jeudi 21 mai 2015

La rencontre

Adam's Pic - Sri Lanka

 
  
  J’ai écrit ce billet le 21 mai 2015 avant de savoir que l’adoption de notre fille s’inscrivait dans un trafic d’enfants organisé par une bande d’escrocs à laquelle madame Perera appartenait. Je ne l’avais pas nommée dans mon texte, je l’avais appelée « elle » ou « la responsable de l’orphelinat de Colombo », mais c’est bien elle, madame Perera, qui nous a manipulés, trompés. C’est elle qui a détruit la vie de milliers d’enfants et de parents biologiques et adoptifs. 

   
  
  Colombo-Sri Lanka, 15 janvier 1985.
  Nous l’attendons assis sur le rebord du lit au matelas très dur. Parfois, nous nous levons et marchons. Il faut résister à l’envie de sortir sur la rue pour guetter la voiture qui va arriver.
  Hier soir, quand nous sommes arrivés, elle est venue nous dire que ce serait pour ce matin.
  Elle nous a dit qu’elle pesait 5 livres et qu’elle était née le 1er janvier et qu’elle s’appelait Inoka.
  Et puis rien d’autre.
  J’ai essayé de poser des questions, des questions de n’importe quoi, des questions auxquelles je n’avais jamais pensé et auxquelles je ne pense plus jamais.
  Elle m’a écouté en posant un coin de ses fesses sur une chaise et elle m’a juste dit : « Vous parlez parfaitement anglais. »
  Et puis elle a pris un petit bout de papier sur lequel elle a noté le poids, la date de naissance et le prénom. Cela voulait dire : je ne veux pas entendre vos questions, tout est sur ce papier et c’est tout.
  Elle est repartie en nous disant : « Vous la rencontrerez demain matin. »
  
  Depuis hier soir nous relisons le bout de papier, nous refaisons l’histoire de ces neuf mois passés à l’attendre.
  Juste neuf mois.
  Tout le monde nous dit que c’est bien peu, mais moi, je n’ai jamais mis plus de temps à faire un enfant. Pour les deux précédents, j’y ai mis neuf mois, pour celle-ci, ce sera aussi neuf mois.
  Neuf mois de relations et de mauvaise communication avec cette responsable de l’orphelinat de Colombo. Elle y a mis toute sa plus mauvaise volonté, tout son esprit corrompu pour nous réclamer un maximum de cadeaux farfelus. Des commandes de cadeaux que l’on qualifierait aujourd’hui « d’improbables ? » selon ce vocable tellement à la mode, mais à l’époque, je disais simplement, surréalistes et totalement inconcevables.
  Mon incompréhension face à des plantes d’appartement en plastique ou des lunettes de soleil ou encore des biscuits « pour maigrir ? » était telle que je ne comprenais même pas ce qu’elle me demandait en anglais au téléphone. Elle s’était un jour énervée et m’avait dit que je ne parlais pas bien anglais et que ce n’était pas la peine que je me déplace à Colombo.
  Mon dossier était classé.
  Quelques jours et quelques nuits d’insomnie plus tard, je l’avais rappelée et j’avais fini par comprendre la liste abrutissante des cadeaux qu’elle désirait et j’avais rapidement chargé un couple en partance pour Colombo de lui apporter de notre part les cadeaux commandés.
  Le dossier était de nouveau ouvert.
  
  Nous nous rappelons tout cela en évoquant sa petite phrase pour qualifier mon anglais qu’elle trouve finalement parfait. C’est sûrement le message codé pour nous dire que le dossier est totalement ouvert.
  On va finir par tout bien comprendre et à faire exactement comme ils veulent.
  Nous avons toute la nuit pour y penser, pour en parler, car on sait qu’on ne va pas dormir.
  Et au petit matin, nous sommes là, sur ce bord de lit très dur à attendre.
  Tout est dur, le lit, la chaleur, la bouffe, les moustiques. 
  Tout.

  Et puis elle arrive.
  Nous avançons dans le couloir à la rencontre d’une femme qui porte un bébé dans ses bras. Elle nous tend l’enfant et je la prends contre moi.
  Le couple qui occupe la chambre voisine de la nôtre dans la guest house, sort, curieux, et nous dit quelques phrases qui glissent indifférentes à notre émotion.
  Je me souviens uniquement de ces quelques mots : « Elle est jolie, elle ressemble à notre fille. »
  Nous rentrons dans notre chambre, nous nous asseyons sur le lit dur et nous regardons notre fille.
  Elle nous sourit, elle a l’air heureuse de nous voir.
  Je l’habille avec les vêtements que j’ai apportés, je la prends en photo. Nous lui parlons, nous lui racontons ses frères, sa maison.
  Nous l’appelons et la nommons en riant.
  Je ne me souviens plus du temps qui s’est écoulé. Sûrement deux ou trois heures.
  Et puis il y a des cris dans la maison, des cris qui se transforment en hurlements et j’entends notre nom en même temps que des coups sur notre porte. Il faut que j’aille au téléphone, on veut me parler en urgence.
  
  Je laisse Simon dans la chambre avec sa fille dans les bras et je prends le téléphone que l’on me tend. Un gros téléphone noir accroché au mur du salon.
  Il y a de nouveau des hurlements dans ce téléphone, mais assez rapidement j’entends que l’on me dit : « Rendez le bébé, ce n’est pas le vôtre, c’est une erreur. »
  Et s’ensuit une série de justifications et surtout d’accusations envers le couple qui occupe la chambre en face. Je finis par comprendre dans cet anglais vociférant et à l’accent cinghalais que le bébé que nous avons dans les bras n’est pas le nôtre, mais celui du couple d’en face.  
  Erreur de logistique.
  La voix finit par se calmer quand elle comprend que j’ai compris.
  Elle me redit que cette petite fille est l’enfant de l’autre couple et que la nôtre va arriver dans une heure. Il faut que j’aille la leur rendre. Et d’ailleurs ce sont des imbéciles de ne pas l’avoir reconnue, car ils ont déjà passé une journée avec elle et ce bébé-là a trois mois et si c’est comme ça, ce ne sont pas de bons parents… C’est ce qu’elle me débobine d’une voix d’enragée.
  Les pauvres, je me dis que, si ça se trouve, elle va refermer leur dossier.
  Pour l’instant, on n’est pas dans l’urgence du dossier, il faut juste que j’aille récupérer ou plutôt rendre l’erreur de logistique.
  Je retourne vers la chambre et ouvre la porte sans savoir ce que je vais pouvoir expliquer à Simon. Je les regarde sans aucune émotion. Tout est terminé. Pour l’instant, mon dossier est refermé.
  Il va falloir que je lui dise, mais je veux encore le regarder avec sa fille. Lui, il ne sait pas.
  Nous l’avons trouvé si beau, ce nouveau-né de quinze jours tellement potelé et souriant.
  Comment n’ai-je pas réalisé que c’était un bébé d’au moins trois mois que nous avions dans les bras ?
  Et les parents de la chambre d’en face qui trouvaient que notre fille ressemblait à la leur…
  
  Je m’avance vers Simon, qui est toujours assis sur le bord du lit dur, je lui dis : « Ce n’est pas notre fille, ils se sont trompés, il faut la rendre aux gens en face. C’est la leur. »
  Il n’a rien dit, il n’y avait plus rien à dire.
  On a pris le bébé, on a frappé à la porte en face et on leur a expliqué l’erreur de logistique. Ils se sont mis à pleurer pour nous, mais nous, on n’était même pas tristes, on était sonnés. Ils ont trouvé que, finalement, ce n’était pas si extraordinaire que ça l’histoire de la ressemblance. Non, c’était même assez normal.
  
  Et puis on a de nouveau attendu assis sur le bord du lit très dur.
  Cette fois-ci, on n’avait vraiment plus rien à se dire. Juste attendre.
  Ils sont revenus avec notre bébé.
  Ils nous l’ont donnée et nous ont dit : « Vous pouvez la garder avec vous pendant les semaines à venir. Nous vous la confions jusqu’à la procédure de jugement. »
  Décision exceptionnelle sans doute pour se faire pardonner et se faire oublier.
  Ce bébé était très petit parce que 5 livres, ça ne fait pas lourd.
  Quinze jours, ça ne fait pas beaucoup.
  Mais surtout, ça n’a pas fait d’émotion cette fois-ci…
  Plus rien.
  Nous étions incapables de sentir quoi que ce soit, ils nous avaient épuisés, ils nous avaient vidés.
  J’ai toujours comparé ce moment de sidération à l’immensité du vide qui pourrait suivre un premier orgasme à l’idée d’en enclencher un deuxième dans l’instant qui suit.
  C’était physiologiquement impossible. Nous étions en panne d’émotion, en panne d’amour.
  
  Les gens d’en face, les vrais parents, sont arrivés dans notre chambre. Ils ont vu qu’on était en panne et ils nous ont parlé. Ils n’avaient pas reconnu leur enfant et passaient pour des imbéciles aux yeux de la logistique srilankaise, et pourtant, en quelques secondes, ils étaient devenus de vrais bons parents. Ils comprenaient tout.
  Ils nous ont dit : « Confiez-nous votre bébé. Sortez dans la rue, marchez jusqu’à ce que vous ayez récupéré et revenez quand ça ira mieux. »
  Nous leur avons laissé le bébé.
  Et nous sommes sortis dans Colombo pour marcher, marcher, marcher…
  
  C’était la guerre en 1985 et la consigne était de sortir le moins possible et on nous avait bien prévenus : « S’il y a des coups de feu, surtout ne courez pas, couchez-vous au sol et attendez. »
  Nous avons marché très longtemps, sans doute jusqu’à une forme d’oubli.
  Nous ne parlions pas.
  Et puis, lequel a dit à l’autre : « J’ai envie de la voir… ? » 
  L’envie et le désir étaient revenus. Nous sentions que nous pouvions réenclencher la machine de l’émotion, celle qui allait engager l’amour pour toujours.
  Ma fille est là, elle est dans mes bras.
  C’est la mienne.
  Elle me ressemble.
  C’est Titania.

lundi 11 mai 2015

Mes réminiscences et leurs regards.




Peindre.
Peindre des fleurs.
Les peindre à l’aquarelle.
Je crois que si j’avais voulu me faire du mal je n’aurais pas pu pas trouver meilleur instrument.
Les fleurs c’est nul, c’est nunuche, c’est pas à la mode, c’est un truc de fille, c’est un truc de vieille dame de club, c’est mou, c’est pas viril, c’est bof, c’est « passez votre chemin ».
Et à l’aquarelle c’est carrément sans aucun intérêt.
Parce que l’aquarelle c’est fade, c’est pas coloré, c’est pâlichon.
Comme ils disent …
Et en plus l’aquarelle ça ne se vend pas cher donc ça n’intéresse pas les galeristes.
J’ai fait le tour du sujet mais pas tout à fait car on peut encore en écrire des tartines sur l’aquarelle et surtout si ce sont des fleurs, le propos est sans fin et déprimant.

Je pense qu’après ces dix lignes je me suis bien tirée une balle dans le pied.
Seulement dans le pied parce que je peins avec mes mains.
Et je garde encore mes mains pour taper sur le clavier, je ne fais pas confiance à la commande vocale.

Je peins des fleurs à l’aquarelle.
C’est dit.
Enfin, c’est ce qu’on dit et c’est ce qu’ils croient.
Je sais qu’on ne peint jamais ce que l’on croit peindre et encore moins ce que les autres croient que l’on peint.
On peint ce que l’on pense. Et ça c’est totalement différent.

Au début, on ne le sait pas et c’est pour cela que l’on peint avec rage et obstination.
On y va, mais on ne sait pas trop où.
C’est à ce moment là qu’on est « systématique ».
Je reprends cette idée du systématique car encore aujourd’hui, c’est à dire exactement 4 mois après que l’on me l’ait signifié par écrit, je ne comprends toujours pas ce que cela veut dire quand on l’emploie pour qualifier le style d’un artiste.
L’impression aussi que ce qualificatif de « systématique » était utilisé avec un caractère péjoratif m’a interrogée pendant quelques jours.
Je fais juste une petite diversion pour vous dire que je n’ai pas été très perturbée par ces remarques car le courrier qui me signifiait tout mon systématisme est arrivé quelques jours après le 7 janvier, alors … J’avais autre chose à pleurer.

J’ai cherché ce que pouvait bien signifier mon systématisme rédhibitoire aux yeux des académiciens de l’aquarelle française et n’y ai trouvé que des valeurs qui me convenaient et qui allaient avec : obstination, organisation, cartésien, réfléchi, ordonné … Que des synonymes qui me vont bien et qui me correspondent parfaitement.

J’ai encore cherché puisque je suis curieuse (et tout de même un peu énervée) et j’ai conclu que ce caractère systématique de mon travail  devait correspondre aux périodes où l’on cherche et où l’on peint comme un abruti.
Je l’ai appelée  « la période du systématisme ».
On avance dans le brouillard quand ce ne sont pas carrément des ténèbres jusqu’au jour où l’on comprend ce qu’on était en train de faire.
Je ne sais pas à quoi cela peut correspondre précisément pour un autre artiste car je pense qu’à partir de là on atteint des sphères totalement personnelles.
Pour moi, la sortie des ténèbres de la période abrutissante des fleurs a été le jour où une amie m’a dit qu’une fleur était un sexe féminin.
En quelques secondes, j’ai eu l’impression de comprendre tous mes coups de pinceau, mon obstination et mon systématisme.
Mes Cœurs de Velours, mes Cœurs Profonds, mes Chatoyances, mes Marivaudages, mes Respirations, mes Ardences avaient soudain une existence et pas des moindres puisque sexuelle.
Mes fleurs vivaient.
Alors j’ai peins mes fleurs comme des sexes de femme, je les caresse et les sens frémir.
Je ne le dis jamais, je reste systématique dans mes exercices d’aquarelliste appliquée.
Et lorsque l’on me demande quelles sont donc ces fleurs que je peins, Je réponds que je ne sais pas et que cela n’a pas d’importance.
Et pourtant je le sais bien maintenant.
Et je ne le dis pas.
Je le pense.
Et je peins ce que je pense.

Il y a quelques mois, j’ai peins des fleurs auxquels j’ai ajouté des motifs puis des écritures tamoules.
Je ne savais pas ce que je faisais, j’étais de nouveau entrée dans la période du systématisme obstiné.
Je ne comprenais pas ce besoin d’aller  plus loin avec mes fleurs, avec mes femmes, avec leur sexe.
Mais je savais que là aussi il fallait y aller.
J’amorçais un virage.
Je sentais bien le danger de louper ce virage et que l’on m’attendrait à la sortie puisque j’étais incapable une fois de plus d’expliquer l’arrivée de ces motifs et des écritures tamoules dans mes peintures.

Un soir sur l’écran de mon mac,  je trie d’anciennes photos et je tombe totalement sidérée sur l’image d’un mur peint avec des fleurs, des motifs au pochoir et de l’écriture tamoule. Une photo prise dans l’est du Sri Lanka juste à la fin de la guerre.
Et là je comprends ce que je peins avec obstination depuis plusieurs mois.
Mais pour une personne comme moi totalement cartésienne et rationnelle, je n’ose dire systématique, c’est difficile d’admettre que je peins l’Inde et le Sri Lanka.
Plus de 30 ans de proximité avec ces deux pays et une défiance totale avec toute tentative de vouloir les peindre et voilà que je retranscris exactement ce que je n’ai  finalement fait qu’absorber, éponger, transpirer pendant 30 ans.
En décembre, lorsque je suis arrivée en Inde pour mes trois mois de vie indienne, cette fois ci j’ai vu.
C’était une évidence.
Cette fois ci, j’ai compris et j’ai intégré mes Réminiscences Indiennes à mon travail artistique.
Cette fois ci, j’ai commencé à admettre que l’on peignait ce que l’on pensait.

Quand je suis en Inde, je ne peins pas.
Personne ne comprend cela et j’ai droit à l’éternelle question : » Alors, vous peignez beaucoup quand vous êtes en Inde ?  Cela doit vous inspirer toutes ces couleurs … Ces gens sont si beaux ... »
Et bien non, je ne peins pas du tout ! Je n’en ai même pas envie.
Les Indiennes qui marchent dans les rues, natte dans le dos et sari au vent, je m’y suis essayée et cela ne m’a pas enthousiasmée car ce n’est pas la vérité.
C’est ce que je réponds dans l’incompréhension générale.
 
Quand je suis en Inde je ne peins pas, je photographie et je regarde.  
En Inde c’est facile de regarder car les Indiens sont des gens qui regardent.
Les regards ne font pas que voir, leurs regards sont appuyés et peuvent sembler parfois indécents par rapport à nos références culturelles.
Moi cela ne me gène pas car j’aime regarder.
Je regarde à travers un objectif et je fixe leurs regards transperçants.
Je les ai fixés sur des images photographiques
Je les fixe dans de nouvelles réminiscences.

Des regards océan aux portes de l’intime
Des regards au delà de la pensée rationnelle
Ces regards indiens sont ma nouvelle force systématique.
Je ne vais pas plaire, je le sais.
Mes portraits ne sont pas académiques
Mes visages ne sont pas lisses
Je ne ferai pas d’excuses
Je suis comme ça

Vous avez vu mes fleurs
Vous m’avez dit que j’étais systématique
Vous m’avez conseillé de peindre « des thèmes plus artistiques »
Je ne peindrai pas ce que vous croyez
Je peins ce que je pense.

Systématiquement.