mercredi 13 avril 2016

Monsieur B.

Magritte-Le fils de l'homme

Date limite d’envoi de votre déclaration : 05/05/2016.
Il ne faut pas mollir, il faut que je le fasse, c’est ce que je me dis.
Cette année, ils ne nous laissent pas le choix, il faut le faire en ligne. Cela ne me dérange pas, l’ordi est un outil que je maîtrise bien, par contre les  chiffres et les calculs me dépassent totalement et ne m’intéressent pas, mais Jno a fait toute ma compta, je n’ai plus qu’à recopier sur les bonnes lignes, ça je sais faire.

Des le départ, le jeu est sophistiqué, il faut aller s’inscrire sur le site impots.gouv.fr et renseigner son identité et son numéro Siret et là on se dit, c’est bon, on y va, on se débarrasse de la corvée, mais non, un message arrive et vous dit : - Nous allons  envoyer votre code d’activation à votre adresse postale. Ah … le virtuel a déjà ses limites, il va donc falloir attendre le passage du facteur sur son scoot jaune pissenlit.
Et un matin, dans la boite aux lettres, la vraie celle qu’on ouvre avec une vraie clé, mon enveloppe est arrivée. Comme j’avais complètement oublié cette histoire de code d’activation, je me prends une grosse suée en voyant l’enveloppe et son tampon Services des Impôts, je me dis : -Putain, je me suis pris un PV. Enfin pas moi, je ne conduis jamais, mais la voiture est assurée à mon nom, ce qui fait que c’est quand même moi qui me prend les amendes et les retraits de points. Mais vu que je ne conduis pas, je peux bien me faire retirer des points. Ok. Mais quand même, c’est pour le principe, je n’aime pas perdre des points. On ne sait jamais, un jour j’aurais peut être envie de re-conduire.
Là, ce n’était pas un PV, c’était mes codes d’activation.
Et je ne sais pas pourquoi, peut être le contre coup de la grosse suée de trouille, mais ça m’a toute excitée. C’était peut-être le mot « activation » ??? Je sens que l’on va m’activer et cela m’excite.
Je suis allée sur mon MacBook pro, car j’ai un MacBook pro dernière génération avec plein de mémoire, et j’ai activé mon compte professionnel sur Impôts.gouv.fr et là, ça m’a vite calmée. Je me suis retrouvée sous un flot de questions concernant mes coordonnés bancaires pour le mode de prélèvement de mon impôt. Je remplis tout consciencieusement en me disant que ça pourra aussi leur servir s’ils ont besoin de me faire un virement pour crédit d’impôt.
Et puis j’ai refermé mon beau compte professionnel en pensant que le plus dur était fait et que la semaine prochaine je ferai ma déclaration, la 2035 celle qu’on appelle contrôlée et ça aussi, chaque année, ça me fait rigoler car je ne sais pas ce que ça veut dire. Je me demande juste s’il y en a qui sont incontrôlées.
Hier, j’ai de nouveau ouvert mon compte pro sur Impots.gouv.fr pour remplir ma déclaration contrôlée 2035.
Première angoisse, j’ai oublié mon mot de passe et je ne sais même plus si j’ai choisi le mode d’accès par mot de passe ou par certificat comme ils disent. Je tente le mot de passe que je mets partout et ça marche. Là je me colle tout de même trois petites baffes au passage, car ouf, c’est mon mot de passe habituel, mais c’est pas malin d’avoir le même mot de passe pour absolument tous mes accès depuis 15 ans … Mais c’est pratique. Vivons dangereusement.
Me voilà enfin arrivée au but.
Et la belle page de la déclaration 2035 contrôlée s’ouvre avec mon nom et toutes mes infos. C’est rassurant, on se sent tout de suite chez soi.
Je complète les premières lignes, quelques boutons radios comme ils se nomment chez les informaticiens (pour que vous réalisiez bien que je maîtrise mon sujet) puis des champs à remplir (je maîtrise toujours) avec ma profession : artiste peintre et la date de mon début d’activité.
Et puis on arrive au cœur de ce pourquoi on a déjà perdu un temps fou : la déclaration des chiffres. Et là plus rien ne se passe, impossible de rentrer quelque montant que ce soit, le champ est inactif (là aussi, vous noterez mon vocabulaire précis, le champ inactif). Je bataille un peu mais pas longtemps car quand un champ est inactif, il n’y a pas grand chose à faire.
Je décide d’appeler le numéro du centre des impôts professionnels pour Toulouse Nord. Il est 16h12, pas de chance ils bouclent à 16h00.
Je m’y remets le matin suivant, c’était aujourd’hui, et je rouvre mon espace pro sur Impots.gouv.fr. C’est plus rapide qu’hier car ce matin je n’ai pas oublié mon mot de passe et j’en profite pour me remettre deux ou trois petites baffes pour « mot de passe non  sécurisé mais bien pratique tout de même ».
Ma déclaration 2035 contrôlée s’ouvre identique à celle d’hier et toujours aussi inactive en ce qui concerne les champs des chiffres à déclarer.
Pas de temps à perdre, je compose le numéro du centre de Toulouse Nord, c’est leur horaire d’ouverture au public et c’est même tellement leur horaire qu’ils ne peuvent pas répondre car ils sont tous occupés. Je persiste pendant une heure pour finalement abandonner et me rabattre sur le numéro national, un 800 machin à 6 centimes la minute.(je me rends compte en écrivant que je ne sais plus si c’était à la minute ou à la seconde …)
Mon interlocutrice est très aimable et courtoise mais ne comprend rien et me dit que sans doute mon compte n’est pas encore activé et qu’il faut attendre quelques jours. Oui mais la date limite est au 5 mai, c’est ce que je lui fais remarquer, alors elle me dit qu’il faut appeler mon centre local à Toulouse. Je lui explique qu’ils ne répondent pas, elle me dit : -c’est normal, on est débordé, je vais vous donner une liste des lignes directes.
Me voilà avec une liste de 5 lignes directes que je compose successivement et qui sonnent dans le vide jusqu’à la dernière qui enfin me répond. C’est une dame qui s’énerve immédiatement dès que je lui expose mon problème et qui me dit sans détour : -Ce n’est pas mon problème. Je lui fais remarquer que jusqu’à présent j’ai eu à faire à des gens extrêmement gentils et courtois et que je suis surprise par sa réponse. Elle me dit alors : - Je ne peux pas vous apporter de solution, cela ne sert à rien de me traiter de méchante. Là, j’ai envie de rire, ça fait carrément section maternelle. Je lui précise que je ne l’ai jamais traitée de méchante, que c’est elle qui tire ses conclusions toute seule.
Comme je ne lâche pas le morceau en lui disant que je demande seulement à pouvoir faire ma déclaration de revenus, elle me dit : -Je vais vous passer Monsieur B.
Je crois que ça doit être un chef ce Monsieur B. à la manière dont elle prononce son nom.
Voilà Monsieur B. Il est là qui me parle. Mais il ne me parle pas Monsieur B., il m’engueule copieusement. Il me dit que ce que je veux faire est impossible, je ne peux pas faire ma déclaration en ligne par moi-même, c’est mon expert comptable qui doit le faire avec ses clés d’accès. Et voilà Monsieur B. qui est parti dans son délire administratif de comptable et de déclaration. Je tente un tout petit : - Je suis une artiste, je ne peux pas avoir un expert comptable … J’ai mis le feu aux poudres de Monsieur B. Une artiste !!!!! C’est là qu’il me dit : -C’est votre problème si vous ne pouvez pas vous payer un expert comptable.
Je lui dis qu’il ne peut pas me dire ça car il n’est noté dans aucun article de loi qu’un artiste doit avoir un expert comptable pour pouvoir faire sa déclaration 2035 contrôlée en ligne. Monsieur B. ne répond rien (peut-être qu’il réfléchit) et me dit : -Vous n’avez qu’à faire votre déclaration en document papier mais il faudra bien vous y faire, l’informatique, vous n’y échapperez pas.
Là, il me gonfle Monsieur B., il me parle comme si j’étais une vieille mémé dépassée.
Alors je lui raccroche au nez à Monsieur B.
Et je me dis que tant pis, je verrai demain parce que demain est un autre jour et que j’en ai marre pour aujourd’hui.
Cinq ou dix minutes se sont écoulées quand le téléphone sonne. Je décroche et j’entends : -Madame Moyen ? (j’adore quand on m’appelle Madame Moyen) et je reconnais la voix de Monsieur B. qui pourtant ne se présente pas. Dieu ne se présente pas.
-Madame Moyen, je crois que pour votre déclaration en ligne, il faut d'abord remplir les documents annexes pour pouvoir remplir le document principal.
-Ah Monsieur B. comment aurais-je pu le deviner ?
-Oui Madame Moyen, grâce à vous nous avons compris qu’il y avait un malentendu dans la présentation de nos documents en ligne. (Monsieur B. ne me reparle plus de mon expert comptable et j’ai la courtoisie de ne pas y faire allusion non plus). Je vais vous envoyer toute la notice explicative et vous pourrez remplir votre déclaration.
J’ai beaucoup remercié Monsieur B. que j’imaginais assis raide sur sa chaise dans son costume 3 pièces, et lui ai dit que j’allais avec sa permission diffuser le document explicatif à mes amis artistes qui allaient sans aucun doute rencontrer les mêmes problèmes que moi. (je lui ai épargné la révélation que eux aussi n’avaient pas d’experts comptables).
Et là, Monsieur B. tout mielleux a eu cette incroyable réflexion sortie droit du cœur : - Vous avez tellement d’humanité en vous les artistes, vous qui donnez vos œuvres au monde entier.
Et là, je lui ai dit : - Non Monsieur B., je ne donne pas mes œuvres, je les vends car si je les donnais je ne serai pas pareillement emmerdée pour faire ma déclaration de revenus.
  

vendredi 8 avril 2016

Deux jours dans la vie d'un chef

Vertemnus-Giuseppe Arcimboldo


Je croise des gens, je les rencontre, je leur parle, je les regarde et souvent nous partageons même un moment de vie ensemble et puis je les oublie. Ils quittent ma vie sans bruit et sans histoire. C’est la vie et ses rencontres éphémères, la vie et ses moments qui filent sans histoire.
  Et il y a les rencontres qui vous clouent, qui vous laissent silencieux à écouter, à regarder.
  Il y a eu cette rencontre rare.
  Un déplacement professionnel pour un stage durant lequel je partage et enseigne l’aquarelle et ma passion pour l’art, pour la photo, pour la littérature.
  Les organisateurs avaient proposé de me loger chez une personne de l’association en me disant : « Vous serez bien soignée chez lui, c’est un ancien restaurateur. »
  C’est tout ce que je savais et cela me suffisait. Je sais que je peux m’adapter, ma vie est devenue nomade, tout y est surprise et parfois déception.
  Je l’accepte, car c’est une vie amusante et sans routine que je sois en France ou en Inde.
  Me voici donc arrivée chez mon hôte, le restaurateur à la retraite, il s’appelle Jean-Marc.
  Tout chez lui est d’une banalité effrayante dès l’entrée, on peut dire qu’on est chez tous mes voisins de palier réunis. Il n’y a rien à dire, car il y aurait trop à décrire d’une vingtaine d’aquarelles accrochées à la queuleuleu sur la rampe d’escalier qui monte à la mezzanine, trop d’aquarelles dans des cadres posées sur le bahut, trop d’aquarelles sur les murs de la chambre, je ne sais plus où regarder, je ne sais pas s’il faut dire que je les ai vues, s’il faut dire que je les aime. Je suis totalement dépassée et je passe en mode adaptation rapide, en mode indien, j’intime à mon cerveau de ne plus penser, de ne pas juger, de ne pas jauger, de ne pas se rebeller. C’est un mode de repli qui est proche de la méditation, les images arrivent devant mes yeux, mais ne doivent pas atteindre l’endroit de mon cerveau où se situe le jugement.
   Quand cet état est atteint, et je me dois d’ouvrir une parenthèse pour vous dire qu’avec l’expérience indienne j’y parviens avec une facilité de plus en plus déconcertante et vous êtes prévenus, il est de plus en plus difficile de me déstabiliser maintenant que je fonctionne « à l’indienne », donc parenthèse refermée et fonctionnement indien mis en route, je laisse la soirée se dérouler, attendant amusée que mon hôte restaurateur me montre ses capacités culinaires, car je suis gourmande.
  Mon cerveau me dit soudain : « Débranche “le mode indien” et passe en mode “moment exceptionnel.” »
  Le moment exceptionnel va durer deux jours.
  Jean-Marc a passé sa vie derrière les fourneaux de son restaurant gastronomique, fils de restaurateur, il a pris la suite de son père. Et il me précise : « Mon père adoptif, je suis un enfant adopté. »
  Je ne dis plus rien, à partir de ce moment-là, je l’écoute et je le regarde.
  C’est un monsieur dont on peut dire qu’il est un jeune vieux monsieur. Il est petit et bedonnant, gouailleur et drôle et me déroule sa vie avec l’impudeur des gens qui ont vu la vie.
  Sa femme, qui l’a accompagné derrière les fourneaux et dans l’aventure de leur vie, possède cette même gouaille et ce franc-parler généreux.
  Je me retrouve devant une table dressée au cordeau, chaque couvert est à sa place, les verres alignés, les serviettes pliées repassées, et les plats se succèdent comme dans un pas de deux exécuté par Jean-Marc et sa femme, en parfaite harmonie et dans une totale aisance dont ils ne laissent échapper que quelques sourires qui laissent soupçonner un bonheur total.
  C’est hallucinant.
  Je suis l’invitée d’un grand chef !
  Les plats sont servis et annoncés depuis les amuse-bouche jusqu’au dessert.
  Les vins déclinés.
  Jean-Marc et sa femme se partagent le service, se croisent entre cuisine et séjour, puis viennent s’asseoir, me faisant oublier dans l’instant que deux minutes auparavant, ils me présentaient les plats et garnissaient mon assiette.
  Jean-Marc me raconte sa vie de chef gastronomique, sa vie derrière les fourneaux, mais aussi ses rencontres avec le monde du showbiz, celui de la politique. Ces personnalités qui faisaient le détour pour s’arrêter manger dans son établissement étoilé. Il y avait Jean Carmet qui buvait plus qu’il ne mangeait, Bigard qui a passé une soirée à faire le service et à inventer au menu des plats qui n’existaient pas. Jean-Marc me dit que, ce soir-là, il a eu du mal à faire la fermeture, les clients ne partaient plus. Des politiques qu’il a côtoyés de très près, dont il taira le nom, et qui lui ont laissé des souvenirs plus amers.
  Il parle et raconte avec générosité.
  Je comprends combien il aime les gens et que cet amour a été le moteur de sa vie professionnelle.
  Il me dit : « Passer quatre heures à disposer et organiser la présentation d’un plat et les voir l’engloutir en dix minutes, c’est tout simplement dingue ! » Je comprends que, quand il me dit ça, il ne ressent aucune frustration, il est simplement heureux de donner du plaisir.
  Et puis ses yeux se voilent de larmes quand il évoque son départ, la vente du restaurant et la séparation avec le personnel. Je lui demande comment il a vécu son départ à la retraite et c’est de la séparation d’avec son personnel dont il me parle en retenant son chagrin.
  Il me dit : « Tu te rends compte, ma grande — à partir de là, il m’appellera tout le temps, ma grande —, il y en a qui étaient avec moi depuis vingt-cinq ans !
  Je comprends que cet homme devait être comme un père pour certains. Lui, l’enfant adopté devenu chef, ne supportait pas d’avoir abandonné son personnel, ses enfants.
  Je l’écoute. 
  Tout est généreux chez lui, son volume, ses yeux, sa bouche, son rire et sa voix forte.
  La seule certitude que j’ai face à ces personnes généreuses, c’est qu’il faut accepter ce qu’ils me donnent, car la générosité est l’essence de leur vie. Se défiler et ne pas moi-même ouvrir les bras pour recevoir, serait leur faire affront.
  J’ai vécu ainsi ces deux journées à la table d’un grand chef dans une salle à manger d’une modeste maison de village qui ressemblait plus à « chez la mère à Titi » qu’à la demeure des Rothschild.
  Le dernier jour, quand je suis rentrée de ma journée de stage, j’ai trouvé Jean-Marc assis devant la télé, les coudes sur la table et hurlant : « Mais quelle bande de branleurs !!!! On ne monte pas un sabayon comme ça !!! C’est pas de la cuisine, c’est du spectacle ! »
  Il regardait « Dans la peau d’un chef » sur France 2 en hurlant comme un supporter de rugby devant un match de tournoi des six nations.
  Sa femme me dit : « Il regarde tous les jours et passe une heure à hurler, mais je ne peux pas l’en empêcher. »
  Je m’assieds à côté de lui, j’aimerais rester pour l’entendre commenter et le voir gesticuler devant l’écran.
  Je dois partir, je laisse les commis de Christophe Michalak dans les mains de Jean-Marc.
  J’entends le rire du chef
  J’ai vécu deux jours « Dans la vie d’un chef ».