Mon téléphone sonne, l’écran affiche «Sudath».
Je reçois ses appels avec toujours la même question inquiétante : vais-je comprendre, il a forcément quelque chose à me demander et ma trouille est toujours de ne rien comprendre. Depuis maintenant plus de quinze ans que nous le connaissons – on a la date en tête puisqu’elle correspond au tsunami de 2004 – Sudath a fait d’énormes progrès en anglais de même que j’en ai aussi fait de mon côté pour comprendre cet anglais passé à la friteuse de l’accent cinghalais, mais il n’empêche que c’est toujours avec appréhension que je prends ses coups de téléphone. Les années passant cela ne s’est pas arrangé car je pense qu’avec l’assurance qu’il a prise, Sudath a aussi passé la vitesse supérieure question débit de parole.
Cet après-midi, comme à chaque fois – parce qu’il est extrêmement poli – il me demande comment nous allons et j’ai à peine le temps de répondre qu’il embraye sur tout à fait autre chose. C’est une longue phrase dans laquelle j’extraie quelques mots que je comprends et que mon cerveau bilingue traduit : Jaffna, l’année dernière, une photo et la poste. J’en suis à me demander : «Mais qu’est-ce qu’il fout à la poste de Jaffna ?», parce que c’est bien la seule chose qui me semble certaine, il est à Jaffna – mais putain pourquoi la poste ? – quand il répète sa phrase. Il sait qu’au téléphone, il doit répéter – soit il croit que je suis sourde, soit il a compris que je décryptais moins vite qu’en face à face – et c’est quand il répète sa question que j’arrive à en extraire un mot supplémentaire : Pedro.
La précision et l’insistance qu’il utilise pour prononcer Pedro m’éloigne de la poste de Jaffna et c’est une bonne chose car avec la rapidité fulgurante dont un cerveau est capable, je m’étais déjà téléportée devant la bibliothèque de Jaffna. C’est probablement à cause de l’histoire de Jaffna, de la bibliothèque incendiée et totalement détruite lors d’émeutes en 1981, le point de départ de trente années de guerre civile.
Sudath a dit «Pedro» et par les mystères des synapses et autres connecteurs, je remets tout dans l’ordre et je comprends qu’il est à Jaffna et qu’il cherche Point Pedro.
Point Pedro, c’est tout au nord de l’île, le point le plus septentrional.
Je peux enfin lui répondre par une phrase correcte avec des mots en ordre :
— Tu es à Jaffna et tu cherches Point Pedro ?
— Oui, c’est ça ! Vous y êtes allés l’année dernière, tu te souviens, tu avais posté des photos ?
Comme il répète ce qui devait être sa question initiale – en pensant vraisemblablement que je vieillis et deviens sourde –, je réalise en lui répondant comment j’ai pris le mauvais chemin qui m’a amenée à la poste puis à la bibliothèque.
— Oui, Sudath, nous y étions l’année dernière et oui, j’avais posté des photos.
— Alors, Véro, explique moi où est la borne, on ne la trouve pas. C’est après ou avant le camp de la navy ? Et par rapport au phare ?
Je me concentre, je me transporte sur la plage de Point Pedro et les pieds dans le sable, je dis à Sudath :
— C’est à droite du phare, une borne rouge sur la plage.
— Merci !
Et il a raccroché comme il fait toujours, d’une manière que l’on pourrait juger abrupte selon nos critères latins, mais qui est une manière normale et convenable au Sri Lanka.
Je suis allée raconter à Jno que Sudath venait de m’appeler, qu’il était à Jaffna, qu’il cherchait la borne de Point Pedro et que je m’étais retrouvée à faire du radio-guidage à dix mille kilomètres de distance.
Et c’est au moment où l’on était en train de fouiller nos souvenirs pour affirmer que la borne qui marque le point le plus septentrional de l’île était bien à droite du phare (Jno penchant plus pour un phare sur la droite), que mon téléphone a de nouveau sonné.
— C’est bon Véro ! On a trouvé. Je t’envoie une photo.
J’ai reçu la photo de Sudath et Deepika entourés de leurs trois enfants, posant devant la borne de Point Pedro.
Je suis repartie à mes occupations avec une charge d’émotion que je ne me sentais plus capable de produire depuis déjà belle lurette. Jno m’a expliqué qu’il vivait lui aussi dans ce vide émotionnel, un jour, il avait répondu à mon inquiétude : «C’est normal que l’on ne ressente plus d’émotion, on ne peut plus être étonnés ou surpris puisque l’on ne fait plus confiance».
Je suis une amputée de l’émotion. C’est parfois invalidant comme toute amputation.
Pourtant, cet après-midi, j’ai ressenti une vague d’émotion à l’idée qu’un mec puisse me faire confiance au point de m’appeler pour que je l’aide à distance, à retrouver une borne rouge sur une plage du nord du Sri Lanka.
Si l’on ajoute que le mec en question a cinquante ans, qu’il est né et vit au Sri Lanka, qu’il a été soldat dans la navy pendant les années de guerre, ça rajoute une bonne dose d’émotion, même pour une amputée.