L'arbre d'Assi Ghât ©Jean-François Lixon |
« Les
personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute
ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne
saurait être que fortuite ».
Pourtant
tout est vrai et tout est fictif, comme la vie.
Sophie a sept ans.
Le train vient de quitter la gare
du Nord, Sophie est assise à côté de Basile et leur mère est en face avec le
petit dernier sur les genoux. Barnabé n’a qu’un an, c’est un bébé avec lequel
Sophie aime jouer à la maman, mais dans le train il reste sur les genoux de la
mère.
Ils ont passé la journée à Paris
chez une vieille tante et ils rentrent dans leur maison à Ermont. Sophie connaît
le trajet par cœur, elle pourrait le faire toute seule, elle égrène le nom des
gares : St Denis, Epinay Villetaneuse, La Barre Ormesson, Enghien les bains,
Enghien champ de courses et à Ermont Halte
on descend pour rejoindre la maison qui se situe juste à l’arrière du bistrot
de la gare.
Ce jour-là, une dame vient de s’installer
sur la banquette en face de Sophie et Basile, à côté de leur mère et sur la
droite du couloir central il y a une autre mère et deux enfants, un petit
garçon qui semble de l’âge de Basile et sa petite sœur. Sophie les observe car
elle est curieuse du comportement des autres enfants, elle se demande toujours
si les autres familles sont différentes, si les autres enfants ont le droit de
faire des trucs qui sont interdits dans sa famille ou à l’inverse. Le petit
garçon a remarqué que Sophie le fixait et il commence par détourner le regard
vers la fenêtre du train puis retourne la tête en direction du couloir et lui
fait un sourire.
Les gares défilent, Sophie attend le moment où ils arrivent au champ de course d’Enghien car elle espère toujours avoir la chance qu’un jockey entraine son cheval et apercevoir un sulky passer pour le voir de près. C’est un monde mystérieux et qu’elle sent sulfureux, on lui a dit que les jockeys étaient maigres et sa mère mange des fromages blancs qui s’appellent Jockey, il doit y avoir une relation dont elle se doute mais qui l’intéresse bien moins que cette espèce de charrette dont on lui a dit que ce n’était pas une charrette mais un sulky.
Les gares défilent, Sophie attend le moment où ils arrivent au champ de course d’Enghien car elle espère toujours avoir la chance qu’un jockey entraine son cheval et apercevoir un sulky passer pour le voir de près. C’est un monde mystérieux et qu’elle sent sulfureux, on lui a dit que les jockeys étaient maigres et sa mère mange des fromages blancs qui s’appellent Jockey, il doit y avoir une relation dont elle se doute mais qui l’intéresse bien moins que cette espèce de charrette dont on lui a dit que ce n’était pas une charrette mais un sulky.
Aujourd’hui elle ne verra ni
Jockey ni sulky, le petit garçon avait l’air lui aussi de scruter le champ de
course en vain lui aussi.
C’est juste après Enghien champ
de course que la dame assise à côté de Basile se lance à lui parler et à lui
faire des tas de compliments sur ses yeux bleus sa petite tête de blondinet,
elle s’extasie sous le regard fière de la mère et de « qu’il est mignon,
il est à croquer » la voilà qui se met à
l’appeler « ma petite nénette » . À partir de ce moment précis
de « la petite nénette » Sophie et Basile sont devenus totalement incontrôlables. Leur mère
leur fait les gros yeux tant qu’elle peut mais la dame continue de plus belle
comme encouragée par le fou rire des enfants, elle est intarissable sur les
qualificatifs de la nénette qui est si mignonne, si craquante, c’est tout juste
si elle ne dit pas qu’elle la mangerait
cette petite nénette.
La famille de l’autre côté du
couloir regarde les deux enfants rigoler, surtout Sophie, car Basile a fini par
en avoir eu marre et n’est plus intéressé par sa voisine tandis que leur mère
essaie de se donner une contenance digne en prétextant s’occuper de la morve au
nez du petit dernier. Le petit garçon d’en
face est fasciné par les rires de Sophie et il ouvre ses grands yeux bleus
espérant comprendre pour participer lui aussi à la rigolade générale.
Sa mère pour faire diversion l’appelle :
- Daniel, tu n’oublieras pas ton sac de sport qui a glissé sous la banquette.
Sophie sait qu’il s’appelle
Daniel.
C’est la première fois qu’ils se
croisent.
Dès la descente du train à Ermont,
sur le court chemin qui mène à la maison, Sophie demande à sa mère pourquoi la
dame du train appelait Basile «la petite nénette » et la mère explique que
la nénette dans leur vocabulaire des surnoms des choses qu’on ne veut pas
nommer, c’est un zizi mais que pour les autres gens ça veut dire autre chose et
que pour la dame du train, c’était un terme affectueux.
Sophie avait sept ans et elle
découvrait que le vrai nom d’une nénette, c’était zizi et que le petit garçon
du train qui s’appelait Daniel n’aurait pas pu rigoler avec eux car lui il n’avait
pas de nénette, lui il avait un zizi.
Bien plus tard, mais vraiment
plus tard, Sophie découvrirait aussi que l’on pouvait lustrer la carrosserie d’une
voiture avec une nénette et qu’il y avait des garçons qui sortaient avec des nénettes.
Sophie a vingt-cinq ans.
Assise à la table d’un café de la
place Grenette de Grenoble elle attend son mari qui doit la rejoindre à la
sortie du bureau pour aller diner chez ses parents à Saint Egrève.
Ses deux fils tournent autour des
chaises, énervant et énervés comme deux enfants fatigués après une journée d’école,
elle ne les réprimande pas, elle est lasse et fatiguée elle aussi.
Des jeunes garçons d’une
vingtaine d’années attirent son attention, elle les regarde et ils voient qu’elle
les regarde et ils en font des tonnes, parlent plus fort, agitent les mains,
remontent leurs lunettes de soleil, ils jouent leur rôle de petits mecs à
merveille et ça l’amuse.
Elle part dans un autre univers
que celui du quotidien d’une mère de famille de vingt-cinq ans quand le bruit d’une
chaise qui bascule sur le sol la fait sursauter, un de ses enfant s’est pris la
jambe dans un pied de chaise et l’a fait tomber bruyamment en entrainant la
chaise voisine. Un des jeunes hommes du groupe se précipite tout sourire en
avant, les yeux lumineux comme deux projecteurs bleus et dit à Sophie : -
Vos petits frères sont turbulents, je vais vous aider à relever les chaises. Sophie
lui répond en éclatant de rire : - Ce ne sont pas mes petits frères, ce
sont mes enfants ! Le jeune homme dit : - Ah bon … j’avais pensé …
Les autres l’appellent : -
Daniel, tu viens ? On se retrouve au café du Tribunal ?
Le mari de Sophie est arrivé à ce
moment-là et ils sont montés dans la voiture pour aller diner à Saint Egrève.
Sophie a vingt-neuf ans. Elle est dans la foule qui attend l’ouverture des portes pour le concert de Bob Dylan et Santana à Alpexpo à Grenoble.
Elle sait que c’est un moment
exceptionnel qu’elle ne revivra sans doute jamais, elle a loupé les Beatles
mais Bob Dylan sera le concert de sa vie et assez étrangement elle n’en gardera
quasiment aucun souvenir. D’autres vous parleront de la prestation de Santana,
de l’arrivée surprise d’Hugues Auffray en duo avec Dylan mais pour elle il ne
restera rien qui peut se raconter pour
se faire briller des années plus tard en disant : « j’y étais et bla
bla bla … «
Son seul souvenir est d’avoir eu
l’impression mais très vague à la limite de l’hallucination d’apercevoir dans
la foule le mec qui l’avait abordée place Grenette quelques années auparavant.
Celui qui voulait l’aider à relever les chaises que ses fils avaient fait
tomber et qui s’appelle Daniel. Sophie est presque certaine de l’avoir vu dans
le coin de la presse, il avait l’air de
travailler, ça doit être un journaliste. C’est ce qu’elle se dit et elle
oublie, comme les souvenirs du concert.
Sophie a trente et un ans.
Elle se prépare à partir au dépôt
d’Emmaus pour acheter un buffet pour leur vieille maison de Vif. Radio France Isère
interrompt ses programmes pour un flash d’info, le journaliste annonce : -
Nous venons d’apprendre la mort accidentelle de Coluche …
C’est le vide dans la tête de
Sophie, un espace-temps qui s’arrête comme pour des milliers de Français ce
jour-là à cette heure-là du début de l’après-midi.
Le journaliste de Radio France Isère
qui a fait l’annonce est un certain Daniel L. Elle n’y prête pas attention, ce
n’est pas ce nom qu’elle entend, c’est celui de Michel Colucci qui envahit ses
pensées.
Elle part acheter le buffet et trente-deux
ans plus tard il est toujours dans son séjour et lui rappelle Coluche et l’annonce
de Radio France Isère.
Sophie a cinquante-neuf ans.
Elle est à Pondicherry, c’est le
7 janvier et elle fixe des attaches au dos des tableaux qui seront exposés à la
galerie du Lotus rouge. Elle écoute France Inter sur l’appli Radio France de sa
tablette et malgré l’habitude ça lui fait toujours un effet curieux d’écouter
les nouvelles de France du matin alors que pour elle il est le milieu de l’après-midi.
Sophie entend les mots attentats,
Charlie Hebdo … les mots se répètent et insistent, la terreur se précise. Elle
attrape sa tablette et sur Messenger se précipite sur le premier nom d’un ami
français qui a une pastille verte et demande : -C’est quoi et c’est qui ?
C’est Charlie ?
La pastille verte lui répond et
lui dit que c’est grave, très grave et puis lui dit qu’ils sont tous morts ou
presque. La pastille verte avec laquelle elle parlera longtemps et qui semble
perdue elle aussi et qui pleure avec Sophie, c’est Daniel. Sophie sait qu’il est journaliste et elle
imagine qu’il a des informations que les autres n’ont pas mais il a beau lui
dire qu’il n’a pas plus d’infos que les dépêches
reçues, ça la rassure de croire qu’il en sait plus.
Ils se sont rencontrés sur
Facebook par un ami commun photographe.
Il s’appelle Daniel L.
Sophie n’a plus d’âge.
Elle marche sur les ghâts de Bénarès
en direction de Assi Ghât, c’est là que Daniel lui a donné rendez-vous, il lui
a dit : sous l’arbre.
Sous l’arbre, c’est exactement le
lieu auquel elle pensait si il lui avait dit : tu choisis.
Ils se sont assis sous l’arbre et
elle lui a expliqué l’histoire ferroviaire de la nénette, ils ont parlé des sorties
familiales du dimanche à Conflans-Sainte-Honorine, il lui a parlé de Grenoble
et de la radio, de Coluche aussi, il se souvenait mieux qu’elle du concert de
Bob Dylan, ils ont pleuré encore au souvenir du 7 janvier.
Ils ont passé la nuit sous l’arbre
à s’étonner.
Elle lui a dit : -Nous
nous sommes tant croisés …
Il a répondu : -L’histoire est
si belle ainsi.