J’ai écrit ce billet le 21 mai 2015 avant de savoir que l’adoption de notre fille s’inscrivait dans un trafic d’enfants organisé par une bande d’escrocs à laquelle madame Perera appartenait. Je ne l’avais pas nommée dans mon texte, je l’avais appelée « elle » ou « la responsable de l’orphelinat de Colombo », mais c’est bien elle, madame Perera, qui nous a manipulés, trompés. C’est elle qui a détruit la vie de milliers d’enfants et de parents biologiques et adoptifs.
Nous l’attendons assis sur le rebord du lit au matelas très dur. Parfois, nous nous levons et marchons. Il faut résister à l’envie de sortir sur la rue pour guetter la voiture qui va arriver.
Hier soir, quand nous sommes arrivés, elle est venue nous dire que ce serait pour ce matin.
Elle nous a dit qu’elle pesait 5 livres et qu’elle était née le 1er janvier et qu’elle s’appelait Inoka.
Et puis rien d’autre.
J’ai essayé de poser des questions, des questions de n’importe quoi, des questions auxquelles je n’avais jamais pensé et auxquelles je ne pense plus jamais.
Elle m’a écouté en posant un coin de ses fesses sur une chaise et elle m’a juste dit : « Vous parlez parfaitement anglais. »
Et puis elle a pris un petit bout de papier sur lequel elle a noté le poids, la date de naissance et le prénom. Cela voulait dire : je ne veux pas entendre vos questions, tout est sur ce papier et c’est tout.
Elle est repartie en nous disant : « Vous la rencontrerez demain matin. »
Depuis hier soir nous relisons le bout de papier, nous refaisons l’histoire de ces neuf mois passés à l’attendre.
Juste neuf mois.
Tout le monde nous dit que c’est bien peu, mais moi, je n’ai jamais mis plus de temps à faire un enfant. Pour les deux précédents, j’y ai mis neuf mois, pour celle-ci, ce sera aussi neuf mois.
Neuf mois de relations et de mauvaise communication avec cette responsable de l’orphelinat de Colombo. Elle y a mis toute sa plus mauvaise volonté, tout son esprit corrompu pour nous réclamer un maximum de cadeaux farfelus. Des commandes de cadeaux que l’on qualifierait aujourd’hui « d’improbables ? » selon ce vocable tellement à la mode, mais à l’époque, je disais simplement, surréalistes et totalement inconcevables.
Mon incompréhension face à des plantes d’appartement en plastique ou des lunettes de soleil ou encore des biscuits « pour maigrir ? » était telle que je ne comprenais même pas ce qu’elle me demandait en anglais au téléphone. Elle s’était un jour énervée et m’avait dit que je ne parlais pas bien anglais et que ce n’était pas la peine que je me déplace à Colombo.
Mon dossier était classé.
Quelques jours et quelques nuits d’insomnie plus tard, je l’avais rappelée et j’avais fini par comprendre la liste abrutissante des cadeaux qu’elle désirait et j’avais rapidement chargé un couple en partance pour Colombo de lui apporter de notre part les cadeaux commandés.
Le dossier était de nouveau ouvert.
Nous nous rappelons tout cela en évoquant sa petite phrase pour qualifier mon anglais qu’elle trouve finalement parfait. C’est sûrement le message codé pour nous dire que le dossier est totalement ouvert.
On va finir par tout bien comprendre et à faire exactement comme ils veulent.
Nous avons toute la nuit pour y penser, pour en parler, car on sait qu’on ne va pas dormir.
Et au petit matin, nous sommes là, sur ce bord de lit très dur à attendre.
Tout est dur, le lit, la chaleur, la bouffe, les moustiques.
Tout.
Et puis elle arrive.
Nous avançons dans le couloir à la rencontre d’une femme qui porte un bébé dans ses bras. Elle nous tend l’enfant et je la prends contre moi.
Le couple qui occupe la chambre voisine de la nôtre dans la guest house, sort, curieux, et nous dit quelques phrases qui glissent indifférentes à notre émotion.
Je me souviens uniquement de ces quelques mots : « Elle est jolie, elle ressemble à notre fille. »
Nous rentrons dans notre chambre, nous nous asseyons sur le lit dur et nous regardons notre fille.
Elle nous sourit, elle a l’air heureuse de nous voir.
Je l’habille avec les vêtements que j’ai apportés, je la prends en photo. Nous lui parlons, nous lui racontons ses frères, sa maison.
Nous l’appelons et la nommons en riant.
Je ne me souviens plus du temps qui s’est écoulé. Sûrement deux ou trois heures.
Et puis il y a des cris dans la maison, des cris qui se transforment en hurlements et j’entends notre nom en même temps que des coups sur notre porte. Il faut que j’aille au téléphone, on veut me parler en urgence.
Je laisse Simon dans la chambre avec sa fille dans les bras et je prends le téléphone que l’on me tend. Un gros téléphone noir accroché au mur du salon.
Il y a de nouveau des hurlements dans ce téléphone, mais assez rapidement j’entends que l’on me dit : « Rendez le bébé, ce n’est pas le vôtre, c’est une erreur. »
Et s’ensuit une série de justifications et surtout d’accusations envers le couple qui occupe la chambre en face. Je finis par comprendre dans cet anglais vociférant et à l’accent cinghalais que le bébé que nous avons dans les bras n’est pas le nôtre, mais celui du couple d’en face.
Erreur de logistique.
La voix finit par se calmer quand elle comprend que j’ai compris.
Elle me redit que cette petite fille est l’enfant de l’autre couple et que la nôtre va arriver dans une heure. Il faut que j’aille la leur rendre. Et d’ailleurs ce sont des imbéciles de ne pas l’avoir reconnue, car ils ont déjà passé une journée avec elle et ce bébé-là a trois mois et si c’est comme ça, ce ne sont pas de bons parents… C’est ce qu’elle me débobine d’une voix d’enragée.
Les pauvres, je me dis que, si ça se trouve, elle va refermer leur dossier.
Pour l’instant, on n’est pas dans l’urgence du dossier, il faut juste que j’aille récupérer ou plutôt rendre l’erreur de logistique.
Je retourne vers la chambre et ouvre la porte sans savoir ce que je vais pouvoir expliquer à Simon. Je les regarde sans aucune émotion. Tout est terminé. Pour l’instant, mon dossier est refermé.
Il va falloir que je lui dise, mais je veux encore le regarder avec sa fille. Lui, il ne sait pas.
Nous l’avons trouvé si beau, ce nouveau-né de quinze jours tellement potelé et souriant.
Comment n’ai-je pas réalisé que c’était un bébé d’au moins trois mois que nous avions dans les bras ?
Et les parents de la chambre d’en face qui trouvaient que notre fille ressemblait à la leur…
Je m’avance vers Simon, qui est toujours assis sur le bord du lit dur, je lui dis : « Ce n’est pas notre fille, ils se sont trompés, il faut la rendre aux gens en face. C’est la leur. »
Il n’a rien dit, il n’y avait plus rien à dire.
On a pris le bébé, on a frappé à la porte en face et on leur a expliqué l’erreur de logistique. Ils se sont mis à pleurer pour nous, mais nous, on n’était même pas tristes, on était sonnés. Ils ont trouvé que, finalement, ce n’était pas si extraordinaire que ça l’histoire de la ressemblance. Non, c’était même assez normal.
Et puis on a de nouveau attendu assis sur le bord du lit très dur.
Cette fois-ci, on n’avait vraiment plus rien à se dire. Juste attendre.
Ils sont revenus avec notre bébé.
Ils nous l’ont donnée et nous ont dit : « Vous pouvez la garder avec vous pendant les semaines à venir. Nous vous la confions jusqu’à la procédure de jugement. »
Décision exceptionnelle sans doute pour se faire pardonner et se faire oublier.
Ce bébé était très petit parce que 5 livres, ça ne fait pas lourd.
Quinze jours, ça ne fait pas beaucoup.
Mais surtout, ça n’a pas fait d’émotion cette fois-ci…
Plus rien.
Nous étions incapables de sentir quoi que ce soit, ils nous avaient épuisés, ils nous avaient vidés.
J’ai toujours comparé ce moment de sidération à l’immensité du vide qui pourrait suivre un premier orgasme à l’idée d’en enclencher un deuxième dans l’instant qui suit.
C’était physiologiquement impossible. Nous étions en panne d’émotion, en panne d’amour.
Les gens d’en face, les vrais parents, sont arrivés dans notre chambre. Ils ont vu qu’on était en panne et ils nous ont parlé. Ils n’avaient pas reconnu leur enfant et passaient pour des imbéciles aux yeux de la logistique srilankaise, et pourtant, en quelques secondes, ils étaient devenus de vrais bons parents. Ils comprenaient tout.
Ils nous ont dit : « Confiez-nous votre bébé. Sortez dans la rue, marchez jusqu’à ce que vous ayez récupéré et revenez quand ça ira mieux. »
Nous leur avons laissé le bébé.
Et nous sommes sortis dans Colombo pour marcher, marcher, marcher…
C’était la guerre en 1985 et la consigne était de sortir le moins possible et on nous avait bien prévenus : « S’il y a des coups de feu, surtout ne courez pas, couchez-vous au sol et attendez. »
Nous avons marché très longtemps, sans doute jusqu’à une forme d’oubli.
Nous ne parlions pas.
Et puis, lequel a dit à l’autre : « J’ai envie de la voir… ? »
L’envie et le désir étaient revenus. Nous sentions que nous pouvions réenclencher la machine de l’émotion, celle qui allait engager l’amour pour toujours.
Ma fille est là, elle est dans mes bras.
C’est la mienne.
Elle me ressemble.
C’est Titania.