croiront.» 

Ces deux phrases se trouvent à la page 40 du roman «De là, on voit la mer» de Philippe Besson. Et Philippe Besson fait dire à Louise, l’écrivaine de «De là, on voit la mer» qu’écrire c’est inventer des mensonges et surtout avoir la folie d’espérer que des gens y croient. Là, il ne faut pas être dupe, il écrit que c’est Louise qui le dit, mais on a tous compris que c’est Philippe Besson qui s’amuse à raconter cette folie d’inventer des mensonges et de les écrire. 

C’est cette folie que nous aimons et c’est pour vivre cette folie que nous écrivons, c’est pour ressentir ce plaisir d’aller à la frontière du mensonge, les inventer un peu, mais pas trop et se demander ensuite jusqu’où les gens vont nous suivre.
Cette folie qui consiste à mélanger plusieurs personnes dans un seul personnage de fiction pour en faire son personnage idéal, celui qu’on ne croisera jamais, celui qui ne nous a jamais fait l’amour, mais qui nous l’a fait un peu tout de même et sans doute bien mieux que dans le récit d’une vraie vie puisque grâce à l’écriture, nous avons tout maîtrisé de bout en bout, ce qui est – il faut le reconnaître –, totalement impossible dans la vraie vie, celle que nous n’écrivons pas. 

Cette merveilleuse liberté plus enivrante qu’un verre de whisky n’existe que dans l’écriture d’une fiction où tout est vrai puisque tout est faux.
Écrire une fiction, c’est la liberté de pouvoir tuer ceux que nous aimons plus que tout.
Dans un genre qui s’appelle, la science-fiction, nous pouvons même envisager de les ressusciter.
Cette liberté s’appelle la littérature.
La liberté de se réécrire et de se répéter.
La liberté d’emporter le lecteur dans un monde différent, dans des émotions déplaisantes, dans des moments répugnants et effrayants, dans des vies que personne ne voudrait vivre.
La liberté d’embarquer le lecteur ailleurs – que cet ailleurs soit rassurant ou abominable – ne fonctionne que si l’écrivain sait qu’il a le droit d’imaginer sans limites et le droit d’inventer des mensonges en espérant que les gens y croient à la manière de Louise, l’écrivaine de Philippe Besson.