Françoise et moi lors de ce séjour à Paris. |
Nous avons déménagé récemment, nous arrivons de la région parisienne.
Pour Pâques, mes parents ont organisé de m’envoyer passer les vacances chez mon grand père, avec ma cousine Françoise qui a mon âge et habite Amiens.
Ce n’est pas la première fois, quelques mois auparavant nous nous sommes déjà retrouvées Françoise et moi pour passer quelques jours ensemble à Paris et nous adorons ces moments où soudain nous découvrons la liberté de devenir adolescentes dans les rues de Paris.
Elle a presque mon âge, quelques mois de plus mais quand on a 12 ans, ça compte.
Cette année là, sans doute au mois d’avril, je suis arrivée à Paris à la gare de Lyon où mon grand père m’attendait.
En me remémorant cet épisode de ma vie, je réalise que j’ai voyagé seule dans le train entre Grenoble et Paris et que cela me semble invraisemblable.
Pourtant j’en suis certaine.
Cela prouve qu’en 1967, on n’hésitait pas à mettre une enfant de 12 ans seule dans un train pour 6 heures de trajet.
Je me souviens très bien que de son côté Françoise effectuait aussi le trajet Amiens-Paris seule par le train. C’était moins long mais quelque soit le trajet, en 2014, jamais on ne laisserait un enfant voyager seul à cet âge.
Y avait-il moins de risques ou alors ces risques étaient-ils moins connus, moins médiatisés ?
Me voilà donc arrivée à la gare de Lyon et mon grand père m’attend sur le quai.
Il est grand pour un homme de sa génération, il fait largement 1m80 et a la carrure d’un joueur du Stade (Toulousain ! ).
Il n’est pas bavard, il est veuf depuis longtemps, je n’ai jamais connu ma grand mère.
On pourrait dire que c’est un homme de la terre, un paysan.
Ses origines sont de la campagne Picarde. Un vrai Ch’ti mais en 1967, l’effet mode des Ch’tis n’était pas encore arrivé et ça ne signifiait pas grand chose pour moi ni pour personne d’ailleurs.
Quand on le croise c’est comme ça qu’on peut le décrire rapidement.
Ensuite, on découvre un intellectuel, un polytechnicien au regard de myope derrière des petites lunettes métalliques.
Un homme qui semble se cacher.
Cet homme qui est mon grand père est le père de mon père.
Tout ce que je viens de dire de lui en le décrivant succinctement ne représente surement pas l’image que ses enfants ou petits enfants ont de ce père et grand-père.
Eux quand ils parlent de lui, ils disent simplement : - Le Général. Le Général a dit … Le Général pense que … Le Général …
Le Général, c’est son nom pour toute la famille. Son nom familier.
Parce que c’est un Général de l’armée Française.
Le Général Antoine Moyen.
Et Moyen, c’est mon nom, mais ça c’est plutôt normal puisque c’est mon grand père paternel. Je profite de l’opportunité de cet article pour faire cette précision à l’égard de ceux qui rigolent toujours en se demandant ce que veut dire ce Moyen accolé à Piaser.
Moi, je ne l’ai jamais appelé Le Général. Cela ne passait pas, je trouvais même que c’était un peu ridicule.
Mon autre grand père, celui du coté maternel, était lui Colonel, et jamais nous ne l’appelions Le Colonel … Je ne voyais donc pas en quoi l’autre, j’aurais dû lui donner son grade.
Et comme personne ne lui avait donné un nom de grand père, un vrai nom de papi ou de papé, et bien je l’appelais par son prénom : Antoine. D’autres petits enfants l’appelaient ainsi mais je crois que les années passant, on ne l’appelait plus que Le Général.
Me voici donc un jour d’avril 1967 avec mon grand père, dans le métro ligne 4 pour descendre à St Sulpice.
Il habite 17 rue d’Assas.
Joe Dassin habitait en face.
Françoise n’arrive que le lendemain matin d’Amiens et nous irons donc la chercher le lendemain à la gare du Nord.
J’aurais aimé qu’elle soit déjà là et que nous passions notre première soirée ensemble. Je ne me sens pas très à l’aise avec ce grand père qui parle si peu.
Je me rassure en pensant à cette semaine qui arrive et dont je connais le programme.
Nous allons passer nos après midi dans une chambre noire à développer des films et à tirer des photos.
C’est une activité hors du commun mais qui fait partie de l’histoire familiale.
Cette famille paternelle est habitée par l’image et sans doute m’a t’elle contaminée.
Ils prennent tout en photo même les morts.
C’est ainsi que de cette grand mère que je n’ai jamais connue, j’ai des quantités de photos à tous les âges et aussi morte.
Ça aussi, maintenant je trouve que c’est bizarre, mais quand j’avais 12 ans ça faisait partie de l’album photos familial et on feuilletait joyeusement morts et vivants dans un même tempo joyeux.
En même temps qu’ils avaient acheté du matériel de prise de vues, ils avaient aussi investi dans le matériel de développement de l’image.
C’est vrai que c’est quand même la partie la plus rigolote et magique de la photo.
Cette image qui se découvre dans les mouvements aquatiques du bac de révélateur, elle m’a toujours fascinée au point d’en avoir fait mon métier au début de ma vie.
C’est à ce programme des après midi à venir que je pense en rangeant ma petite valise dans la chambre au fond du très long couloir de l’appartement de la rue d’Assas.
Je suis déjà dans la pièce à l’ampoule rouge, sous la lumière du Krokus ventru.
Je suis au pied du lit et me déshabille pour enfiler mon pyjama.
Les bras croisés au dessus de la tête, je me dégage de mon teeshirt et c’est au moment de ce geste que je sens une présence.
Il est là dans l’encadrement de la porte ouverte.
Son corps occupe tout l’espace de la porte et il se tient comme maladroit, appuyé sur un des chambranles.
Il me regarde.
Il me regarde me déshabiller.
Son regard est sans équivoque. C’est un regard qui regarde.
Il ne bouge pas et occupe l’espace de sortie.
Il ne bougera pas et son regard m’intime de continuer.
Je n’ai pas le choix.
Alors j’ai continué de me déshabiller en lui tournant le dos et en dissimulant mon corps autant que je le pouvais.
Il a maté jusqu’au bout, immonde.
J’ai croisé son regard et ai compris que ce qu’il lui avait plu c’était mon humiliation.
Ensuite il est reparti dans le couloir à l’autre bout de l’appartement.
Je me suis endormie dans l’incompréhension totale et dans la peur.
Le lendemain matin, nous sommes allés chercher Françoise à la gare du Nord.
Je ne lui ai rien dit.
Nous avons passé la semaine sous le Krokus et dans les rues du quartier latin.
Elle était insouciante. Pas moi.
Je n’ai jamais plus considéré ce grand père comme un grand père.
Il était devenu un personnage dangereux et trouble.
Il ne cherchait pas non plus à me revoir ni à me parler.
Très peu de temps après, à l’occasion d’un repas où nous nous sommes brièvement retrouvés en tête à tête, il m’a dit : -Tu es moche. Je me demande pourquoi on te coupe les cheveux de la sorte. On dirait que tu as un bonnet de Horse Guard sur la tête. C’est hideux.
Quand je me suis mariée 5 ans plus tard, il m’a envoyée une lettre assassine.
Jamais je n’ai pu raconter cela ni à mes parents ni à personne.
Comment aller dire à mon père que son propre père a eu une attitude malsaine ?
Comment casser la légende de ce Général adulé par toute une famille ?
Ce héros, cet homme formidable, cet homme si généreux, si intelligent et si atypique …
Je savais que l’on me dirait que ce n’était pas grave, qu’il ne m’a rien fait dans le fond et qui sait si je ne me suis pas fait des idées…
C’était vrai, c’était violent et je ne me suis pas fait des idées.
En 1983, 16 années plus tard, il est hospitalisé en fin de vie.
Je suis de passage à Paris et mon oncle (donc un de ses fils) me propose qu’on lui rende visite.
Il me dit que c’est sans doute la dernière occasion de le voir.
Je ne veux pas.
Il ne comprend pas et insiste.
Je ne veux pas.
Je voudrais lui expliquer, lui raconter et je ne le fais pas.
Comment lui parler de son père de cette manière ?
Pas le courage de lui dévoiler cette facette.
Je ne veux pas lui faire de la peine.
Je ne dirai rien.
C’est indicible.
Et je laisserai le Général pisseux à ses infirmières.