"Les ombres de Francesca Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile" Ary Scheffer
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C’est une famille.
C’est comme ça que l’on dit quand il y a un papa, une maman et deux enfants.
Le papa s’appelle Pierre, il a 28 ans, il est jardinier dans une entreprise paysagiste de la commune.
La maman s’appelle Monica, elle a 25 ans.
Les deux enfants, deux petits garçons, l’un est encore un bébé et l’ainé doit avoir 3 ans.
Ils habitent une grosse maison en face de chez Marianne, ma meilleure amie, mon amie de cœur. Nous avons chacune à peine 30 ans.
Je connais Monica parce qu’elle est la voisine de Marianne et qu’elles sont devenues amies. Alors, l’amie de sa meilleure amie, on la croise souvent, on rigole avec elle et on finit par devenir copines.
La semaine, on se fait des après-midi gouter et épilation à trois en attendant de récupérer les gamins à la sortie de l’école.
Parfois, une ombre passe pendant ces après-midi de filles. C’est Louis qui revient d’un chantier et qui circule discrètement dans la maison. Je ne sais pas vraiment ce qu’il venait faire, car il était toujours silencieux et ne se montrait pas. Je ne le connaissais pas, juste une silhouette que je devinais jeune et sportive avec des cheveux bruns ébouriffés.
Monica était du format d’une souris, une sorte de femme miniature. Elle riait et sautillait. Elle voulait nous dire qu’elle était heureuse et que tout allait bien.
J’ai rapidement senti que tout allait mal. Je voyais l’ennui de Monica, ses journées qui ne passaient pas. Je crois que le mot qui convient le mieux pour qualifier les journées de Monica, c’est : désœuvrement. J’ai dû parler de ce désœuvrement avec Marianne, qui me révèle que Monica ne sait pas lire. J’en suis restée sidérée, ça, je m’en souviens très bien.
Marianne me raconte alors que Monica est arrivée de Sicile avec sa famille quand elle avait une dizaine d’années et que la directrice de l’école de la commune dans laquelle ils se sont installés l’a mise dans une classe de CP pour qu’elle apprenne à lire et à écrire. Monica était perdue et humiliée au milieu de ces enfants de six ans dont elle ne comprenait pas les conversations et auxquelles elle ne se serait de toute manière pas intéressée, car elle avait douze ans, elle était Sicilienne et personne ne voyait qu’elle était là.
Elle a appris à parler français et c’est tout. La lecture et l’écriture sont restées des notions interdites et mystérieuses.
Pour que ses journées soient moins longues à faire passer, Louis a enregistré des clips de musique et elle branche le magnétoscope, enclenche la cassette et la musique disco remplit le vide de sa vie.
J’écoute parler Marianne, qui connaît bien Monica et je réalise l’étendue des dégâts. C’est sous cette forme que j’ai ressenti la vie de Monica, comme un ravage, comme un gâchis… Et je me souviens aussi combien j’ai été déconcertée par la révélation de son illettrisme. J’étais encore jeune, je ne savais pas comment il était possible de vivre dans un tel isolement intellectuel.
Louis passait toujours comme une ombre discrète lors de nos après-midi de filles, je ne saisissais toujours rien de lui, pas un regard, pas un bonjour, parfois une voix qui interpelait Monica pour lui dire : « À ce soir. »
Et il y a eu cette soirée de 14 juillet où nous marchions Simon et moi sur les bords de la rivière en attendant que la nuit tombe et que le feu d’artifice soit tiré. Je les reconnais, ils arrivent face à nous. Monica pousse le petit dernier qui dort dans sa poussette et Louis marche à ses côtés, l’ainé juché sur ses épaules.
Nous nous arrêtons, je présente Simon et Monica nous présente Louis.
Je peux enfin le voir et, dans cette lumière entre chien et loup, Louis est un homme très jeune. Il est pétillant. Il semble heureux.
Monica sautille et bondit.
Nous repartons et Simon me dit : « Qu’elle est mignonne, cette jeune femme ! »
C’était la dernière fois, je ne le savais pas.
Le téléphone a sonné et j’ai décroché pour entendre Marianne hurler : « Viens, il y a eu un drame chez Louis. C’est Monica. »
Nous y sommes allés. Pas chez Louis et Monica, nous sommes allés chez Marianne. Il y avait du monde rassemblé autour de la table de la cuisine, déjà plein de monde qui pleurait, qui s’agitait.
Marianne me dit : « C’est Monica, elle a fait une connerie. C’est fini. Elle s’est pendue. »
C’était une grosse connerie en effet, une énorme connerie irréversible.
Monica était morte.
Les jours qui ont suivi ont défilé dans la chaleur d’un mois de juillet grenoblois, dans la moiteur de notre chagrin encore contenu par la stupéfaction et l’incompréhension de son geste.
Je ne suis pas allée voir Monica sur son lit mortuaire. Marianne m’en a dissuadée tous les jours qui précédaient ses obsèques. Elle me la décrivait, me racontait qu’elle avait été maquillée bizarrement et qu’on l’avait habillée avec la robe qu’elle avait achetée pour un mariage auquel Louis et elle étaient invités le mois prochain.
Elle me dit : « ?Tu verrais, c’est une robe à franges genre rock and roll. Pas vraiment notre genre de fringues, mais elle, elle aimait ces trucs. ? »
Non, je ne vois pas très bien le truc, j’imagine juste les franges à plat.
Quand je repense à ces jours qui ont suivi le drame, ce sont toujours les franges de la robe de Monica qui me viennent à l’esprit. Et je vois des franges étalées à plat autour de son corps inerte alors que ces franges, elle les avait imaginées bougeant et dansant autour de son corps vivant et charmant.
Des franges à plat, des franges qui ne dansent pas, des franges mortes. Je n’ai pas envie de les voir.
Marianne va souvent la voir. Elle me dit : « Ça me fait du bien. »
Je comprends. Mais je n’irai pas. Je l’ai su le jour où Marianne m’a dit : « Il fait chaud, Monica sent mauvais malgré la glace qu’on dispose autour d’elle. »
Il y a eu le jour des obsèques. Un jour terrible dont je ne garde que l’image terrifiante de Louis marchant dans le cimetière, le dos courbé, le dos effondré, les yeux au sol.
Et il a fallu passer à l’après.
Louis ne voulait plus rentrer dans leur maison, ne voulait plus dormir dans leur chambre, ne voulait plus rien voir qui lui rappelait le drame. Il est allé s’installer ailleurs et nous a demandé de vider la maison. Il ne voulait rien conserver, il ne voulait plus rien regarder, plus rien toucher, plus rien sentir, plus rien ressentir.
C’est deux semaines plus tard que nous nous sommes retrouvés à plusieurs amis dans cette maison pour la vider de son histoire.
Je n’y étais pas revenue depuis que Monica s’y était pendue et j’appréhendais ce que j’allais y trouver, car personne n’y avait remis les pieds.
Je suis entrée et dans le séjour, j’ai revu cette longue crevasse qui coupait le carrelage du séjour en deux dans la diagonale. J’avais toujours été impressionnée par cette fracture due au tremblement de terre qui avait eu lieu dans le Vercors dans les années 60 et qui avait fortement ébranlé les maisons alentour. J’ai regardé encore une fois cette fracture qui me fascinait et je suis montée à l’étage.
Marianne m’avait dit : « Nous deux, on va se charger de leur chambre. Vas-y, je te rejoins. »
Je suis montée à l’étage et sur le palier, j’ai levé les yeux vers le plafond. J’ai baissé les yeux au sol. Du sang.
Non. Surtout ne pas chercher de traces, ne pas chercher où, ne rien chercher, ne rien voir, avancer droit devant et ne plus lever les yeux au plafond et aller directement dans la chambre.
Le lit est défait, les oreillers ont conservé l’empreinte de la dernière nuit. Je m’assieds sur le bord et aspire une bouffée de courage pour m’attaquer au déblaiement de ces derniers souvenirs intimes.
Je m’empare de l’oreiller le plus proche de moi, et, en le soulevant, je découvre un nid de petites boules. Une dizaine de petites boules de la taille d’une balle de ping-pong, entassées sous l’oreiller. J’avance ma main vers cette colonie intrigante pour en saisir une et découvre au bout de mes doigts un petit amas de tissus dur et sec compressé en boule. Toutes ces petites boules sont des mouchoirs en tissus gorgés de larmes et de morve qui ont été pressés et roulés entre des mains désespérées pour former ces petites boules sèches accumulées sous l’oreiller…
Je comprends des larmes sans fin pour une vie sans issue et mon cerveau ne m’autorise qu’une seule réflexion : « Elle n’utilisait pas de kleenex… Elle avait encore des petits mouchoirs en tissu fleuri, des mouchoirs de petite fille. »
C’est tout.
Je ne pense pas plus. Je jette les petites boules de chagrin dans le sac poubelle posé sur le sol, à mes pieds. En atterrissant, les petites boules font bing et ploc comme deux grosses larmes.
Marianne arrive dans la chambre.
Nous enlevons les draps, nous ne parlons pas, nous balançons tout dans de grands sacs que les hommes emportent à la décharge.
La maison a été vidée et nettoyée de toutes ses traces et une autre famille est venue l’habiter.
La vie est revenue comme revient la vague, tout doucement, presque délicatement pour faire encore vibrer nos existences hagardes.
Nous vivions sans Monica.
Louis ne vivait plus.
Marianne survivait à son chagrin.
Un jour, Louis a décidé de recommencer à vivre.
J’ai vu son regard nous regarder, j’ai entendu sa voix se faire entendre, j’ai senti sa main serrer la mienne, j’ai compris qu’il était vivant et qu’il nous le disait.
Louis nous disait qu’il fallait vivre.
Aujourd’hui, il s’est écoulé plus de trente ans et je regarde Louis.
Il est devenu un homme émouvant et bouleversant.
Il y a dans son regard cette immense bonté que l’on ne rencontre que chez les gens qui ont décidé de vivre pour donner le meilleur.