Pondichéry, Inde du Sud.
Nous sommes le 18 janvier 2015. Nous sommes en Inde.
Cela fait déjà onze jours et il me semble qu’il s’est écoulé un siècle depuis que l’horreur a frappé chez Charlie Hebdo.
L’horreur de Boko Haram.
L’horreur de Daech
L’horreur d’Al Quaïda.
L’horreur est la même puisqu’elle est alimentée par les mêmes fanatismes.
La même barbarie qui m’effraie.
Depuis le 7 janvier, je refoule mes larmes et ma colère.
Mais ma colère (je parle de colère, car je trouve que le mot « indignation » est trop loin de ce que je peux ressentir) n’est pas sélective, elle est blanche et violente.
Depuis le 7 janvier, je vis au ralenti comme suspendue à mes larmes retenues. Je sais que ma colère est militante et que mes convictions politiques me porteront toujours à descendre dans la rue. Je suis perpétuellement en rage.
Et puis il y a eu ce matin du 18 janvier, je me suis levée, je me suis assise devant ma tasse de thé et j’ai éclaté en sanglots.
Je me suis sentie dévastée par un sentiment que je ne contrôlais plus. C’est un sentiment qui se blottit au creux de votre poitrine comme un petit chaton, un sentiment qui ronronne et qui vous mange le cœur.
J’étais affolée par ce sentiment que je connais bien, car je sais qu’on ne peut pas l’écarter d’un geste de la main.
Ce sentiment partage ma vie avec fidélité.
Simon m’a regardée, il avait dans les yeux une lumière perdue, un désespoir sans nom et il m’a juste murmuré : « ? Véro… ? »
Je lui ai répondu dans un souffle : « C’est le chagrin. »
J’avais mis un nom sur mes larmes et j’avais osé lui dire.
Des larmes de chagrin.
C’est un truc terrible le chagrin, on ne peut rien y faire.
La douleur, je la trouve plus gérable, je sais qu’à la longue elle va passer. Face à la douleur, on peut hurler, on peut se battre, on peut espérer qu’elle va nous lâcher. Face à la douleur, on se mobilise.
Mais le chagrin, c’est un truc qui s’installe.
Le chagrin, il nous connaît par cœur, il trouve ses racines, il nous aspire et nous épuise, il sait où trouver son carburant.
Le chagrin, il remonte aux sources et vous grignote. Il aime la nuit et les moments de solitude.
Mais pourquoi, ce matin du 8 janvier, le chagrin était-il venu me faucher en plus de ma révolte et de ma douleur ??
Parce que ce sont les types de Charlie qui sont tombés.
C’est l’explication. C’est ce que Simon me dit d’une voix étranglée par l’émotion.
Hara-Kiri, puis Charlie Hebdo, c’est une partie de notre vie, c’est ma famille politique. Les souvenirs sont là, si proches… les années 70 quand nous accrochions aux murs de notre appartement les couvertures qui nous faisaient le plus marrer.
Je me souviens bien de celle du bal tragique à Colombey : 1 mort. Nous habitions Grenoble, alors, je n’explique pas l’histoire, les vieux comme nous se souviendront. C’était tragique le 5-7, surtout que j’y avais perdu des amis, mais Charlie nous faisait rire au-delà du tragique. Je me souviens aussi de la couverture avec Pompidou tout gonflé à la cortisone et qui disait : « C’est rien, c’est juste une grippe ». Il y en a d’autres, mais la référence n’est plus aussi précise que pour ces deux-là qui restent gravés.
Et j’aimais Reiser, j’étais folle de lui.
Ah oui, on avait aussi le Roi des cons sur les murs. Lui, il résumait tout.
Il y a eu ce jour où j’avais laissé les clés de notre appartement à ma mère. Quand je suis rentrée, j’ai découvert les murs vides, elle avait décroché toutes les couvertures de Charlie.
Elle ne les avait pas déchirées, non, elle n’avait pas osé. Elle avait empilé les couvertures sur la table et elle m’a expliqué sans s’excuser qu’elle les avait décrochées, car ce n’est pas supportable de voir cela chez sa fille.
Je me demande si « elle est Charlie », ma mère, cette semaine. Je me demande ça, car il y a tant de gens qui sont « Charlie » que si ça se trouve, elle l’est aussi et que ça pourrait peut-être m’émouvoir un peu. Mais non, je pense que ce n’est pas possible, surtout après ce que le pape a déclaré.
Je me souviens aussi que mes deux jeunes frères ont découvert Charlie Hebdo chez nous et que ma mère m’a demandé de planquer mes journaux iconoclastes et grossiers.
Moi, j’étais déjà contaminée, j’étais la pomme pourrie, ce n’était pas la peine de faire pourrir les deux autres.
C’est comme cela qu’elle me l’a expliqué.
C’est tout cela Charlie.
Reiser est mort et j’ai eu du chagrin.
Cavanna nous bouleversait quand il racontait ses parents italiens. Simon me parle parfois de ses pistons… Et aussi des citrouilles qui poussent dans les arbres.
C’est tout cela qui fait que ma douleur n’est pas que douleur et qu’elle est devenue un chagrin.
Ces hommes, ils ont fait partie de ma vie, ils ont changé ma vie, ils m’ont fait lever le poing, ils m’ont appris la politique en riant, ils m’ont appris la tolérance et l’esprit de révolte intelligent.
Ils m’ont fait grandir.
Aujourd’hui, je suis seule et abandonnée.
Je lève le poing vers le ciel.
J’ai un chagrin.