![]() |
L'homme mort. Edouard Manet |
C’était en juillet.
C’était les vacances.
Nous avions le projet d’aller passer trois semaines à Bristol en Angleterre chez des copains. Ils s’étaient exilés là-bas depuis déjà de nombreuses années et nous n’avions jamais fait la traversée pour aller les voir. Et cette fois-ci nous nous étions décidés. On irait au Pays de Galles chez Dylan-Thomas.
Titania était du voyage avec nous, elle avait seize ans.
On avait réservé la traversée Le Havre-Portsmouth et on prévoyait de traverser la France en prenant notre temps avec une étape à Poitiers.
Sur le trajet de la première journée, nous nous sommes arrêtés à Oradour sur Glane. Je n’y étais jamais retournée depuis mon enfance. Mes parents devaient avoir eu la même intention que moi : faire un pèlerinage pendant les vacances.
C’est toujours aussi émouvant et déchirant et je prends conscience que, lorsque j’y suis venue la première fois, sans doute dans les années 60, cette tragédie n’était pas si ancienne que cela. Je pense que Titania est elle aussi sous le coup de l’émotion, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’en reparler avec elle, car la tragédie de l’histoire a laissé place, ce jour-là, à une tragédie du quotidien.
Nous avions réservé un hôtel à quelques kilomètres au nord de Poitiers et, le soir, nous sommes allés faire un tour au centre-ville, puis chercher un petit resto pour dîner. Tout était plein à craquer dans cette petite ville et ce n’est pas sans peine que nous avions réussi à trouver une table dans une pizzéria.
La serveuse était débordée. Elle est venue prendre nos trois commandes à l’arraché dans un brouhaha indescriptible, puis est repartie en courant. C’est à ce moment-là que Simon et moi rigolons et nous nous disons : « Mais elle ne nous a même pas demandé ce que nous voulions boire ! »
En effet, elle est repartie si rapidement et semble si loin que nous hésitons à la rappeler. Alors, Simon attrape la carafe d’eau et lance : « Eh bien, nous dînerons à l’eau ! »
Nous avons mangé nos pizzas, bu nos verres d’eau et nous sommes repartis en voiture rejoindre notre hôtel distant d’environ quinze kilomètres par la « deux fois deux voies » qui passe devant le Futuroscope.
Il fait presque nuit noire, la voie rapide est mal éclairée.
J’en fais la remarque à Simon, je lui dis : « C’est complètement glauque, on comprend que ce soit limité à 70 km/h. »
Légèrement tournée sur ma gauche, je vois que le compteur kilométrique affiche bien les 70 km/h. De toute manière, je sais qu’il respecte toujours les limitations.
Et puis, dans la minute qui a suivi, alors que je suis toujours légèrement tournée sur ma gauche, c’est arrivé.
Je hurle.
Je hurle le prénom de Simon.
Je hurle : « Simon, Simon, Simon… »
Sur la gauche de la voiture, j’ai vu surgir une ombre.
Cette ombre est devenue une silhouette humaine en se rapprochant de nous.
La silhouette qui se précipitait vers nous a eu un mouvement de recul. Un mouvement réflexe.
La silhouette a percuté le parechoc avant-gauche, a fait une grande pirouette en l’air et est venue se plaquer sur le pare-brise face à moi.
Le pare-brise s’est déchiré en petits morceaux et j’ai soudain eu le visage de la silhouette sur mon visage.
Un gros plan comme une sorte de prise de vue au grand angle projetée sur un écran cinémascope.
Et puis la silhouette a disparu et la voiture s’est arrêtée.
Et le silence s’est fait après le fracas de l’horreur.
Je me suis retournée pour regarder Titania et j’ai croisé son regard terrorisé.
J’ai pris mon téléphone dans mon sac et j’ai cherché à faire le 18. Je n’y arrivais pas, je ne voyais rien, je n’avais plus mes lunettes.
Simon est venu, a ouvert ma portière et m’a dit : « Il vit encore. »
Il a appelé les secours.
Je suis sortie de la voiture et j’ai couru vers les voitures qui avaient stoppé derrière nous et je me souviens que j’étais incontrôlable.
Je criais sur la route : « Venez nous aider, on vient de tuer un mec. Ne nous laissez pas seuls… »
Je me précipitais vers les voitures et au moment où je m’agrippais à une portière, j’ai entendu le déclic du verrouillage automatique de la portière.
Je n’oublierai jamais ce déclic en réponse à ma détresse.
Et puis, quelques véhicules plus loin, un couple a ouvert sa portière et est venu vers moi pour me proposer leur aide. Je leur ai demandé de prendre en charge Titania, de rester à s’occuper d’elle pendant que nous attendions les secours.
Je suis allée à l’avant de notre voiture pour savoir, pour essayer d’agir.
Un homme est arrivé en même temps et il m’a dit : « ?Je suis pompier, je ne suis pas en service ce soir, mais je roulais sur la voie en face quand il y a eu le fracas de l’accident et j’ai traversé pour venir vous aider. »
Il vient se pencher sur le corps disloqué de l’homme qui est étendu devant notre voiture.
Je lui demande ce qu’il faut faire et il me répond : « Rien. »
Et il prend son téléphone et je l’entends qui donne des ordres.
Il me dit qu’il a demandé des secours en renfort.
Je regarde l’homme au sol, Simon est accroupi à côté de lui. Je me dis que l’homme est en train de mourir.
Le véhicule de la gendarmerie, les pompiers, les urgentistes, tout se met en route.
Les secours médicaux sont sur l’homme et la gendarmerie est avec nous.
Les documents de la voiture… les questions… les tracés sur la route à la peinture rose fluo…
Nous attendons sur le bord de la voie, totalement sidérés.
Je vais voir les deux gendarmes et je leur dis qu’il faut faire un alcotest à mon mari. Ils me regardent presque un peu amusés par mon ordre, car c’est carrément un ordre que je viens de leur donner. Ils me répondent qu’on a le temps, qu’ils vont le faire.
Mais ils ne le font pas, alors je retourne les voir pour leur dire qu’il faut faire cet alcotest sans tarder.
Alors, ils posent un regard touchant sur moi et me demandent : « Pourquoi insistez-vous autant, Madame ? »
Je leur dis : « Parce que c’est pour l’instant la seule chose qui pourra un peu soulager mon mari. Il n’a rien bu. »
Ils me répondent : « Nous le savons. Nous nous en sommes bien rendu compte et c’est pour cela que nous ne sommes pas pressés. »
J’insiste : « S’il vous plait, faites-le tout de suite pour nous faire un peu de bien. »
Ils l’ont fait. L’alcotest était à zéro.
La nuit s’est éternisée sur le bord de la voie rapide.
Les étoiles pleuraient dans le ciel du Futuroscope.
Les gendarmes nous ont ramenés à l’hôtel.
On s’est allongés sur le lit en attendant que le soleil se lève et que le fourgon de la gendarmerie vienne nous rechercher pour les auditions.
À chacun de nous trois, ils ont demandé sa version de l’accident.
Mais il n’y avait pas grand-chose à expliquer.
Un piéton qui traverse la voie rapide, ils avaient l’habitude. Ce n’était pas le premier à se faire faucher.
Ils étaient gentils ces gendarmes, ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour nous réconforter.
L’homme blessé était toujours vivant et était à l’hôpital de Poitiers en réanimation.
La veille sur la route, ils avaient réussi à relancer son cœur.
J’ai demandé aux gendarmes de me tenir au courant de son état de santé.
Nous sommes revenus à Toulouse.
Une dizaine de jours plus tard, un gendarme m’a appelée et il m’a dit : « Madame, je viens vous dire que Monsieur M. a été débranché. »
Je lui ai répondu : « Ah, super ?! C’est une bonne nouvelle. Il va mieux. »
Et il m’a dit : « Non, Madame. Débranché, ça veut dire qu’il est mort. »
Le procureur de la République a classé l’affaire. Aucune charge n’était retenue contre le conducteur.
Nous avons mis longtemps à reprendre pied.
Pour chacun de nous trois, le traumatisme a été d’une violence inouïe. Les psys nomment cela le stress post-traumatique.
Simon ne se souvenait plus du nom de ses employés et collaborateurs. Une mémoire vidée, lessivée.
Je n’arrivais plus à formuler une phrase, je bégayais. J’ai bégayé longtemps. Et encore aujourd’hui.
Je suis allée raconter à un psy.
Titania pleurait en m’expliquant que l’absence de faute de la part de son père était à la fois pour elle un soulagement et une source d’angoisse. Elle me disait :
« Alors s’il n’a fait aucune erreur, ça veut dire qu’on ne peut pas éviter complètement un tel drame. Ça veut dire que, même si on est parfait, on peut être victime. C’est ça qui m’angoisse. »
Il aurait fallu que je la rassure, que je trouve quelque chose de réconfortant à lui répondre, mais c’était impossible, car c’était précisément la même chose qui m’angoissait. Savoir que l’on ne contrôle pas tout même quand on s’efforce d’avoir un comportement le plus exemplaire possible.
Nous reparlons souvent de ce drame que nous avons partagé.
Nous repensons à la serveuse pressée qui ne nous a pas demandé ce que nous voulions boire avec nos pizzas.
Nous évitons d’envisager le scénario de la serveuse qui fait son job correctement et propose la carte des boissons.
Un jour, Simon m’a avoué qu’il n’aurait jamais pu se pardonner d’avoir bu une simple gorgée de bière.
Titania me dit qu’elle évite autant qu’elle le peut de rouler sur des voies rapides. Treize ans plus tard, son angoisse est toujours présente.
Moi, je n’ai plus voulu conduire et ne touche un volant que par obligation.
Je suis une passagère pénible.
Simon sait qu’il doit rester à distance des véhicules qui nous précèdent, j’ai le cœur qui tape dès qu’un obstacle se rapproche du pare-brise.
Il sait que j’appréhende les piétons sur le bord de la route.
Il sait qu’il n’y a rien à faire et que je passe les trajets à me mordre les joues.
Cette nuit-là, il y a eu une fracture dans nos vies.
Un homme a perdu la sienne contre notre voiture
Et des étoiles se sont éteintes pour toujours dans notre vie.