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Les personnages, les fruits et les
situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des
personnes ou des fruits et leurs descendants ou des situations existantes ou
ayant existé ne saurait être que fortuite.
J’ai passé mon enfance et une grande partie de ma vie d’adulte à regarder des gens manger des pastèques sans savoir quel gout pouvait avoir ce fruit. Je me souviens de ces années d’envie et de questionnements sans réponse, puisque j’ai persisté à m’interdire d’y gouter durant des décennies. L’interdit est parfois long à franchir ou tout bêtement à oublier, je suis restée formatée à l’idée que la pastèque n’était pas un fruit pour moi.
Ce fruit n’est pas un fruit pour moi, car c’est un fruit pour prolétaire.
C’est ce qu’on me disait quand j’étais petite fille et que je réclamais une part de pastèque lorsque nous étions en vacances.
Le souvenir de ce fruit est lié aux plages de Palavas-les-Flots et d’Argelès-sur-Mer. On y voit des familles entières qui mangent des croissants rouges aux bords verts. Des images précises, car les couleurs fonctionnent parfaitement, la pastèque est un fruit aux couleurs complémentaires exactes, un fruit qui s’offre même le luxe d’un léger trait blanc venant cercler le bord vert avant la rencontre avec la chair carmin. La pastèque symbolise une perfection audacieuse que la nature a osé réaliser.
L’été sur les plages et dans les campings, toute la France mangeait des pastèques, sauf notre famille.
Lorsque je réclamais une part de pastèque, sans doute timidement, mais sans me lasser, j’avais droit à un éventail de réponses dont je me souviens et qui aujourd’hui m’étonnent encore.
« Quand on croque dedans, le jus coule et tu vas t’en mettre partout », ils avaient donc testé et gouté puisqu’ils savaient que le jus allait couler partout… Cette réponse-là me donnait encore plus envie d’en manger puisqu’il y avait du jus qui coulait partout et que ce jus était sûrement délicieux.
Il y avait une autre réponse qui était : « Ça n’a aucun gout, les gens qui en mangent se sont fait duper par l’aspect de la pastèque. Ils en ont eu envie parce qu’elle a des couleurs attrayantes, mais c’est tout. Les gens (les prolos) sont des imbéciles, ils pensent que c’est bon parce qu’il y a de jolies couleurs ». Cette réponse, je l’avais déjà eue dans les fêtes foraines pour les pommes d’amour : « les gens (toujours les prolos) se sont fait avoir parce que c’est beau alors que c’est simplement une pomme crue trempée dans du sirop rouge ».
Nous, nous étions une famille éclairée qui ne se fait pas avoir par une apparence trompeuse et nous n’achetions donc ni pastèque ni pomme d’amour. Enfin, c’était eux qui n’en achetaient pas, car moi, j’en aurais bien mangé de ces fruits interdits.
Un jour, il y a eu la réponse qui a tout résumé : « Ce sont des gens populaires et pas très distingués qui mangent de la pastèque. » Les « pas très distingués », j’ai vite compris, en grandissant, que c’était une façon détournée de parler de la classe prolétaire, de ceux que nous côtoyions à Palavas-les-Flots ou au camping d’Argelès-sur-Mer, parce que nous n’avions pas le fric pour passer des vacances à Arcachon ou à La Baule. Est-ce que des vacances à Arcachon ou à La Baule m’auraient épargné la vision de vacanciers mangeant des pastèques, celles-ci étant prétendument réservées à la classe prolétaire, ou est-ce que le spectacle de gens distingués dégustant des pastèques à Arcachon ou à La Baule m’aurait enfin autorisée à gouter au fruit défendu ?
Comme nous ne fréquentions que les plages de Palavas et d’Argelès, je n’ai pas eu de réponse autre que : « La pastèque est un fruit de prolo ».
Je suis devenue adulte et mère de famille sans jamais avoir mangé de pastèque, ce qui prouve que tout est possible et qu’on peut s’en sortir, puisqu’entre temps j’avais même épousé un homme qui mangeait des pastèques, ce qui était d’une logique terrifiante puisque l’homme mangeur de pastèque était un prolétaire. Tout se vérifiait, tout donnait raison à l’interdit familial qui plus tard (bien plus tard) m’avait amenée à la réflexion suivante : ils avaient peut-être peur de devenir prolos en mangeant des pastèques…
Je me retrouvais donc avec un homme mangeur de pastèque qui ne comprenait pas pourquoi je n’achetais jamais de pastèque. Ce n’était pas faute de me demander si je n’aimais pas, si je ne supportais pas. Je sentais bien que, lui, il avait envie de manger des pastèques, mais qu’il s’en tenait à mes non-réponses puisque je m’interdisais d’en acheter. J’étais restée bloquée sur cette idée de fruit sans intérêt qui nous bernait avec ses couleurs complémentaires.
Je n’étais pas une mouche qu’on attrape avec du sucre et je n’étais pas une mouche du peuple non plus, je passais devant les pastèques la tête haute et fière.
Il s’est passé des années de tentations auxquelles j’ai courageusement résisté et durant lesquelles j’ai privé mon homme et mes enfants de pastèques.
Des années de vie sans pastèque jusqu’au voyage dans le Kurdistan.
Je me souviens des montagnes de pastèques sur les marchés d’Urfa. Je me souviens de ces disques rouge carmin bordés d’un filet blanc et d’un cercle vert foncé. Je me souviens de ma première pastèque, de mon premier croissant
vert et rouge, celui qu’ils m’ont offert et que j’ai porté à ma bouche, sentant que je franchissais tous les interdits du monde.
J’ai appris à cracher les pépins loin devant moi en visant le rivage du lac de Van, avec les Kurdes du PKK. Ce sont eux qui m’ont appris la liberté du fruit défendu, la fraicheur de la pulpe et le jus qui coule sur le menton.