jeudi 21 juin 2018

Nous nous sommes tant croisés

L'arbre d'Assi Ghât ©Jean-François Lixon



« Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite ».
Pourtant tout est vrai et tout est fictif, comme la vie.

 À Jean-François.

Sophie a sept ans.
Le train vient de quitter la gare du Nord, Sophie est assise à côté de Basile et leur mère est en face avec le petit dernier sur les genoux. Barnabé n’a qu’un an, c’est un bébé avec lequel Sophie aime jouer à la maman, mais dans le train il reste sur les genoux de la mère.
Ils ont passé la journée à Paris chez une vieille tante et ils rentrent dans leur maison à Ermont. Sophie connaît le trajet par cœur, elle pourrait le faire toute seule, elle égrène le nom des gares : St Denis, Epinay Villetaneuse, La Barre Ormesson, Enghien les bains, Enghien champ de courses et à  Ermont Halte on descend pour rejoindre la maison qui se situe juste à l’arrière du bistrot de la gare.
Ce jour-là, une dame vient de s’installer sur la banquette en face de Sophie et Basile, à côté de leur mère et sur la droite du couloir central il y a une autre mère et deux enfants, un petit garçon qui semble de l’âge de Basile et sa petite sœur. Sophie les observe car elle est curieuse du comportement des autres enfants, elle se demande toujours si les autres familles sont différentes, si les autres enfants ont le droit de faire des trucs qui sont interdits dans sa famille ou à l’inverse. Le petit garçon a remarqué que Sophie le fixait et il commence par détourner le regard vers la fenêtre du train puis retourne la tête en direction du couloir et lui fait un sourire.
Les gares défilent, Sophie attend le moment où ils arrivent au champ de course d’Enghien car elle espère toujours avoir la chance qu’un jockey entraine son cheval et apercevoir un sulky passer pour le voir de près. C’est un monde mystérieux et qu’elle sent sulfureux, on lui a dit que les jockeys étaient maigres et sa mère mange des fromages blancs qui s’appellent Jockey, il doit y avoir une relation dont elle se doute mais qui l’intéresse bien moins que cette espèce de charrette dont on lui a dit que ce n’était pas une charrette mais un sulky.
Aujourd’hui elle ne verra ni Jockey ni sulky, le petit garçon avait l’air lui aussi de scruter le champ de course en vain lui aussi.
C’est juste après Enghien champ de course que la dame assise à côté de Basile se lance à lui parler et à lui faire des tas de compliments sur ses yeux bleus sa petite tête de blondinet, elle s’extasie sous le regard fière de la mère et de « qu’il est mignon, il est à croquer » la voilà qui se met à  l’appeler « ma petite nénette » . À partir de ce moment précis de « la petite nénette » Sophie et Basile sont  devenus totalement incontrôlables. Leur mère leur fait les gros yeux tant qu’elle peut mais la dame continue de plus belle comme encouragée par le fou rire des enfants, elle est intarissable sur les qualificatifs de la nénette qui est si mignonne, si craquante, c’est tout juste si elle ne dit pas qu’elle la  mangerait cette petite nénette.
La famille de l’autre côté du couloir regarde les deux enfants rigoler, surtout Sophie, car Basile a fini par en avoir eu marre et n’est plus intéressé par sa voisine tandis que leur mère essaie de se donner une contenance digne en prétextant s’occuper de la morve au nez du  petit dernier. Le petit garçon d’en face est fasciné par les rires de Sophie et il ouvre ses grands yeux bleus espérant comprendre pour participer lui aussi à  la rigolade générale.
Sa mère pour faire diversion l’appelle : - Daniel, tu n’oublieras pas ton sac de sport qui a glissé sous la banquette.
Sophie sait qu’il s’appelle Daniel.
C’est la première fois qu’ils se croisent.
Dès la descente du train à Ermont, sur le court chemin qui mène à la maison, Sophie demande à sa mère pourquoi la dame du train appelait Basile «la petite nénette » et la mère explique que la nénette dans leur vocabulaire des surnoms des choses qu’on ne veut pas nommer, c’est un zizi mais que pour les autres gens ça veut dire autre chose et que pour la dame du train, c’était un terme affectueux.
Sophie avait sept ans et elle découvrait que le vrai nom d’une nénette, c’était zizi et que le petit garçon du train qui s’appelait Daniel n’aurait pas pu rigoler avec eux car lui il n’avait pas de nénette, lui il avait un zizi.
Bien plus tard, mais vraiment plus tard, Sophie découvrirait aussi que l’on pouvait lustrer la carrosserie d’une voiture avec une nénette et qu’il y avait des garçons qui sortaient avec des  nénettes.

Sophie a vingt-cinq ans.
Assise à la table d’un café de la place Grenette de Grenoble elle attend son mari qui doit la rejoindre à la sortie du bureau pour aller diner chez ses parents à Saint Egrève.
Ses deux fils tournent autour des chaises, énervant et énervés comme deux enfants fatigués après une journée d’école, elle ne les réprimande pas, elle est lasse et fatiguée elle aussi.
Des jeunes garçons d’une vingtaine d’années attirent son attention, elle les regarde et ils voient qu’elle les regarde et ils en font des tonnes, parlent plus fort, agitent les mains, remontent leurs lunettes de soleil, ils jouent leur rôle de petits mecs à merveille et ça l’amuse.
Elle part dans un autre univers que celui du quotidien d’une mère de famille de vingt-cinq ans quand le bruit d’une chaise qui bascule sur le sol la fait sursauter, un de ses enfant s’est pris la jambe dans un pied de chaise et l’a fait tomber bruyamment en entrainant la chaise voisine. Un des jeunes hommes du groupe se précipite tout sourire en avant, les yeux lumineux comme deux projecteurs bleus et dit à Sophie : - Vos petits frères sont turbulents, je vais vous aider à relever les chaises. Sophie lui répond en éclatant de rire : - Ce ne sont pas mes petits frères, ce sont mes enfants ! Le jeune homme dit : - Ah bon … j’avais pensé …
Les autres l’appellent : - Daniel, tu viens ? On se retrouve au café du Tribunal ?
Le mari de Sophie est arrivé à ce moment-là et ils sont montés dans la voiture pour aller diner à Saint Egrève.

Sophie a vingt-neuf  ans. Elle est dans la foule qui attend l’ouverture des portes pour le concert de Bob Dylan et Santana à Alpexpo à Grenoble.
Elle sait que c’est un moment exceptionnel qu’elle ne revivra sans doute jamais, elle a loupé les Beatles mais Bob Dylan sera le concert de sa vie et assez étrangement elle n’en gardera quasiment aucun souvenir. D’autres vous parleront de la prestation de Santana, de l’arrivée surprise d’Hugues Auffray en duo avec Dylan mais pour elle il ne restera rien qui  peut se raconter pour se faire briller des années plus tard en disant : « j’y étais et bla bla bla … « 
Son seul souvenir est d’avoir eu l’impression mais très vague à la limite de l’hallucination d’apercevoir dans la foule le mec qui l’avait abordée place Grenette quelques années auparavant. Celui qui voulait l’aider à relever les chaises que ses fils avaient fait tomber et qui s’appelle Daniel. Sophie est presque certaine de l’avoir vu dans le coin de la  presse, il avait l’air de travailler, ça doit être un journaliste. C’est ce qu’elle se dit et elle oublie, comme les souvenirs du concert.

Sophie a trente et un ans.
Elle se prépare à partir au dépôt d’Emmaus pour acheter un buffet pour leur vieille maison de Vif. Radio France Isère interrompt ses programmes pour un flash d’info, le journaliste annonce : - Nous venons d’apprendre la mort accidentelle de Coluche …
C’est le vide dans la tête de Sophie, un espace-temps qui s’arrête comme pour des milliers de Français ce jour-là à cette heure-là du début de l’après-midi.
Le journaliste de Radio France Isère qui a fait l’annonce est un certain Daniel L. Elle n’y prête pas attention, ce n’est pas ce nom qu’elle entend, c’est celui de Michel Colucci qui envahit ses pensées.
Elle part acheter le buffet et trente-deux ans plus tard il est toujours dans son séjour et lui rappelle Coluche et l’annonce de Radio France Isère.

Sophie a cinquante-neuf ans.
Elle est à Pondicherry, c’est le 7 janvier et elle fixe des attaches au dos des tableaux qui seront exposés à la galerie du Lotus rouge. Elle écoute France Inter sur l’appli Radio France de sa tablette et malgré l’habitude ça lui fait toujours un effet curieux d’écouter les nouvelles de France du matin alors que pour elle il est le milieu de l’après-midi.
Sophie entend les mots attentats, Charlie Hebdo … les mots se répètent et insistent, la terreur se précise. Elle attrape sa tablette et sur Messenger se précipite sur le premier nom d’un ami français qui a une pastille verte et demande : -C’est quoi et c’est qui ? C’est Charlie ?
La pastille verte lui répond et lui dit que c’est grave, très grave et puis lui dit qu’ils sont tous morts ou presque. La pastille verte avec laquelle elle parlera longtemps et qui semble perdue elle aussi et qui pleure avec Sophie, c’est Daniel.  Sophie sait qu’il est journaliste et elle imagine qu’il a des informations que les autres n’ont pas mais il a beau lui dire  qu’il n’a pas plus d’infos que les dépêches reçues, ça la rassure de croire qu’il en sait plus.
Ils se sont rencontrés sur Facebook par un ami commun photographe.
Il s’appelle Daniel L.

Sophie n’a plus d’âge.
Elle marche sur les ghâts de Bénarès en direction de Assi Ghât, c’est là que Daniel lui a donné rendez-vous, il lui a dit : sous l’arbre.
Sous l’arbre, c’est exactement le lieu auquel elle pensait si il lui avait dit : tu choisis.
Ils se sont assis sous l’arbre et elle lui a expliqué l’histoire ferroviaire de la nénette, ils ont parlé des sorties familiales du dimanche à Conflans-Sainte-Honorine, il lui a parlé de Grenoble et de la radio, de Coluche aussi, il se souvenait mieux qu’elle du concert de Bob Dylan, ils ont pleuré encore au souvenir du 7 janvier.
Ils ont passé la nuit sous l’arbre à s’étonner.
Elle lui a dit :  -Nous nous sommes tant croisés … 
Il a répondu : -L’histoire est si belle ainsi.






samedi 2 juin 2018

Écrire

©Saint-Exupery



 « Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite ».
Ce qui veut dire que quand je parle de mes amants stupides, il est inutile de lancer un avis de recherche puisque je n’ai jamais eu d’amants stupides vu que je n’ai jamais eu d’amants. Mais quand je parle de mes enfants, je parle vraiment de mes enfants vu que j’ai vraiment des enfants, là justement on est dans le cas d’une ressemblance qui n’est pas fortuite. Il faut donc adapter avec souplesse cette phrase toute faite aux situations que j'évoque dans mon billet.


Écrire. Le titre est déjà pris et sans doute  plusieurs fois et peut-être que cette abondance de « Écrire » (je mets un s ou pas … ) déjà écrits peut m’autoriser à envisager un récit que j’appellerais « Écrire », cela n'en ferait qu'un de plus.
Je viens encore d’aller vérifier sur Google que ce titre n’est tout de même pas une idée originale, Lionel Duroy a évidemment eu l’idée avant moi, (déjà que j’ai l’impression qu’il m’a piqué « Le chagrin » et je peux le dire car je sais que ce n’est pas lui qui me fera un procès même d’intention), le titre revient dans des publications qui sont plutôt du genre Comment écrire un roman en trois jours ? ou Méthodologie pour écrire un livre.
Il faut sans doute commencer par là mais pour moi c’est trop tard. 

Écrire c’est l’art du sommet que l’on n’atteint jamais, les mots qui s’emboitent et rythment le souffle de celui qui écrit jusqu’à l’étouffement pour les rendre au lecteur dans une respiration fluide qui ne laisse jamais suspecter les apnées de celui qui les a écrits.

Écrire c’est le mot que j’écris comme des moutons sur des lignes imaginaires pour m’endormir, j’écris des moutons blancs dans mes nuits noires. 

Et je finis par rêver que j’écris qu'il est possible d’écrire sa vie et celle des autres comme si c’était une liberté autorisée et sans danger. 

Chacun de mes enfants est un personnage de roman, chacun d’entre eux est un véritable héros que je voudrais raconter sans l’inventer ni le transformer. Ils ne savent pas combien ils m’inspirent et me surprennent par leur capacité à rendre ma vie plus déconcertante qu’un roman picaresque. Je n’écrirai jamais ce roman déjanté où j’aurais fait se côtoyer les personnages de Stendhal, Kérouac et Tolstoï dans une même saga familiale déroutante et touchante. Je n’écrirai pas ce roman de vies qui ne sont pas les miennes. 
Il serait plus envisageable  d’écrire et de raconter les hommes que j’ai croisés dans ma vie. C’est ce que j’écris la nuit quand j’aligne mes mots-moutons sur une ligne imaginaire. 
Pas mal d’entre eux sont déjà morts ce qui représente l’avantage imparable qu’ils ne seront pas au courant que j’envisage d’écrire sur eux et que je pourrais donc me permettre quelques petites critiques ou mises au point et carrément me moquer d’eux sans crainte. Toujours obsédée par l’écriture de mes moutons blancs dans mes nuits noires, je fais le compte des hommes sur lesquels j’aimerais écrire, ceux sur lesquels j’ai des choses gentilles à dire, ceux à qui j’aimerais régler leur compte (ceux-là, tant qu’à faire il faudrait qu’ils soient vivants pour que mon soulagement à leur régler leur compte soit réel), ceux dont j’aimerais garder le souvenir et le transmettre, les vivants, les encore vivants, les morts, je fais des colonnes dans mes lignes, je range les mots-moutons dans des parcs à mouton, je liquide quelques amants stupides qui ne me valorisent pas, je classe tous ces hommes dans des chapitres et je m’endors sur leur laine tondu.

Les mots se couchent  sur la laine de mes moutons tondus, mes mots sont empêchés. 

Quand les moutons de mes nuits noires se sont enfin endormis, je me souviens qu’il existe une histoire où tout semble plus simple si l’on prend la décision de dessiner un mouton plutôt que de chercher à l’écrire. 

Alors je dessine des moutons, certains sont rouge et noir, d’autres font la guerre et la paix, d’autres encore sont sur la route.