mardi 9 août 2016

Je l'ai écrit à l'encre de mes larmes




Les salons de styloabillistes.
Pour exposer dans ces salons, il faut écrire avec un stylo à bille. C’est pour cela que ça s’appelle un salon de styloabillistes et que les gens qui y exposent s’appellent eux-mêmes des « styloabillistes ».
Pour comprendre le concept de ces expos il faut bien réaliser que le stylo à bille comme outil d’écriture est considéré par tous comme un medium mineur et que les écrivains qui utilisent encore le stylo à bille pour écrire leurs romans ont ressenti le besoin de se regrouper, de se serrer les coudes pour se sentir plus forts et résister à la pression de l’écriture à l’ordinateur.
Je trouve que c’est humain de se regrouper pour résister et que cette idée de se fédérer en styloabillistes est donc humaine et louable.
Il y a maintenant en France et un peu en Europe énormément de salons qui exposent les œuvres des styloabillistes. L’idée novatrice et originale à ses débuts est devenue presque envahissante.

Les gens affluent dans ces salons pour venir y chercher des modèles d’écriture au stylo à bille. Certains de ces écrivains, j’hésite à utiliser le mot écrivain dans ce concept très restreint des styloabillistes et nous verrons plus loin pourquoi, donc certains de ces écrivains styloabillistes proposent de former ceux qui le désirent à l’usage du stylo à bille dans sa forme la plus maîtrisée et la plus épurée. Cela s’appelle un stage de stylo à bille qui se déroule sur deux ou trois jours pendant lesquels les stagiaires sont totalement à l’écoute d’un maître styloabilliste qui va leur prodiguer conseils et méthodes pour qu’à l’issu de ces journées de formation, ils puissent se servir du stylo à bille pour écrire des romans.
Suivant le maître de stage, le matériel requis est différent, certains styloabillistes de la très vieille école préconisent le Bic cristal à l’encre bleu et uniquement celui-ci  alors que d’autres plus snobs n’écrivent qu’avec un Waterman. On rencontre aussi les adeptes du célèbre 4 couleurs …
Les plus malins ont compris qu’ils pouvaient vendre des sets de stylos à bille … Et que si ces sets proposés à la vente venaient d’un pays étranger lointain, ils seraient  porteurs d’un pouvoir éventuellement magique et surtout d’un coefficient de marge très très magique. C’est la dérive engendrée par le succès, le pouvoir du faire croire à un stylo magique qui écrirait des œuvres couronnées par le Goncourt.
C’est ainsi que chaque année un grand nombre de nouveaux styloabillistes sont formés à l’écriture au stylo à bille et que ces nouveaux adeptes se prennent à rêver qu’un jour prochain ils vont se retrouver eux aussi à exposer leurs œuvres et peut être à former à leur tour de nouvelles recrues ou à créer dans leur région un nouveau salon de styloabillistes.

Les visiteurs qui déambulent devant les œuvres sont curieux et avides de renseignements sur la technique. Ils posent leurs questions aux écrivains styloabillistes présents sur les lieux d’expo.
- Comment inclinez-vous votre stylo bille ?
- Vous autorisez- vous à ajouter un peu de stabilo ??
- Comment obtenez vous ce délié tellement spontané ?
- Êtes vous certain de n’avoir écrit qu’au stylo bille, je vous soupçonne d’avoir ajouté un peu d’encre en bouteille…
- C’est incroyable ce que vous écrivez, on dirait que vous l’avez vraiment écrit !

Il y a peu de temps est arrivé un nouveau partenaire pour le styloabilliste : le support papier était lui aussi valorisé et prenait quasiment autant d’importance que le stylo. Le plus à la mode est actuellement le petit cahier que l’on peut acheter en voyage à l’étranger. Peu importe le grammage de la feuille et souvent sa piètre qualité pour y faire glisser son stylo, c’est un cahier de voyage, un must !

Les visiteurs viennent aussi pour voir les démonstrations au stylo à bille des styloabillistes renommés.
Pendant environ une heure, ils se regroupent autour du maitre qui réalise une démonstration magistrale retransmise sur un écran. Stylo à bille à la main, ce dernier exécute une ou deux pages d’écritures propres à son style d’écriture calligraphique. Pleins et déliés, petites ratures de circonstance qui peuvent même aller jusqu’à la tache bien maitrisée, tout est écrit et composé avec une aisance qui plonge les spectateurs dans une admiration incontrôlée et aussi un sentiment consternant de leur propre médiocrité dans le maniement du stylo à bille.
Applaudissements … Bravo.
Clap de fin.

Toutes les œuvres exposées sont à vendre.
A la fin de la manifestation, certaines seront vendues et énormément ne le seront pas.
Certains styloabillistes repartiront sans  avoir vendu un seul livre.
Oui, UN LIVRE !
Je ne dois pas avoir peur d'écrire ce mot rarement prononcé pendant la manifestation : UN LIVRE.
Si tous ces mediums, divers stylos à bille et papier sont les vedettes du salon et  apparaissent comme un passion commune, une sorte de saint Graal à atteindre, c’est tout simplement dans le but d’écrire un livre.
Mais qui s’en souvient et qui a envie d’acheter un livre ?
Combien de lecteurs parmi les visiteurs ?
L’écriture pourrait-elle être représentée par l’usage d’un stylo particulier ?
L’écriture en tant que technologie, évidemment. Mais l’écriture en tant que transmission d’un texte dont le destinataire est le lecteur n’est-elle pas autre chose qu’une simple technique ?
Si les styloabillistes ont en commun l’usage unique du stylo à bille pour écrire leurs livres, ce n’est alors qu’une communauté technologique.
Les visiteurs et les admirateurs des styloabillistes sont des admirateurs d’une technologie et se trouvent ensuite totalement déconcertés face aux livres accouchés d’une écriture au stylo à bille parce qu'ils ne lisent pas ...

Ce stylo qui est l’unique véhicule du festival et qui a écrit, des romans d’amour, des polars, des poèmes, des haikus, des romans historiques, des histoires érotiques, des romans de gare, des pièces de théatre, des  sagas en 10 tomes, des feuilletons, des biographies, des tragédies, des livres pour enfants, des histoires de cul, des histoires de France, ce stylo n’a plus aucune importance quand on lit le livre, c’est juste un outil au service de la littérature. 

Les visiteurs ont oublié la littérature, ils ont oublié qu’ils pouvaient lire avec leurs yeux, ils ont oublié qu’un livre pouvait s’écrire avec l’outil et sur le papier qui convenait le mieux à l’écrivain et que le seul cadeau que l’écrivain peut faire à son public, c’est son style qu’il soit au stylo à bille, à l’encre ou sur un clavier et que ça s'appelle de l'Art.



Ma réponse insupportable


La scène se tient tous les jours à 500m de chez moi, à l'intersection de l'avenue Salvador Allende (et oui) et de la route de Paris. 
Il a l'air vieux mais je ne sais pas quel âge il peut avoir entre 60 et 80 ans. Il fait vieux, c'est certain. 
Je le vois mendier à ce carrefour depuis le printemps de cet année, je l'ai découvert à notre retour d'Inde. 
Il y a surement des gens qui le posent là le matin et viennent le rechercher le soir mais je ne les ai jamais vus.
Quand il fait froid il a une doudoune crasseuse et quand il fait chaud il est en pull. Entre deux feux rouges, il va s'assoir sur le petit muret de la concession automobile qui fait l'angle de l'avenue et pour le confort il glisse entre la pierre et ses fesses un petit bout de mousse tout dégueulasse.
J'ai remarqué que par les journées de canicule, on le posait avec une petite provision de bouteille en plastique remplies d'eau.
Je ne l'ai jamais vu manger, je le vois seulement remonter la file de voitures, son gobelet de mendiant à la main ou être assis sur la mousse posée sur le muret.
Je ne lui ai jamais rien donné car je voudrais que son affaire ne soit plus rentable et que ceux qui le posent le matin le déclarent improductif et lui foutent la paix.
j'ai aussi imaginé qu'il faisait cela de son plein gré, mais mon imagination fait un bloquage.
Si un jour je ne le vois plus, je voudrais être certaine que c'est parce qu'il ne travaille plus. Pas parce qu'il serait mort.
Cela fait 6 mois que je veux le prendre en photo et c'est seulement ce matin que je suis arrivée à me décider à le faire à l'arrachée avec mon téléphone à travers le pare-brise de la voiture.
Jusqu'à présent, j'avais manqué de courage pour le photographier en ayant peur que la diffusion de ces images puissent me valoir des représailles ... Et en ayant aussi la trouille de sa réaction quand il me verrait le photographier comme pour lui remettre une couche d'humiliation supplémentaire.
Ce matin, je me suis décidée.
Ce matin, je me suis dit qu'il fallait que je réponde à tous ces gens qui me demandent comment nous supportons la misère que nous côtoyons en Inde comme si elle n'existait pas en France.
Voilà ma réponse insupportable, elle est là, à 500m de chez moi au moment où j'écris ce billet et elle y sera encore demain et après demain et encore et encore ...