Cela fait un an que je mesure chacun de mes propos, un an que je ferme ma gueule, par peur.
Ça date du 7 octobre 2023.
Ça date des premiers bombardements sur Gaza.
Les deux intimement mêlés dans mon indignation, mais inexprimables à parts égales, publiquement.
Je me souviens des jours qui ont suivi le 7 octobre quand j’avais dit à une amie mon horreur pour les exactions commises par le Hamas, les femmes violées, les enfants arrachés à leurs parents, les femmes trainées sur le sol, les hommes mis en joue… Je lui ai dit que je trouvais les médias timides et timorés face à de tels crimes. Elle m’a répondu dans un souffle : « Ah ! Toi aussi… ? »
Je sais ce que Netayahu a fait de Gaza, ces mères pleurant leurs enfants morts sous les bombardements, j’ai bien sous les yeux les regards perdus des enfants devant leur habitation transformée en un amoncellement de gravats.
J’ai bien tout cela en tête et j’ai dénoncé sans relâche et sans discrimination les horreurs des uns et de l’autre, jusqu’au jour où je me suis rendu compte qu’une photo de Gaza récoltait une multitude de « like » et des commentaires de soutien par dizaine, alors qu’une information sur les otages israéliens ne semblait émouvoir qu’une ou deux personnes, à peine.
J’ai dénoncé sans relâche, jusqu’au jour où j’ai fait relâche, car j’ai eu peur.
La première peur a seulement été celle de perdre mes amis, je faisais le compte de ceux qui soutenaient à fond les Palestiniens et j’ai commencé à trier ce que je publiais par peur de me faire éjecter ou d’être classée parmi les soutiens de Netanyahu alors que la blague de Guillaume Meurisse m’avait convenu. Je pense que sa comparaison était juste et quitte à choquer, je pense aussi qu’elle avait de la finesse. Depuis tout le monde s’est jeté dans la controverse, Télérama, Delphine Horvilleur, Sophia Aram, Blanche Gardin, etc.
J’ai malgré tout persisté. Notamment le jour du 80e anniversaire de la libération des camps. C’était le 27 janvier.
Ce jour-là, tout de même, j’avais pensé qu’on pouvait le célébrer ensemble. Alors j’ai publié une photo du camp d’Auschwitz avec une petite phrase de commémoration. Peut-être aurais-je dû m’en tenir à la photo et à la petite phrase sobre qui l’accompagnait, mais j’ai eu l’idée — j’ai failli écrire : « la mauvaise idée », c’est dire… — de ponctuer ma phrase avec une petite étoile de David. Une pauvre petite étoile qui se trouve dans la bibliothèque des émoticônes de Facebook. Je n’ai rien eu à chercher, rien à fabriquer, c’était juste là sous mes doigts, sur le clavier. Le résultat de mon post commémoratif a été consternant. Il a recueilli trois pauvres « like » et aucun commentaire ou juste un seul, poli et conventionnel.
Je me suis demandé si c’était l’étoile. Je me suis dit qu’on avait pensé que j’avais signé avec l’étoile. Je me suis dit que je n’aurais pas dû. Je me suis dit que, dans le doute, tout le monde était passé vite fait devant ma publication en fermant les yeux. Je me suis dit que je n’aurais pas dû mettre l’étoile. Je me suis demandé si ça aurait changé quelque chose et j’en ai été persuadé. Et j’ai été profondément attristée.
Je me souviens de mon enfance dans une famille très catholique avec un père qui ne loupait pas une moquerie sur les Juifs, sur leur nom, sur leur nez, sur leur fric, sur leur réseau. Tout était prétexte à réflexion, même de dire à ma mère qu’elle avait une vraie tête de Juive et que quand même… Mais il ne fallait pas le dire ouvertement, et de toute manière, on ne savait pas. C’était le refrain. Une moitié de la famille niait alors que l’autre était fascinée au point de faire sabbat et de partir vivre sur la Terre Promise. J’ai grandi ainsi, sans rien comprendre. Un jour, les juifs qui faisaient rigoler dans les discussions de fin de repas au moins autant que leur potes les Arméniens au point que, durant longtemps j’ai cru qu’ils étaient « des sortes de Juifs », et le jour suivant, on disait : « Oui, mais quand même… ». Pour les Arméniens, je ne me trompais pas réellement si l’on considère ma méprise enfantine du point de vue du génocide.
Plus tard, par défi, j’ai porté une étoile de David autour de mon cou. Pour leur dire qu’ils n’avaient pas le droit de ne pas dire, qu’ils n’avaient pas le droit de nier, qu’ils n’avaient pas le droit de rigoler.
Aujourd’hui, pour ne rien oublier, j’aime donner à mes personnages de roman des prénoms hébraïques, Rachel, Déborah, Judith, Ester, Annah, Elias, Ariel, Simon. Il y en a toujours au moins un, pour dire. Je ne pensais pas qu’on puisse me demander de le justifier et pourtant on l’a fait. On m’a demandé quelle était donc la raison pour que mes personnages portent des prénoms juifs. Quand on m’a eu identifiée comme gauchiste ayant rejoint les rangs des camarades du NFP, on m’a dit : « Mais vous savez qu’ils sont antisémites ? »
Aujourd’hui, rien n’a changé, c’est toujours la même histoire.
Même si j’ai fait fondre mon étoile de David et ma médaille de baptême, c’est toujours aussi lourd à porter.
La peur est revenue. Ma peur.