Quand on est peintre aquarelliste, il faut faire une démo dans le salon où l’on expose.
Bon, on n’est pas vraiment obligé, mais, quand même, il y a des lignes sur le règlement qui expliquent bien que, si l’on s’engage à faire ces démonstrations, on augmente ses chances d’être sélectionné pour exposer.
Je me suis toujours engagée à faire ces démonstrations, ces « démos » comme l’on dit, parce que cela ne me demande pas un effort surhumain dans la mesure où je ne connais pas le trac. (Précision : ne pas avoir le trac ne signifie pas être une personne qui ne connaît pas l’angoisse. Je suis une angoissée, mais pas une traqueuse, bon sujet pour les psys, à vous de faire le distinguo et d’expliquer le pourquoi du comment. Moi, je ne sais pas.)
Donc, no trac no souci, je fais des démos.
J’ai suffisamment de recul pour dire que j’en ai marre de faire des démos et que je termine à chaque fois accablée par une tristesse sans nom, car la nommer reviendrait à me mettre en colère et sûrement à pleurer.
Oui, il y a souvent beaucoup de monde pour venir me regarder peindre et j’en vois qui, le carnet à la main, stylo suspendu et notent frénétiquement sur la page du carnet ouvert au creux de leur main. Que notent-ils d’ailleurs ?
Ma peinture ne peut se résumer à ce que je dis. Je parle beaucoup quand je peins, alors ils notent beaucoup. Il y a aussi ceux qui prennent des photos, je ne sais pas vraiment ce qu’ils pourront en retirer ensuite et si même ils regarderont un jour ces images. Ma petite angoisse à ce moment-là, c’est uniquement : « Pourvu que je ne sois pas trop moche sur leurs photos, pas trop voutée sur mon travail. » Je n’aime pas être moche, même si je souhaite que l’on aime avant tout mon travail et aussi mes idées, je souhaiterais que ma gueule suive aussi.
Peut-être devrais-je demander que l’on ne prenne pas de photos ? Je n’aime pas imposer de restriction et étant en plus moi-même une photographe, je me demande comment je pourrais demander à d’autres personnes de s’abstenir de prendre des photos.
Devrais-je demander aux gens de me respecter, de respecter les artistes ?
Devrais-je préciser aux organisateurs que nous ne sommes pas des animateurs ?
Devrais-je expliquer que, chaque année, je déclare aux impôts un déficit ? Sur la ligne prévue au formulaire, il y a inscrit le mot « insuffisance », et j’aime bien ce mot qui insiste et qui me fait remarquer que cela ne suffit pas.
Devrais-je raconter que mon petit-fils m’a fait remarquer que je passais plus de temps à préparer mes expos qu’à peindre ?
Devrais-je être triviale au risque de déplaire et dire qu’une démonstration ne relève en rien d’un calcul économique, car, dans 99 % des cas à la fin de la démo, les spectateurs rangent leur carnet et repartent discrets à pas de loup comme si le terrain était miné.
J’aimerais qu’ils soient reconnaissants.
J’aimerais qu’ils soient polis.
J’aimerais juste un merci.
Je me souviens de l’un de ces jours de biennale et d’été brulant où je faisais une démo chaque jour. Les spectateurs venaient régulièrement en masse autour de moi me regarder peindre et il y a eu ce jour où une dame s’est avancée pour me dire : « Je suis déjà venue trois fois vous voir peindre depuis le début de la biennale. Le soir, dans ma chambre d’hôtel, je m’efforce de refaire ce que vous avez fait, mais à chaque fois il me manque quelque chose, alors je reviens voir votre démo encore une fois. »
Je n’ai pas su quoi répondre à cette dame assidue.
J’aurais dû lui dire que j’animais des stages. Mais les stages sont payants… Les démos, elles sont gratuites.
Et puis je me pose une autre question qui me semble bien plus lourde de conséquences : « Comment justifier et expliquer le prix d’un tableau alors que je suis en train de faire la démonstration que je les peins en seulement une heure ? Comment les spectateurs peuvent-ils digérer que je peins si vite et sans effort, sans être laborieuse ? »
Eux qui ne cessent de me questionner sur le temps que je mets à réaliser une œuvre en lorgnant sur l’étiquette qui affiche le prix de ladite œuvre ?
Je fais quoi ? Je réponds quoi ?
Ai-je à me justifier ?
J’aimerais leur expliquer que j’ai passé du temps à apprendre à peindre vite, car je sais que c’est cette vitesse d’exécution qui donne de la force à ma peinture.
J’ai essayé de le dire, ça ne marche pas.
Donc j’en ai conclu qu’il valait mieux faire l’impasse sur ce type de question et répondre dans le vide à la manière d’un politique.
Mais quand je fais une démo, on voit que je peins vite !
J’essaie toujours de me ralentir un peu, j’arrive ainsi au mieux, à gagner un quart d’heure. Un quart d’heure, ça ne change rien à mon imposture aux yeux des spectateurs…
J’ai juste le sentiment de me tirer une balle dans le pied !
Pourquoi ne demande-t-on jamais aux peintres qui peignent à l’huile ou à l’acrylique de faire des démos ?
Pourquoi ces gens qui peignent, qui regardent les démos, qui suivent des stages ne sont-ils pas des acheteurs ? Si parfois ils le sont, cela reste dans une proportion infinitésimale.
Chaque fois que je vends une de mes aquarelles, je suis étonnée de constater que l’acquéreur est un profane. S’il est toujours intéressé de connaître l’histoire de l’aquarelle et ce qui a pu susciter en moi son interprétation sur le papier, il se fout totalement de la quantité d’eau que j’ai pu mettre, si j’ai mouillé mon papier partout ou juste par zones, si j’ai un petit ou un gros pinceau et si ses poils sont naturels ou synthétiques. J’aime vraiment qu’il ne s’y intéresse pas et qu’il ne se pose pas toutes ces questions qui ne concernent que moi.