Lorsque j’écris un livre, je l’écris au moins trois fois.
— Une première fois qui se passe dans ma tête et qui peut prendre à peine quelques semaines aussi bien que plusieurs années et cette phase a principalement lieu la nuit. Elle peut aussi se dérouler la journée de manière envahissante et insupportable surtout si le processus de cette première étape s’étale sur plusieurs années. Je ne me décide à écrire sur le clavier que lorsque j’ai un début, une fin, un scénario, que mes personnages sont nommés et ont une existence physique à mes côtés et que j’ai des sentiments pour eux.
— Une deuxième fois sur le clavier, au kilomètre, sans me relire, je laisse venir ce que j’ai en tête et qui est donc écrit virtuellement, mais qu’il faut formuler sur l’écran. Pour me repérer et ne pas faire d’anachronismes dans mon texte, j’utilise un chemin de fer. Je m’entoure de livres dans lesquels je veux relire des passages qui m’ont marquée et c’est là que le livre papier prend tout son sens, car je suis incapable de retrouver des passages dans une édition numérique, j’ai besoin de feuilleter un vrai livre. Il y a aussi sur mon bureau un gros cahier dans lequel j’écris des mots, des phrases, des réflexions, des couplets de chanson, tout ce que je glane dans la journée en lisant, en regardant la télé, en écoutant de la musique, en buvant un café au bistro. Ce cahier est un fouillis indescriptible et illisible de mots, de chiffres, de dates, de gribouillis, de croquis immondes.
Une fois ce gros cahier bourré jusqu’à la dernière page, j’en ouvre un autre que j’inonderai du même capharnaüm. Ma seule inquiétude est de me demander ce qu’il adviendra de ces cahiers lorsque mes enfants les retrouveront. Qui comprendront-ils ? Mais quelle importance ? me dis-je, je ne suis pas Modiano ni Duras.
— Et la troisième fois, c’est le moment que j’aime entre tous, je réécris. Je reprends mon texte en espérant m’en être suffisamment éloignée pour être en mesure de le redécouvrir et comprendre comment je dois le réécrire selon tout ce que j’ai apporté au scénario, mais surtout en fonction de mes personnages que j’ai appris à connaître au fil de mon écriture. Il m’arrive de tomber amoureuse de certains, d’en détester d’autres encore plus fort que dans ma première phase d’écriture cérébrale et je dois alors forcer des traits ou en adoucir. Il m’arrive, mais plus rarement, de changer des prénoms.
Ensuite, ce n’est plus de l’écriture, ce n’est que de la relecture et le passage du texte par le logiciel de correction. Et la relecture, eh bien, ça peut prendre bien plus de temps que l’écriture?! Et ça peut donner la nausée et vous faire douter de votre texte. C’est le questionnement sur une virgule, sur un retour à la ligne, sur une construction en chapitres ou pas. C’est le moment du cauchemar et de toutes les incertitudes.
Ensuite, il y a deux hypothèses :
— La première : je sais que ça ne va pas et que je dois me remettre devant le clavier et tout réécrire.
— La deuxième : je suis satisfaite, je décide que c’est terminé et que je peux le soumettre à mon éditeur. Et les nuits blanches repartent aussi sec parce que je suis déjà en train de passer mes nuits à écrire le suivant.
Le manuscrit sur lequel je travaille actuellement, j’ai passé dix ans à l’écrire la nuit dans ma tête, je l’ai écrit six fois sur le clavier ; cinq manuscrits que j’ai écartés pour en arriver au sixième et me dire que cette fois, c’était la bonne.
Parfois ça prend un temps fou d’écrire vrai.