mercredi 22 janvier 2025

L'ours ou l'homme ?

 


« Préférez-vous vous retrouver en pleine nature face à un homme ou face à un ours ? » 

C’est la question qui a été posée à des femmes et celles-ci ont répondu majoritairement qu’elles choisissaient l’ours. J’ai d’abord cru à un canular du Gorafi, mais, vérification faite, c’est vrai, les femmes auraient moins peur de croiser un ours dans la forêt qu’un homme. Et moi ? J’aurais répondu quoi à cette question ? L’ours ou l’homme ?
Une fois évacuée l’histoire du gorille, du juge et de la vieille qui m’est immédiatement revenue en tête et qui faisait tant rire mes parents alors qu’il n’y avait pas de quoi, je me suis posé la question : « Préfères-tu te retrouver en pleine nature face à un homme ou face à un ours ? »
Et comme la majorité des femmes, je choisis l’ours tout en étant bien consciente de la dangerosité de la bête, de sa taille et de son poids. De la taille de ses griffes aussi. Mais, quand je dis que je suis consciente de sa dangerosité, je ne la connais pas réellement, je ne peux que l’imaginer parce que je l’ai lue ou vue sur des écrans. Je n’ai jamais croisé d’ours et ai peu de chances d’en croiser, à part dans le Jura où l’on vient d’apprendre grâce à Franck Dubosc que c’est possible (j’en profite pour vous dire que son film est un excellent film), et c’est justement parce que je n’ai jamais croisé d’ours, que je c’est lui que je choisis. Je peux croire qu’il ne m’agressera pas ou que je serai plus rapide que lui ou que je ne l’intéresserai pas.
Et si jamais l’ours m’attaquait, il y aurait des preuves que personne ne contesterait. (Même dans le Jura, ils ont fini par y croire à l’ours.) Personne n’aurait le culot de me demander si j’étais consentante, personne ne me dirait : « Pourquoi tu es montée en voiture avec lui ? », personne ne me demanderait comment j’étais habillée et si je ne l’ai pas un peu excité, personne ne me dirait plus qu’il faut oublier et je ne passerais pas ma vie à devoir me justifier et à avoir honte.
Là où le choix de l’ours est irrationnel, c’est que j’ai beau imaginer que j’esquiverais ses attaques, il va finir par me tuer d’un coup de patte alors qu’avec l’homme on a une chance de survivre.
Mais si j’ai choisi l’ours, c’est parce que je n’ai jamais rencontré d’ours et qu’en laissant à l’ours, une chance que je ne laisse plus aux hommes, je m’en donne une.

mardi 7 janvier 2025

Charlie. Dix ans...

 




Mercredi 7 janvier
Il est 16 h 30. 
Installée sur la table du séjour, je fixe au dos des encadrements de mes peintures le système qui permettra de les accrocher aux cimaises du restaurant dans lequel j’expose la semaine prochaine. 
Le ventilateur tourne. 
Des vendeurs passent dans la rue en klaxonnant pour se signaler. 
Des chiens aboient timidement, c’est la nuit qu’ils se déchaînent. 
Et tout bascule quand France Inter qui, jusque-là, diffusait son programme habituel — je ne sais plus lequel, je l’écoutais à peine — s’interrompt brutalement pour annoncer un attentat dans les locaux de Charlie Hebdo. 
Nous sommes en Inde à Pondichéry à des milliers de kilomètres, à quatre heures de décalage, et nous vivons la même sidération que les milliers, puis les millions de Français qui vont vivre en direct cette tragédie. 
J’arrive à joindre un ami journaliste qui me confirme l’attentat et qui au fil des minutes, me décline les noms des morts, la liste s’allonge au fur et à mesure de nos échanges. Je le supplie de m’en dire plus, il me dit qu’il ne sait rien d’autre que ce qui est annoncé par les rédactions. Il ne fait que me donner des noms supplémentaires. 
Nous sortons dans Pondy à la rencontre des autres Français et il est rapidement décidé par le consulat qu’un rassemblement sera organisé demain devant le monument aux morts à l’heure de la minute de silence en France. Midi pour la France et 16 heures pour nous. 

Jeudi 8 janvier
Il faut attendre midi pour avoir la matinale de France Inter. C’est long. 
Sur Internet, je découvre les slogans « Je suis Charlie », nous allons en faire imprimer deux chez le Xerox du coin, celui qui est musulman, le seul qui est honnête, me fait remarquer Simon. Je me demande encore si les employés avaient compris ce que nous leur faisions imprimer. 
Le président d’une association des Français de Pondichéry nous demande de participer à la cérémonie de l’après-midi. Il part faire fabriquer une grande banderole et me demande mon avis pour le texte. Il veut mettre : « Nous sommes tous Charlie », je lui dis qu’il faut mettre « Je suis Charlie », il argumente en me disant que le texte ne peut pas être à la première personne, qu’il faut parler pour tout le monde. Je lui explique qu’il ne faut pas détourner la phrase, qu’elle a déjà un retentissement mondial. Il me dit oui. Il nous demande si nous pourrions tenir la banderole lors de l’hommage. Nous comprenons qu’il ne veut pas s’en charger ni aucun de ses proches. Quelques semaines plus tôt, il nous avait annoncé qu’il était ami avec Thierry Mariani.
À 15 heures, nous passons chez lui chercher la banderole sur laquelle il a fait imprimer « Nous sommes tous Charlie ». 
Nous repassons à l’appartement accrocher nos « Je suis Charlie » sur nos teeshirts. 
Nous partons ainsi harnachés et faisons un détour par le temple où j’achète un bouquet de lotus rose, treize lotus, un pour chaque mort, les onze de Charlie, le policier et la policière. Je ne me doute pas que le lendemain, mon bouquet aurait eu quatre lotus supplémentaires. 
« C’est là qu’on rencontre le plus imbécile des Français qui vit à Pondichéry et qui se marre de nous voir arriver en face de lui avec notre message collé sur la poitrine. Il n’est au courant de rien, comme il travaille pour l’Ashram, ce n’est pas étonnant, rien n’existe en dehors de cette secte.
On lui explique, il peut venir au monument aux morts, mais non ! Il continue sa route. On aurait peut-être dû lui dire que Sarko était d’accord pour cette manifestation. Lui et sa femme ne pensent que par Sarko. 
On se rend au monument. Il y a déjà du monde. On ne sait pas quoi faire avec notre banderole qui ne nous appartient pas, mais dont apparemment personne ne veut.
On arrive en même temps que le Consul qui, avec son staff s’installe à la gauche de la statue du soldat et il reste un espace entre eux et la statue. Avec Véro, on s’installe là, entre les officiels et la statue symbole des gens qui sont morts pour rien.
On dirait qu’il n’y avait que des gauchos comme nous deux pour porter haut cette banderole, parce que, malgré tout, ici “Charlie Hebdo”, ça ne représente pas les valeurs du Figaro.
Finalement, on est vraiment fiers et ça nous fait du bien de présenter à la foule, environ 200 personnes, ce message : “Nous sommes Charlie”. On le fait sérieux, tellement sérieux qu’à la fin, après la minute de silence, le Consul est venu nous remercier. »
C’est ce que Simon a écrit le soir du 8 janvier dans le journal de bord qu’il tient quotidiennement. 
Avant de repartir, j’ai posé mon bouquet de lotus au pied du soldat du monument aux morts. Des milliers et milliers de fleurs qui ont été déposées ce jour-là en France et dans le monde, je pense qu’il n’y a pas dû avoir beaucoup de lotus, un pour chacun et j’espère que de là où ils étaient, ils ont bien noté qu’ils avaient eu droit à une fleur qui n’était pas comme les autres. 
Le soir, Simon m’a dit : « On va partir loin avec la moto. Ça nous videra la tête de ces horreurs. »
Le lendemain matin, on a chargé les sacoches sur la moto et on est parti loin, comme Simon l’avait décidé. 
Après avoir roulé dix heures, ivres de fatigue, on a fait une première halte dans une ville comme on n’imagine plus qu’il en existe encore en Inde. Là, le touriste occidental n’est pas encore arrivé et l’humanitaire non plus, pourtant, selon ce que Simon a écrit, il y aurait du boulot.
Dans la soirée, je descends à la réception, le seul endroit où je capte un filet de connexion, et j’apprends par mon fils la suite de l’horreur en France. Je remonte dans la chambre encore plus découragée, abattue et dévorée par les moustiques qui avaient eux aussi établi leur QG à la réception.
On pensait mettre de la distance avec l’horreur, mais elle continuait. 

Dimanche 11 janvier
Tard le soir, de retour à Pondy, on apprend les chiffres de la manif, un million cinq à Paris, on est heureux. On aurait voulu y être. 
Durant ces quelques jours de fuite, chaque fois qu’un Indien me demandait « What’s your name ? », parce qu’ils sont toujours curieux de connaître votre prénom, je répondais : « I am Charlie », et ils me disaient : « Nice to meet you, Charlie ! »
C’est ainsi que je leur ai rendu hommage à l’autre bout de la planète.