mardi 18 novembre 2014

Cela reste indicible. En général.

Françoise et moi lors de ce séjour à Paris.
J’ai presque 12 ans et j’habite Saint Egrève, la banlieue proche de Grenoble.
Nous avons déménagé récemment, nous arrivons de la région parisienne.
Pour Pâques, mes parents ont organisé de m’envoyer passer les vacances chez mon grand père, avec ma cousine Françoise qui a mon âge et habite Amiens.
Ce n’est pas la première fois, quelques mois auparavant nous nous sommes déjà retrouvées Françoise et moi pour passer quelques jours ensemble à Paris et nous adorons ces moments où soudain nous découvrons la liberté de devenir adolescentes dans les rues de Paris.
Elle a presque mon âge, quelques mois de plus mais  quand on a 12 ans, ça compte.
Cette année là, sans doute au mois d’avril, je suis arrivée à Paris à la gare de Lyon où mon grand père m’attendait.
En me remémorant cet épisode de ma vie, je réalise que j’ai voyagé seule dans le train entre Grenoble et Paris et que cela me semble invraisemblable.
Pourtant j’en suis certaine.
Cela prouve qu’en 1967, on n’hésitait pas à mettre une enfant de 12 ans seule dans un train pour 6 heures de trajet.
Je me souviens très bien que de son côté Françoise effectuait aussi le trajet Amiens-Paris seule par le train. C’était moins long mais quelque soit le trajet,  en 2014, jamais on ne laisserait un enfant voyager seul à cet âge.
Y avait-il moins de risques ou alors ces risques étaient-ils moins connus, moins médiatisés ?

Me voilà donc arrivée à la gare de Lyon et mon grand père m’attend sur le quai.
Il est grand pour un homme de sa génération, il fait largement 1m80 et a la carrure d’un joueur du Stade (Toulousain ! ).
Il n’est pas bavard, il est veuf depuis longtemps, je n’ai jamais connu ma grand mère.
On pourrait dire que c’est un homme de la terre, un paysan.
Ses origines sont de la campagne Picarde.  Un vrai Ch’ti  mais en 1967, l’effet mode des Ch’tis n’était pas encore arrivé et ça ne signifiait pas grand chose pour moi ni pour personne d’ailleurs.
Quand on le croise c’est comme ça qu’on peut le décrire rapidement.
Ensuite, on découvre un intellectuel, un polytechnicien au regard de myope derrière des petites lunettes métalliques.
Un homme qui semble se cacher.
Cet homme qui est mon grand père est le père de mon père.
Tout ce que je viens de dire de lui en le décrivant succinctement ne représente surement pas l’image que ses enfants ou petits enfants ont de ce père et grand-père.
Eux quand ils parlent de lui, ils disent simplement : - Le Général. Le Général a dit … Le Général pense que … Le Général …
Le Général, c’est son nom pour toute la famille. Son nom familier.
Parce que c’est un Général de l’armée Française.
Le Général Antoine Moyen.
Et Moyen, c’est mon nom, mais ça c’est plutôt normal puisque c’est mon grand père paternel. Je profite de l’opportunité de cet article pour faire  cette précision à l’égard de ceux qui rigolent toujours en se demandant ce que veut dire ce Moyen accolé à Piaser.
Moi, je ne l’ai jamais appelé Le Général. Cela ne passait pas, je trouvais même que c’était un peu ridicule.
Mon autre grand père, celui du coté maternel, était lui Colonel, et jamais nous ne l’appelions Le Colonel … Je ne voyais donc pas en quoi l’autre, j’aurais dû lui donner son grade.
Et comme personne ne lui avait donné un nom de grand père, un vrai nom de papi ou de papé, et bien je l’appelais par son prénom : Antoine. D’autres petits enfants l’appelaient ainsi mais je crois que les années passant, on ne l’appelait plus que Le Général.
Me voici donc un jour d’avril 1967 avec mon grand père, dans le métro ligne 4 pour descendre à St Sulpice.
Il habite 17 rue d’Assas.
Joe Dassin habitait en face.

Françoise n’arrive que le lendemain matin d’Amiens et nous irons donc  la chercher le lendemain à la gare du Nord.
J’aurais aimé qu’elle soit déjà là et que nous passions notre première soirée ensemble. Je ne me sens pas très à l’aise avec ce grand père qui parle si peu.
Je me rassure en pensant à cette semaine qui arrive et dont je connais le programme.
Nous allons passer nos après midi dans une chambre noire à développer des films et à tirer des photos.
C’est une activité hors du commun mais qui fait partie de l’histoire familiale.
Cette famille paternelle est habitée par l’image et sans doute m’a t’elle contaminée.
Ils prennent tout en photo même les morts.
C’est ainsi que de cette grand mère que je n’ai jamais connue, j’ai des quantités de photos à tous les âges et aussi morte.
Ça aussi, maintenant je trouve que c’est bizarre, mais quand j’avais 12 ans ça faisait partie de l’album photos familial et on feuilletait joyeusement morts et vivants dans un même tempo joyeux.

En même temps qu’ils avaient acheté du matériel de prise de vues, ils avaient aussi investi dans le matériel de développement de l’image.
C’est vrai que c’est quand même la partie la plus rigolote et magique de  la photo.
Cette image qui se découvre dans les mouvements aquatiques du bac de révélateur, elle m’a toujours fascinée au point d’en avoir fait mon métier au début de ma vie.
C’est à ce programme des après midi à venir que je pense en rangeant ma petite valise dans la chambre au fond du très long couloir de l’appartement de la rue d’Assas.
Je suis déjà dans la pièce à l’ampoule rouge, sous la lumière du Krokus ventru.

Je suis au pied du lit et me déshabille pour enfiler mon pyjama.
Les bras croisés au dessus de la tête, je me dégage de mon teeshirt et c’est au moment de ce geste que je sens une présence.
Il est là dans l’encadrement de la porte ouverte.
Son corps occupe tout l’espace de la porte et il se tient comme maladroit, appuyé sur un des chambranles.
Il me regarde.
Il me regarde me déshabiller.
Son regard est sans équivoque. C’est un regard qui regarde.
Il ne bouge pas et occupe l’espace de sortie.
Il ne bougera pas et son regard m’intime de continuer.
Je n’ai pas le choix.
Alors j’ai continué de me déshabiller en lui tournant le dos et en dissimulant mon corps autant que je le pouvais.
Il a maté jusqu’au bout, immonde.
J’ai croisé son regard et ai compris que ce qu’il lui avait plu c’était mon humiliation.
Ensuite il est reparti dans le couloir à l’autre bout de l’appartement.
Je me suis endormie dans l’incompréhension totale et dans la peur.

Le lendemain matin, nous sommes allés chercher Françoise à la gare du Nord.
Je ne lui ai rien dit.
Nous avons passé la semaine sous le Krokus et dans les rues du quartier latin.
Elle était insouciante. Pas moi.
Je n’ai jamais plus considéré ce grand père comme un grand père.
Il était devenu un personnage dangereux et trouble.
Il ne cherchait pas non plus à me revoir ni à me parler.
Très peu de temps après, à l’occasion d’un repas où nous nous sommes brièvement retrouvés en tête à tête, il m’a dit : -Tu es moche. Je me demande pourquoi on te coupe les cheveux de la sorte. On dirait que tu as un bonnet de Horse Guard sur la tête. C’est hideux.
Quand je me suis mariée 5 ans plus tard, il m’a envoyée une lettre assassine.

Jamais je n’ai pu raconter cela ni à mes parents ni à personne.
Comment aller dire à mon père que son propre père a eu une attitude malsaine ?
Comment casser la légende de ce Général adulé par toute une famille ?
Ce héros, cet homme formidable, cet homme si généreux, si intelligent et si atypique …
Je savais que l’on me dirait que ce n’était pas grave, qu’il ne m’a rien fait dans le fond et qui sait si je ne me suis pas fait des idées…

C’était vrai, c’était violent et je ne me suis pas fait des idées.

En 1983, 16 années plus tard, il est hospitalisé en fin de vie.
Je suis de passage à Paris et mon oncle (donc un de ses fils) me propose qu’on lui rende visite.
Il me dit que c’est sans doute la dernière occasion de le voir.
Je ne veux pas.
Il ne comprend pas et insiste.
Je ne veux pas.
Je voudrais lui expliquer, lui raconter et je ne le fais pas.
Comment lui parler de son père de cette manière ?
Pas le courage de lui dévoiler cette facette.
Je ne veux pas lui faire de la peine.
Je ne dirai rien.
C’est indicible.
Et je laisserai le Général pisseux à ses infirmières.

jeudi 6 novembre 2014

A bout de souffle sous une robe

Le soir du 31, ma robe  mon ventre et moi.

J’ai vingt ans, j’attends mon deuxième enfant et j’ai rendez-vous chez le coiffeur.
  J’habite Saint-Egrève et, pour aller à Grenoble, j’ai pris le bus de la ligne 14 pour les Grenoblois qui savent ou les anciens Grenoblois qui se souviendront. Je descends à l’arrêt devant le Prisunic et j’emprunte la rue Saint-Jacques pour me rendre chez mon coiffeur, dont le salon est situé quelques rues derrière.
  Nous sommes invités le soir chez des copains pour le réveillon du 31, l’occasion de me refaire couper les cheveux et aussi en prévision de la naissance prévue pour quelques jours plus tard : être bien coiffée à la clinique pour les photos comme celles de Deneuve et Bardot, pimpantes et fraiches dans Paris Match avec leur nouveau-né de la veille dans les bras. 
  Je me dis que je vais tenter le coup moi aussi, une tête de star pour le réveillon et pour la naissance.
  Je marche donc dans cette rue Saint-Jacques qui est bondée en ce début d’après-midi de réveillon. Les gens font leurs achats et ils courent du traiteur à la pâtisserie.
  Je ne me sens pas pressée, mais je marche au rythme de la foule sans doute un peu entraînée, comme disait Piaf.
  J’ai un souvenir très précis de la robe que je portais ce jour-là. Ce sont les années 70, ma robe est longue et en jean souple. Très baba cool. Et sous cette longue robe en jean, pointe un ventre qui est encore plus pointu et plus arrogant que vous ne pouvez l’imaginer. 
  Quand je suis enceinte, je deviens une brindille qui porte un ventre. 
  L’obstétricien que je consulte et qui ne semble pas né de la dernière pluie m’a dit un jour en me regardant : Ò ?J’ai rarement vu ça à ce point… ? »
  La conséquence de ce ventre qui pointe comme un énorme ballon de rugby que j’aurais planqué sous mes vêtements fait qu’à partir du sixième mois je marche sans voir mes pieds et suis en constant déséquilibre.
  Là, dans la rue saint-Jaques, pour aller chez le coiffeur cet après-midi de 31 décembre, je suis presque au terme, c’est dire que ça pointe sérieux et que je suis vraiment instable. 
  Je marche en pensant à la soirée, à la valise qu’il faudra penser à mettre dans le coffre de la voiture, car je suis persuadée que je vais accoucher d’un moment à l’autre. Ça fait deux mois qu’on se trimballe avec la valise dans le coffre, car ça fait deux mois que je pense que ça va arriver dans l’instant. 
  On m’a dit que, pour un deuxième, ça allait plus vite. 
  Je pense à tout cela en regardant les vitrines sur ma droite. Je me souviens très bien d’une enseigne Phildar. 
  C’est précisément au moment de l’enseigne Phildar que tout a commencé. 
  Je sens que quelque chose freine ma marche et que ça se passe entre mes jambes.  
  Un endroit assez stratégique compte tenu des circonstances. 
  Je continue à marcher avec cette sensation étrange que j’ai toujours entre les jambes et alors que j’aurais dû arrêter ma marche et l’histoire avec, je ne m’expliquerai jamais pourquoi j’ai poursuivi cette allure à un train qui avait même tendance à s’accélérer. Je me dis que c’est sûrement ce foutu ventre pointu qui me déséquilibrait et que, dans l’angoisse de tomber, j’ai accéléré le pas pour ne pas me vautrer et tenter de me récupérer.
  J’avance donc d’un pas de plus en plus rapide avec maintenant un poids que je tire. 
  Mes pieds courent aussi vite que mes pensées. 
  J’analyse la situation qui est vite résumée : je suis enceinte jusqu’au cou et j’ai un truc qui vient de m’arriver entre les jambes. 
  Pas la peine de sortir de la Faculté pour faire un diagnostic. 
  Je me dis que j’ai accouché en marchant dans la rue Saint-Jacques un après-midi de 31 décembre. 
  C’est bien ce qu’on m’a dit : pour un deuxième, ça va plus vite. 
  
  Tout colle, sauf que j’ai maintenant attaqué un sprint sur le trottoir, car je suis carrément en train de tomber et j’essaie de récupérer un semblant d’équilibre qui me permettrait d’aller voir entre mes jambes.
  Je vois passer les vitrines sur ma droite tel un filé photographique. 
  Je pense que je n’ai pas ma valise.
  Je me dis que, tant qu’à accoucher un soir de réveillon, le 24 aurait été plus symbolique. 
  Tout défile toujours à toute allure sur le côté droit au niveau des guirlandes et des illuminations alors que le bas de ma robe me semble à des kilomètres en arrière et que j’ai l’impression d’être retenue par un éléphanteau.
  La situation qui pourrait être burlesque va finir par tourner au drame si je n’arrive pas à stopper cette course qui se déroule malgré moi. 
  Je ne rigole plus du tout quand je réalise que je vais écraser ce truc qui commence à se matérialiser.
  Pourquoi, lorsque l’on cherche à se rattraper, on accélère ? 
  Je l’ai bien remarqué, c’est un phénomène qui appartient sûrement à une loi physique. Ça nous est tous arrivé d’assister au spectacle d’une personne qui prend de la vitesse pour ne pas tomber. Et ça nous a fait rire. 
  Même si ce n’est pas drôle, on est écroulé de rire.

  Là, je suis rue Saint-Jacques et j’en suis bien à mes cinquante mètres de sprint avec le handicap du truc entre les jambes sur lequel je me concentre pour ne pas le piétiner. Il faut dire que ce truc que je n’ose pas nommer et que j’essaie surtout de ne pas trop visualiser, il n’y met pas du sien et ne m’aide pas trop à me reprendre.
  Et puis, comme il doit y avoir un bon Dieu ou une Sainte Vierge qui se souvient qu’elle a été maman même si c’était par le Saint-Esprit, le miracle se produit et je parviens à bloquer les freins et à stopper mon sprint.
  C’était le bout de la rue Saint-Jacques et Phildar était déjà loin. 
  Je suis debout, presque droite. Mon ventre est toujours aussi pointu et arrogant. 
  Je regarde les gens autour de moi et je m’aperçois avec consternation qu’ils me regardent aussi et qu’ils ne rigolent pas. Comme quoi ce phénomène ne déclenche pas toujours des rires comme je l’avais analysé précédemment. 
  Il est temps que je me penche sur ce que la nature m’a mis entre les jambes et que je constate les dégâts. 
  Il n’y a rien entre mes jambes. Ma robe est retenue à l’arrière et il y a quelque chose à l’intérieur. 
  Je l’ai donc traîné…
  Je m’accroupis et déplie ma robe et découvre un petit garçon qui pleure.
  Oui, c’est merveilleux, c’est un garçon.
  Mais le petit garçon doit avoir dix-huit mois et est tout noir. 
  Tout noir, je n’ai rien contre, mais ce n’était pas prévu.
  Et dix-huit mois ! Je n’ai quand même pas dépassé le terme à ce point…
  Je relève la tête en même temps que des bras étrangers se saisissent du petit garçon bouclé et le soulèvent du sol.
  Ce sont les heureux parents.
  Ils sont aussi essoufflés que moi.
  Complètement affolés, ils me disent avoir vu leur petit bonhomme disparaître, aspiré sous une longue robe en jean.

  Huit jours plus tard, j’ai accouché d’un petit garçon. 
  La valise était bien dans le coffre. 
  Et sur les photos, j’ai l’air d’une star.