Nous sommes invités à la soirée de la banque. Ce n’est pas notre banque, c’est la banque de la copropriété dont Simon est syndic bénévole et sa conseillère nous a gentiment conviés à l’assemblée générale annuelle, qui sera suivie d’un repas et d’un spectacle. C’est ce qu’elle lui a dit et qu’il me répète en me demandant si j’ai envie d’y aller. Dire que j’en ai envie est un peu exagéré, il vaut mieux dire que je fais un effort pour sortir, pour ne pas rester terrée dans mon bureau, pour rencontrer des gens.
C’est ainsi que j’accepte cette sortie.
La première partie de la soirée était un peu convenue. Assise sur des gradins face à un écran géant, je vois défiler une présentation PowerPoint, des types en costume cravate micro à la main qui ambiancent en balançant des chiffres et quelques vannes et quelques bons tuyaux pour défiscaliser, ce qui ne me fait pas rire. Je n’ai rien à défiscaliser, donc ça m’évite de solliciter l’aide de mon banquier.
On a droit à l’inévitable réplique de Michel Audiard sur Montauban, mais, quand on habite Montauban, il faut accepter que l’on vous répète à tout bout de champ qu’il ne faudrait jamais quitter Montauban et esquisser pour réponse un sourire convenu.
Une fois, cette présentation ennuyeuse terminée, suivie du vote à l’unanimité de toutes les résolutions face au téléobjectif d’un photographe qui scrutait l’assemblée dans l’espoir de capturer l’image de la main levée dissidente, nous sommes passés au repas.
À l’arrivée, Simon s’était vu remettre deux cartons qui attestaient que nous étions invités et sur lesquels étaient imprimés notre numéro de table et notre numéro de place : table 6, places 9 et 10. Il ne restait plus qu’à trouver la table 6 au milieu des cinquante tables rondes disposées dans la salle au pied d’une scène sur laquelle on comprenait qu’un orchestre allait jouer.
En me faufilant entre les tables avec la foule et entre la foule, j’aperçois assez rapidement la table 6 au pied de la scène et je fais signe à Simon : « c’est notre table », au moment où un type se précipite, me fait barrage de son corps (qui n’avait rien d’engageant) et hurle : « c’est notre table, nous l’avons réservée, nous sommes huit ! » Tout en brandissant son carton sur lequel le numéro de la table 6 est inscrit. Simon lui montre nos cartons avec le numéro 6, mais il n’en démord pas et persiste à me barrer l’accès à la table qui est devenue SA table privatisée pour lui et ses potes.
La situation est comparable à celle que nous avons tous rencontrée dans le train ou dans l’avion quand on découvre une personne assise à son siège ou l’inverse, et qu’il faut justifier de sa réservation en allant chercher une hôtesse ou un contrôleur. Là, pas de contrôleur en vue et pas d’espoir que ça se débloque, j’ai juste le petit gros qui bloque la table en se dandinant devant moi, carton à la main.
J’en ai marre, je dis à Simon : « On se casse ! », et je me ravise en me souvenant que le petit excité vient de nous dire qu’ils étaient huit. Je vérifie que, sur nos cartons de la table 6, il est bien inscrit 9 et 10 pour nos places. Cela veut dire qu’il y a dix places autour de la table, et que leurs potes et nous, ça fait : 8 + 2 = 10.
J’interpelle le petit chef de la bande, lui fais signe de regarder mes doigts et compte doucement jusqu’à 8, puis rajoute deux doigts pour aller à 10 et lui montre la table de dix couverts et m’assieds.
Il n’a plus rien dit, même pas un mot d’excuse. Quand il a servi le vin à ses potes en nous ignorant, je me suis contentée de l’interpeler pour lui rappeler que le calcul de 8 + 2 = 10, s’appliquait aussi à la bouteille de vin. Ils ne nous ont jamais adressé la parole de tout le repas, mais, vu le niveau de décibels de l’orchestre qui m’a fait réviser tout le répertoire de mes quinze ans, ce n’était pas gênant. J’ai pu chanter en hurlant que j’allais siffler sur la colline avec mon petit bouquet d’églantines et que, soudain j’ai vu passer les oies sauvages et même un vol de perdreaux. Tout ce que je n’écoute plus jamais, mais que je connais par cœur et que je chante en rigolant. Nos voisins de table attendaient avec une impatience non dissimulée que l’orchestre attaque du Sardou. Moi pas trop. Ça ne venait pas alors ils sont allés demander.
Entre deux reprises, je les entends parler d’un concert de Johnny où ils étaient allés, les places coûtaient 150 € et Johnny, il était pas dans un état terrible. Ils parlent aussi voyages et croisières.
Ils doivent être intéressés par les plans de défiscalisation.
La soirée s’est terminée sur Les lacs du Connemara, j’ai pensé à Armanet. On a mis nos manteaux et on est repartis. On a senti qu’on les libérait.
Sur le chemin du retour, j’ai dit à Simon :
« On cherche à voir des gens, à faire des rencontres, mais là c’était cuit dès le départ. »
Simon m’a répondu :
« De toute façon, même s’il n’y avait pas eu cette histoire de table et cet imbécile, tu leur aurais dit quoi ? Que tu écris des livres ? Tu crois que ça aurait ouvert la conversation ? »